vendredi 31 août 2012

Les romans du jour - Le Jardin des Lettres n°23 - janvier 1933

Le Jardin des Lettres n°23 - janvier 1933 LF Céline
La revue Le Jardin des Lettres, « revue mensuelle de tous les livres français et du mouvement intellectuel contemporain » a publié dans son vingt-troisième numéro de janvier 1933 un article sur les romans de Guy Mazeline, (Les Loups), de Ramon Fernandez (Le Pari), de Louis-Ferdinand Céline (Voyage au bout de la nuit), qui vient alors d'obtenir le prix Renaudot, et de Simonne Ratel, (La Maison des Bories). Nous reproduisons ci-dessous la partie consacrée à Céline.

C'est un livre d'une qualité singulière et dans l'ensemble déconcertant qu'a choisi le Jury du Prix Théophraste Renaudot, composé, comme on sait, de dix critiques littéraires tenant leurs agapes pendant les délibérations de l'Académie Goncourt : Voyage au bout de la Nuit de M. Louis-Ferdinand Céline. Livre amer, désespéré, tantôt sarcastique, tantôt violent, où l'auteur, médecin d'un dispensaire dans la banlieue parisienne, met en scène avec une verdeur de langage absolue ceux et celles qui luttent dans une atmosphère opaque contre la misère et la mort.
L'impossibilité de tous ces êtres à l'emporter sur leur effroyable destin, c'est le leitmotiv de ce chant lourd de haine.
Le fou Bardamu qui conte son histoire, mêlée à celle de son ami Robinson, est le personnage central et le symbole vivant d'horreurs qui ont leur cadre tantôt à la Guerre, tantôt dans la brousse africaine, en Amérique, dans un coin de la banlieue rouge, où deux balles dans le ventre mettent un terme à son délire.
Le livre de M. Louis-Ferdinand Céline avait allumé le feu de la discorde au sein de l'Académie Goncourt récemment pacifiée. Il est, en effet, d'une véhémence sans pareille et laisse loin derrière lui les pages les plus corrosives de Léon Bloy et de Vallès. C'est un long cri de révolte et de fureur, un hurlement où s'entrecroisent les sanglots et les rires de la démence; en cela, il dégage une indéniable puissance, mais de telles outrances étaient-elles nécessaires, et le tableau eût-il vraiment perdu de sa force, si certains détails — d'une telle brutalité! — avaient été oubliés ? 

Le Jardin des Lettres n°23, janvier 1933.

jeudi 30 août 2012

Vient de paraître : Lucette de Marc-Édouard NABE en format de poche

Les éditions Gallimard viennent de publier en format de poche Lucette de Marc-Édouard Nabe. Initialement paru en
1995 dans la collection Blanche, ce livre trace le portrait « façon Nabe » de Lucette Destouches et de diverses personnalités de son entourage.

Lucette, c'est Lucie, c'est la danseuse Lucette Almanzor, la femme du docteur Louis Destouches et de l'écrivain Louis-Ferdinand Céline. C'est une femme fragile et forte qui tient de la colombe et de la lionne. Elle a connu la guerre, la prison, l'hôpital, l'exil. Elle illumine les derniers chefs d'oeuvre de Céline, dont elle a partagé l'existence pendant vingt-cinq ans jusqu'à sa mort en 1961. Depuis, Lucette ne vit pas dans le souvenir, mais dans un présent enchanteur où elle ne cesse de charmer tous ceux qui l'approchent. Ainsi l'acteur-cinéaste Jean-François Stévenin qui souhaitait adapter à l'écran Nord et qui préfère vivre avec la Lili du livre une histoire d'amitié. Il fallait un romancier comme Marc-Édouard Nabe pour mettre en scène les péripéties picaresques de cette héroïne réelle qui se joue de toutes les fictions.

Marc-Édouard Nabe, Lucette, coll. « Folio », Gallimard, 2012.
Commande possible sur Amazon.fr.


A (re)voir :
> Nabe chez Jean-Edern Hallier pour Lucette en 1995.

lundi 27 août 2012

Nos romans scatologiques nous font une fâcheuse réputation à l'étranger - Comœdia - 23 avril 1934

Comœdia est un journal de presse écrite français aujourd'hui disparu, fondé par Gaston de Pawlowski, qui a paru du 1er octobre 1907 au 6 août 1914 et du 1er octobre 1919 au 1er janvier 1937 comme quotidien, puis du 21 juin 1941 au 5 août 1944 de façon hebdomadaire. Nous tirons l'article qui suit, paru à l'occasion de la sortie allemande de Voyage au bout de la nuit,  de La Revue des lectures qui a repris ce texte dans son n°10 du 15 octobre 1934.



Il y a quelques temps, nous avons ici même fait remarquer le danger qu'il y avait à laisser passer à l'étranger le roman de M. Céline, Voyage au bout de la nuit, et d'y faire croire que c'est là le roman français actuel. 
Notre crainte était bien fondée. Car on vient de publier la traduction allemande du Voyage au bout de la nuit. Et voici quelques extraits de journaux allemands pris au hasard : « ...Cet ouvrage est profondément français... Il simule le pacifisme tout en glorifiant un communisme que nous avons bien fait d'exterminer dans notre patrie allemande, puisqu'il n'a aucune raison d'être... »
« ...Les personnages évoluant dans le soi-disant roman de ce nouvel auteur français doivent être du Midi. Un homme nordique... ne pourrait jamais faire preuve d'une telle décadence. Mais la France a les auteurs qu'elle mérite. Elle a même couronné ce livre et le met à côté des oeuvres de Zola... Seul un naturalisme français peut mener à cette décadence... » « ...Il faut lire le livre de M. Céline pour constater à quel degré sont descendus nos voisins français. Il faut le dire pour savoir l'action néfaste de la soi-disant littérature de guerre. Il est vrai que nous avons aussi connu des Allemands qui, sous le régime pourri, ont "glorifié" le tireur au flanc pendant la guerre, mais nous n'avons pas rencontré en Allemagne une oeuvre aussi destructrice (kulturzerstörend...) et aussi néfaste pour l'esprit d'une nation. Surtout : nous n'avons pas rencontré un jury pour le couronner... »
« ...On se demande dans quels buts ce livre a été imprimé. Les écrivains français se moquent-ils d'eux-mêmes ou du français en général ?... »
Ces quelques extraits, puisés surtout dans les petites feuilles hitlériennes, suffisent largement pour démontrer l'effet produit au-delà des frontières. Cet effet est déplorable. N'insistons pas. Le dommage est indiscutable. Mais posons la question : Comment empêcher à l'avenir semblables dommages ?

Camille SCHNEIDER, correspondant de Comœdia à Strasbourg.
Comœdia, 23 avril 1934.

Vient de paraître : J'ai l'honneur de me présenter devant votre tribunal dans l'intérêt du jeune Louis Ferdinand D... de Bernard Gasco

Dans ce quartier, Choiseul et Montorgueil se touchent presque. « Les Panoramas » donnent rue Montmartre. 1900 ou années quarante, mêmes pavés, mêmes trottoirs, mêmes gens. Quasiment mêmes mots.

Cet avocat se commet pour Céline, un pote des Tuileries et de la rue d'Argenteuil, un bébé mignon tout plein jeté par la peau des fesses dans les turpitudes humaines, les pires saloperies du siècle XX. Un copain de chat perché, de balle aux prisonniers. Il griffe, il mord, il frappe, pièces à l'appui. Une sorte de défense nouvelle du grand réprouvé. Des histoires anciennes ? Certes, mais tellement d'aujourd'hui. Accrochez-vous...

Sinon il y a Tintin, Babar, Blanche Neige... Avec des dessins coloriés c'est bien aussi. Un autre rayon.

Bernard GASCO, J'ai l'honneur de me présenter devant votre tribunal dans l'intérêt du jeune Louis Ferdinand D..., Ed. B. Gasco, 2012. ISBN : 978-2-9540917-0-9.

L'exemplaire 20 € franco à :
Bernard GASCO
26, rue Milton
75009 PARIS

samedi 25 août 2012

BIBLIOGRAPHIE L.-F. CÉLINE

Notre bibliographie Céline vient d'être mise à jour. A consulter et télécharger ici.

  •  Ajout d'une vingtaine d'études.
  • Ajout de la série Céliniana, série de 23 textes parus chez Van bagaden entre 1986 et 1991.

 Le fichier pdf facilitera vos recherches par noms, titres, etc...

jeudi 23 août 2012

« Céline, fossoyeur des lettres ? » par Bruno CHAOUAT (2012)

Le mouvement Transitions, « groupe de recherche de l'Université Sorbonne Nouvelle - Paris 3 » publie sur son site internet, www.mouvement-transitions.fr, un texte de Bruno Chaouat, « Céline, fossoyeur des lettres ? », dialogue fictif soulevant la problématique de l'esthétique célinienne. C'est ce texte que nous reproduisons ci-dessous. Bruno Chaouat est Professeur associé de littérature française moderne et contemporaine à l’Université du Minnesota (USA), il a publié Je meurs par morceaux, Chateaubriand (Presses Universitaires du Septentrion, 1999), et L'Ombre pour la proie : Petites apocalypses de la vie quotidienne (Presses Universitaires du Septentrion, 2012). Il travaille à une histoire de la mémoire de la Shoah dans la théorie littéraire et la littérature françaises, des années soixante aux débats contemporains : Le Vif saisit le mort : les testaments trahis de la Shoah.


« Céline, fossoyeur des lettres ? »

par Bruno CHAOUAT


A. De qui vous jouez-vous ?

B. Je n’ai jamais été aussi sérieux, au contraire. Je tiens à revenir sur le cas Céline, et, à partir de ce cas particulier, sur la question plus vaste du beau en littérature, dans cet art qu’on appelait jadis les litterae humaniores, inséparables des humanités et de l’humanisme, de ce qu’on peut nommer la culture humaniste. Je retiens, pour celle-ci, j’aurai l’occasion d’y revenir, le sens de détour ou de médiation.

A. Vous ne pouvez cependant ignorer que tout a été dit. Le cas Céline est saturé. On en a, pour ainsi dire, fait le tour. On ne peut plus revenir sur l’affaire Céline, sur la question Céline. Bref, vous allez vous ridiculiser, soit en enfonçant des portes ouvertes, soit en vous imaginant, Don Quichotte de la critique littéraire, original. Et puis, pardonnez-moi, mais votre titre sonne comme une provocation ou une plaisanterie de potache… Céline, fossoyeur des lettres ? Lui qui a réinventé le roman ? Céline, si je lis bien vos insinuations, si je vous lis entre les lignes, serait un écrivain de l’immédiat, voire, pire encore, ou plus risible, un suppôt du discours dominant ? Lui, ce nouveau Malherbe qui vingt fois sur le métier… ? Rappelez-vous que, parodiant Boileau, il s’ancrait lui-même, certes paradoxalement et peut-être parodiquement, dans le classicisme français, dixit son Professeur Y, dans les Entretiens éponymes : « …vous, le plus grand écrivain du siècle, l’inventeur du style que vous dites, le Bouleverseur des Lettres Françaises... le Malherbe actuel en somme ! enfin Céline vint, c’est bien ça ? »[1]. Par ailleurs, Marcel Hénaff nous invite à comprendre la beauté, ou la grâce moderne, « comme une énergie — une vibration, une intensité — qui circule entre les choses mêmes, qui invite à en capter les écarts et à inventer des formes neuves et qui, soudainement parfois, donne à la vie — au cœur du monde ordinaire — une chance que l’on n’attendait pas. » Cette manière d’aborder la beauté, ou la grâce, dont je tiens les noms pour interchangeables, en ce contexte, dans un univers industriel et postindustriel, dans un « monde cassé » (Levinas), où règne l’expérience mutilée ou détruite (Adorno, Agamben), me paraît à même de cerner l’entreprise célinienne.

B. Une question est-elle jamais résolue ? Je ne le crois pas. Toute question est une blessure jamais suturée. L’originalité ? Je ne nie pas qu’elle soit, en ces parages, plutôt rare. Mais peut-être, aussi bien, est-ce une valeur surestimée… En outre, ce n’est pas moi qui vous apprendrai que la lecture est infinie, qu’il n’y a pas de dernier mot. Roland Barthes parlait, je crois, de la « spirale du sens ». La forme du dialogue, la vieille dialectique, me paraît à la mesure de cette spirale, qui exige un art de l’ironie. Enfin, en ce qui concerne l’humanisme, rappelez-vous que Céline dédia le premier volume de Féerie aux animaux. Au chat Bébert, aux chiens, aux oiseaux qui traversent son œuvre de leurs stridents pépiements[2] ? Je ne sais… Difficile, en tout cas, d’être plus clair dans la volonté de rupture avec l’espèce humaine. Céline fut un misanthrope métaphysique, un écrivain et un pamphlétaire post-humaniste, voire antihumaniste… Au demeurant, c’est en 1987 que Levinas, puisque vous l’évoquiez, le tiendra pour l’initiateur du mouvement de la littérature antihumaniste[3]. Levinas savait de quoi il parlait, d’autant plus que dès 1935, il avait fait l’éloge du Voyage

A. Ne tronquez pas les textes : c’est de fort mauvais augure pour la suite de notre conversation. La dédicace à laquelle vous faites allusion est la suivante : « Aux animaux, aux malades et aux prisonniers ». C’est-à-dire aux sans voix. Est-ce là votre antihumaniste ? Céline, depuis le Voyage, comme Genet un peu plus tard, fait parler ceux-là mêmes que nul ne veut entendre. Est-ce là ce que vous appelez professer la haine de l’humanité ? Faut-il, par ailleurs, être humaniste pour être un grand écrivain ? La littérature et l’art se rient de votre piété et plus encore du puritanisme esthétique de Levinas, dont l’éthique masochiste se méfiait du plaisir littéraire et artistique, la fiction ressortissant pour lui à la totalité et à l’idolâtrie plutôt qu’à l’infini et à l’altérité du visage.

B. Levinas non seulement était nourri de littérature, des Russes du XIXème à la modernité française (Zola, Rimbaud, Huysmans, Maupassant, entre autres), mais il a également enrichi l’histoire du désamour entre philosophie et littérature de mémorables chapitres. Blanchot, Baudelaire, Shakespeare, Agnon, pour ne citer que quelques écrivains avec lesquels le philosophe que vous réputez hostile aux lettres s’est entretenu.

A. Admettons. Quoi qu’il en soit, toute œuvre est décentrement, défamiliarisation ; par ailleurs, je tiens que toute création témoigne de l’inhumain. L’homme n’est pas au centre de l’œuvre. Relisez Blanchot, justement. Toute œuvre est traversée par le dehors, et ce dehors peut s’appeler l’inhumain, ou bien encore… « les animaux ». Je vous trouve, en outre, un rien prétentieux, de vouloir éclairer un débat obsolète. Tout n’a-t-il pas été dit ? Permettez-moi de retracer, en quelques lignes, l’histoire des poncifs, paradoxes et autres apories de la critique célinienne : Céline, polisseur du langage, inventeur du parlécrit, génie, méchant homme et grand poète, pourfendeur de l’académisme littéraire… Céline, rénovateur des lettres et de la langue française, tout à la fois classique et moderne. De lui-même, Céline disait qu’il avait été « pléiadé vif ». La formule qui scelle son entrée au Panthéon des lettres françaises fut une boutade iconoclaste. Il s’agit toujours, pour Céline, de faire la nique à la tradition. Coquetterie de vieillard ? Toujours est-il que flatté par la reconnaissance de l’académie, il ne put la célébrer, inhibé qu’il était par l’idéologie esthétique du modernisme. L’œuvre télescope le moderne et le classique, et ce télescopage résume le phénomène Céline, sa primultimité, son émergence dans la littérature comme fin et commencement, comme chant du cygne, dont la légende veut qu’il se taise toute sa vie pour bien chanter une seule fois. Je suis le premier écrivain, et le dernier. Le dernier des premiers. Mort- né. Pléiadé vif. C’est tout lui.

B. Résumé percutant et non dénué d’esprit, qui ne tient cependant pas compte de tant d’autres voies frayées par la critique (poétique, psychanalytique, anthropologique, thématique, empathique mimétique, historico-politique, biographique, pour n’en citer que quelques-unes). Mais passons. Je ne vais pas résumer, en universitaire pédant, quatre-vingts ans d’histoire de la critique célinienne. J’enchaîne sur une piste : le dernier des premiers, fin et commencement, dites-vous. J’aime beaucoup votre formule, et je ne suis pas sûr qu’il s’agisse d’un poncif… Vous êtes trop modeste ! Céline, telle est, précisément, mon hypothèse, est un aérolithe, un hapax, comme disent les grammairiens ; il ne fait guère partie de l’histoire de la littérature, il s’en est exclu lui-même. Mais il y a plus : non seulement il s’est exclu de la République des Lettres, mais il a tenu à y mettre un terme définitif, à frapper d’obsolescence tout ce qui, dans les lettres, le précède et lui succède. Céline, vous allez bondir, met au tombeau les lettres françaises. C’est pourquoi j’aime à l’imaginer en fossoyeur. Vous souriez…

A. Vous ne trouvez donc pas que la littérature après Céline se porte bien ?

B. Certes, mais la mort dont je parle ici n’est que le désir de Céline, son wishful thinking. Si Céline n’a pu mettre fin à la grande tradition littéraire, cette fin, il l’aura néanmoins bruyamment désirée.

A. Céline avait l’oreille trop sensible pour que son désir fût bruyant…

B. Je trouve au contraire peu convaincantes les remarques de Milan Kundera sur la prétendue discrétion de Céline : Céline, qui visait la grâce et la délicatesse, le silence, peut-être, je vous l’accorde, a cependant fini lourdement et bruyamment ; il a fini avec laideur, au rebours du chien de Céline qu’évoque Kundera dans son hommage, qui meurt, contrairement aux hommes, sans « tralala »[4]. Céline, tout l’œuvre d’après-guerre me paraît l’attester, sombra dans une rumination narcissique et victimaire, rongé de ressentiment, dévoré par l’amertume ; tout le contraire d’un Blanchot, ou d’un Kafka, que j’imagine, Kafka, mourant comme son artiste de la faim, s’étiolant comme la voix de fin silence de sa cantatrice Joséphine. Me revient, au rebours de ces fins évanescentes, pour qualifier les œuvres d’après-guerre de Céline, certaines d’entre elles, du moins, et par exemple Maudits soupirs pour une autre fois, une phrase de L’Espèce humaine, de Robert Antelme, qui, de retour des camps, décrit en ces termes la déréliction du langage dans l’univers concentrationnaire : « l’enfer ça doit être ça, le lieu où tout ce qui se dit, tout ce qui s’exprime est vomi à égalité comme dans un dégueulis d’ivrogne. »[5] C’est Hélène Merlin-Kajman qui, dans La langue est-elle fasciste ?[6], me souffle ce rapprochement… A lire le dernier Céline, je cherche en vain l’écart à l’équilibre, le clinamen, où je ne rencontre qu’entropie poétique. Mais revenons à notre sujet : Céline aura donc souhaité enterrer, disais-je, la grande tradition littéraire. Il existe une véritable tentation de cette mise à mort de la tradition (appelez cela la table rase, la révolution : avant moi, rien, après moi, le déluge). Cette décapitation de toutes les autorités, de tous les auteurs, de tous ces autres qui font de l’ombre, ressortit à l’idéologie avant-gardiste. Mieux, et peut-être plus grave, Céline mit un point d’honneur à verrouiller l’avenir de la littérature. Votre sourire persiste, derrière lequel je vois poindre un commencement d’irritation…

A. Je vous retrouve bien là, avec votre goût du paradoxe et de l’hyperbole… Céline ne fait pas partie de l’histoire de la littérature, il en verrouille l’avenir, il met les lettres françaises au tombeau… Qu’entendez-vous prouver par ces formules grandiloquentes et dogmatiques ? Quant à L’Espèce humaine et au « dégueulis d’ivrogne », je vous laisse la responsabilité de votre indignation bien-pensante et de votre reductio ad Hitlerum… Vous me pardonnerez de voir un coup bas dans cette association farfelue entre Céline et Streicher ou un vulgaire kapo : c’est vous qui verrouillez le dialogue en recourant à ce type d’analogie. Mais revenons au rapport de Céline aux grands autres : il ne vous suffit pas qu’il se réclamât de Chateaubriand, dédiât le second volume de Féerie pour une autre fois à Pline l’Ancien, admirât Mme de Sévigné (qu’il trouvait « bandante », comme le rappelle Sollers qui ne manque pas une occasion d’être grivois) ? Qu’il s’inscrivît dans une lignée littéraire classique et vénérable, celle d’un Voltaire, d’un Pascal, d’un Villon, d’un Saint-Simon, d’un Rabelais, d’un La Fontaine ou d’un La Bruyère, cela compte-t-il pour rien ? Sollers encore : « Et que dit-il de ces écrivains ? Qu’ils ont un ‘goût qui reste’… Il va même beaucoup plus loin, puisqu’il dit qu’ils ont une ‘couleur absolue’. »[7] La « couleur absolue », c’est, me semble-t-il, l’idiome, le style en tant qu’il sépare (c’est le sens du mot « absolu »), en tant qu’il est intraitable. C’est dire que pour Céline, tout grand écrivain est le premier et le dernier, absolu, séparé, unique en son genre, phénix, hors généalogie…

B. Quel pathos ! Ecoutez, je ne fais que prendre Céline à la lettre, vous le verrez dans un instant. Mais puisque vous l’avez évoqué, permettez-moi de m’arrêter sur la compilation que Sollers a récemment publiée. Deux lignes après celles que vous venez de citer, Sollers ajoute cette formule de Stendhal : « Le mauvais goût conduit au crime ». Cela, voyez-vous, me laisse songeur : Sollers nous invite à penser, par Stendhal interposé, que c’est par faute de goût que Céline aura été antisémite. Céline se serait oublié dans ses pamphlets, aurait trahi son amour de la beauté, de la grâce, de la légèreté. C’est la fameuse thèse de la discontinuité, de la rupture, contre quoi, au moins, Henri Godard eut le mérite de s’élever (je pense notamment à son Céline scandale[8], où Godard s’était efforcé de penser ensemble antisémitisme et littérature, il n’est évidemment pas le seul à l’avoir fait ; je rappelle le chapitre important d’une universitaire américaine, Alice Y. Kaplan, sur le lien structurel entre littérature et antisémitisme, Reproductions of Banality [9], et puis, bien sûr, le livre classique de Julia Kristeva sur les Pouvoirs de l’horreur [10]). Mais pour Sollers, tout est simple : Féérie, Entretiens avec le professeur Y, Voyage, Mort à crédit, Guignol’s Band, etc., c’est l’innocence du bon goût, mieux, l’innocence de « l’enfant dans un monde coupable » (Sollers toujours), et mieux encore : la candeur du rire, la rédemption par le rire. Comme si la beauté n’était jamais criminelle, comme si le beau était toujours innocent, le rire, enfin, par-delà bien et mal. Les pamphlets, qui sont, eux de fort mauvais goût, Sollers semble le concéder implicitement, seraient du côté du crime. Avouez qu’il y a de quoi sourire de la désarmante naïveté de telles remarques émanant d’un lecteur chevronné, d’autant qu’elles datent de 2009, et qu’on serait en droit d’attendre à la fois davantage de rigueur et un peu moins de candeur aujourd’hui, que du temps qu’André Gide écrivait qu’il ne fallait guère prendre les pamphlets au sérieux.

Illustration de Loïk Rocques
A. Ah ! Non, vous n’allez pas nous refaire le coup de l’antisémitisme ! C’est vous qui creusez votre tombe, fossoyeur de vous-même… Vous rendez-vous compte, là encore, que tout a été dit sur l’antisémitisme de Céline ?

B. En effet, vous le voyez, je ne crains guère le ridicule. « Sois pécheur et pèche énergiquement », exhortait Martin Luther. J’assume cette énergie peccamineuse… Céline, pense-t-on assez spontanément, aurait voulu préserver la pureté des lettres, de l’identité française, de la race nordique, aryenne, contre les Juifs, « youtres » « semi-nègres », etc. Sa haine des Juifs ressortirait à un fantasme de pureté, les Juifs auraient infiltré la littérature de l’extérieur, comme un virus, etc. On connaît les topoi de l’antisémitisme raciste, qu’il est inutile d’égrener. Ce serait faire preuve d’une grande mauvaise foi que de sous-estimer la rhétorique de la race dans les pamphlets. Je gage, pourtant, et à titre d’hypothèse paradoxale (vous savez mon inclination pour le paradoxe), que nous devons renverser cette interprétation : si Céline détestait les Juifs et voulait en purger la littérature française, c’est parce qu’il détestait les lettres et leur pureté, la pureté de la littérature (et je vous prie d’entendre « détester » dans le sens originel, profond, comme refus d’héritage). N’oubliez pas que Céline, cela vous surprendra peut-être, en 1937, vouait aux gémonies les « Juifs racistes » (la juxtaposition de « juifs » et de « racistes » revient à une fréquence troublante dans Bagatelles ; certes, il s’agit d’une projection, mais on peut également lire cela comme une forme là encore paradoxale d’antiracisme antijuif). Son antisémitisme, en effet, ne saurait être imputable au seul racisme, mais à une haine de ce qui se veut séparé, distinct (les Juifs comme nation emblématique de la séparation). Comment s’expliquer, autrement, qu’il se crût obligé de judaïser les plus grands écrivains de la tradition — Racine, « ce demi-quart-juif », par exemple, ce qui faisait rire Gide, et aujourd’hui Sollers, alors que je prends cela très au sérieux ? Car l’antisémitisme, chez lui, fut le corollaire de la haine des lettres.

A. Vous voulez dire que détester les lettres et détester les Juifs, c’est tout un ?

B. C’est à peu près cela. Les deux haines, pour ainsi dire, sont parentes, Juifs et belles-lettres communiant dans ce qu’il faudrait appeler une pureté inauthentique, une pureté artificielle, une pureté qui relève du simulacre, de l’imitation, c’est-à-dire de l’Ecole. J’ajouterai que l’antisémitisme est au cœur de la question littéraire pour Céline, de même que les Juifs (le Bien, la Loi), Eric Marty l’a montré[11], furent au cœur de l’expérience poétique et métaphysique de Jean Genet. Mais cette détestation, là est toute la difficulté, doit s’entendre comme geste de refondation. Il s’agit de se débarrasser d’un héritage (les « Juifs », les belles-lettres, l’Ecole) pour s’ériger soi-même en origine de la littérature. C’est donc par amour de la littérature, mais d’une littérature imaginée, là encore, comme absolue, comme expression d’une radicalité esthétique, que Céline rejette la tradition littéraire. Car c’est hériter qu’il refuse, et les Juifs, ou « les juifs », comme l’écrivait Jean-François Lyotard (on le lui a assez reproché, injustement je crois), et comme je trouve utile de les écrire ici pour la raison évidente qu’il ne s’agit pas des Juifs réels mais des Juifs inventés par Céline, incarnent un legs qui révulse l’antisémite. Ainsi, la violence des pamphlets est tout autant violence contre la langue et la littérature dite académique, que contre les Juifs, lesquels, pour la première fois dans la tradition de l’antisémitisme, notamment dans le contexte de l’antisémitisme racial de l’époque, se voient rejetés du côté de l’académisme et d’une certaine pureté de la langue et des lettres. Il faudrait évidemment dialectiser, distinguer de manière plus fine, montrer que cette pureté est l’impureté même ou l’inauthentique, tandis que l’impureté recherchée par Céline, à travers le parlécrit, est une nouvelle forme de pureté ou d’authenticité, à laquelle les Juifs non seulement n’ont pas accès, mais à laquelle ils font obstacle (puisque, vous le savez, les Juifs sont, dans les pamphlets, les rabat-joie, les empêcheurs de jouir). Pour le dire de manière plus abrupte, et pour vous donner le plaisir de m’accuser derechef de reductio ad Hitlerum : judaïser les lettres françaises, c’est appeler à la solution finale de la littérature.

A. Plus d’autres, tel serait, donc, selon vous, le rêve de Céline : en finir avec tout ce qui, en littérature, n’est pas lui. Plus d’auteurs, ni prédécesseurs, ni contemporains, ni successeurs ? La littérature, pour Céline, comme extermination symbolique de l’autre et assassinat des belles-lettres ?

B. Je n’invente rien : voici, dans les Entretiens avec le professeur Y, alias le colonel Réséda, ces Entretiens qui, vous en conviendrez, renferment son art poétique : « … mon style ‘rendu émotif’... revenons à mon style ! pour être qu’une petite trouvaille, je vous l’ai dit, c’est entendu, ébranle quand même le Roman d’une façon qu’il s’en relèvera pas ! le Roman existe plus ! … les autres existent plus ! les autres romanciers !... tous ceux qu’ont pas encore appris à écrire en ‘style émotif’... »[12] Et, un peu plus loin : « … tous les autres écrivains sont morts !... et ils s’en doutent pas !... ils pourrissent à la surface, enbandelés dans leurs chromos ! momies !... momies tous !... »[13].

A. Vous prenez à la lettre le manège de Céline, son Grand-Guignol, son « Sarabbath », comme il dirait. Vous faites grand cas de ce qui n’est, au fond, rien de plus qu’un appel au renouvellement d’une littérature que dans les années cinquante Céline juge sclérosée et moribonde. Un manifeste pour une littérature nouvelle… 

B. Je n’en crois rien. Pareille violence me paraît inédite dans l’histoire des lettres (je parle moins des polémiques qui déchirèrent l’histoire de la République des Lettres –– République qui ne brilla pas toujours par sa civilité –– que des arts poétiques) ; il vous suffit de comparer à L’Ere du soupçon de Nathalie Sarraute (exactement contemporain des Entretiens), ou, s’il vous chante de remonter plus haut dans l’histoire, au temps qu’on écrivait moins des manifestes que des professions de foi littéraires, à la Préface de Cromwell, ou au Roman expérimental de Zola, pour ne rien dire de Boileau ou du Bellay, pour vous rendre compte que l’on a affaire, chez Céline, à une opération chirurgicale, non seulement à une rupture, mais à une amputation. Céline, son écriture, son style, sa révolution, peuvent, doivent se lire comme un « attentat » ou un sabotage, un acte de terrorisme poétique à la mesure sans doute de la révolution surréaliste (à cet égard, le style des Entretiens est analogue au style du manifeste ; il est de l’ordre de la mobilisation politique) : « le style au plus sensible des nerfs ! — C’est de l’attentat ! — Oui, je l’avoue ! »[14] Et en effet, il s’agit de fausser, de saboter, de biseauter les rails d’un métro, car telle est l’image que Céline utilise, pour parler du train de son écriture, « l’écriture-métro », le « métro-émotif », l’embarquement de toute la surface dans le métro : « je les lui fausse ses rails au métro, moi ! j’avoue !... ses rails rigides !... je leur en fous un coup !... il en faut plus !... ses phrases bien filées... il en faut plus !... son style, nous dirons !... je les lui fausse d’une certaine façon, que les voyageurs sont dans le rêve... qu’ils s’aperçoivent pas... le charme, la magie, colonel ! » Il s’agit, enfin, d’une prise d’otages. Le lecteur-voyageur, une fois embarqué dans son métro aux rails biseautés, « profilés », ne peut échapper au style de Céline. Tout sens critique, toute prise de distance, toute médiation doivent être abolis, neutralisés. Toi, lecteur, dès lors que tu as décidé, à tes risques et périls, de me lire, ne te pose aucune question, laisse-toi porter, transporter par mon parlécrit à fleur de peau, comme si ton cerveau était investi par ma prose, pris en otage par le charme infernal, la magie hypnotique d’un style à nul autre pareil : « la violence aussi ! j’avoue !... tous les voyageurs enfournés, bouclés, double-tour !... tous dans ma rame émotive !... pas de chichis !... je tolère pas de chichis !... pas question qu’ils échappent !... non ! non ! »[15]. A quel prix, donc, la beauté de la prose célinienne, sa « petite musique », son refus du « chichi » ? Au prix de quel nécessaire, de quel total abandon de la capacité critique du lecteur, de sa volonté ? Tout se passe comme si le vœu secret de Céline était de pénétrer dans la tête du lecteur, de squatter son âme : « Quand on me lit tout bas, il faut avoir l’impression qu’on vous lit à vous le texte tout haut en pleine tête, dans votre propre tête, c’est un truc. »[16]. C’est seulement dans la tentative d’investir le cerveau du lecteur, de penser à sa place, « en pleine tête » et, pour ainsi dire, à tue-tête, dans cette exigence de passivité absolue, qu’on peut comprendre la volonté de rupture que Céline aura incarnée. Vous le voyez : la terreur dans les lettres, c’est lui.

A. Mais il ne fut guère le seul à faire de l’art un attentat et du crime une œuvre d’art ! Le XXe siècle fut celui de la littérature et de l’art comme manifeste, appel à la mobilisation, action plutôt que représentation, immédiateté plutôt que médiation. En un mot, l’avant-garde au XXe siècle se rêva en action directe. Songez, ironie de l’histoire eu égard à la haine que Céline lui vouait, à Sartre et aux mots de la prose comme arme révolutionnaire. Il y a, au XXe siècle, toute une métaphysique de l’immédiateté, de l’authenticité, du direct en art et en littérature. Quant aux Surréalistes, ils rêveront l’œuvre immédiate, l’attentat, le crime lui-même, le passage à l’acte : « L’acte surréaliste le plus simple consiste, revolvers aux poings, à descendre dans la rue et à tirer au hasard, tant qu’on peut, dans la foule ». Lisez Jean Clair, sur ce sujet, et notamment son livre sur le surréalisme et les totalitarismes. Breton n’aura fait ainsi qu’adapter la parabole baudelairienne du mauvais vitrier : « Je m’approchai du balcon et je me saisis d’un petit pot de fleurs, et quand l’homme reparut au débouché de la porte, je laissai tomber perpendiculairement mon engin de guerre sur le rebord postérieur de ses crochets ; et le choc le renversant, il acheva de briser sous son dos toute sa pauvre fortune ambulatoire qui rendit le bruit éclatant d’un palais de cristal crevé par la foudre. »

B. Vous avez raison d’évoquer la beauté baudelairienne, cette jouissance convulsive dans le mal, le poème comme crime… Georges Bataille avait vu juste, qui définissait le mal comme immédiateté, jouissance de l’instant et du jeu, contre le travail et la durée. Mais Baudelaire, après Sade, coula son apologie du mal dans la prosodie et le mètre classiques. Tout le bizarre baudelairien émerge du contraste entre l’expérience du monde industriel et de l’avènement du capitalisme, d’une part, et la forme lyrique de l’autre. Chez Baudelaire, comme chez Sade, la syntaxe, ou le sonnet, temporisent, agissent comme détour et médiation, pour ainsi dire, pare-choc du réel. Entendons-nous bien, puisque nous avons abordé l’antisémitisme, cas extrême du mal et de sa banalité, au XXème siècle. Il me paraît superflu de revenir sur un fait acquis : l’esthétique n’est pas coextensive à l’éthique[17]. Combien d’écrivains, d’artistes, de penseurs ne furent pas moins grands d’être ignobles. Il n’est pas jusqu’au divin Marquis qui sût manier la prose comme peu d’écrivains. Style cristallin de Sade, langue diamantine, pour mieux abjurer le Créateur et sa création. Ignobles scénarii sadiens, mais grand style, étonnement persistant devant la phrase de Sade, car précisément, avec Sade, demeure un noyau indestructible : et ce noyau, c’est la prose littéraire, médiation d’un style, détour de la syntaxe, du phrasé. Seule demeure cette ultime obédience : le consentement à l’exigence de la langue. La seule norme infrangible, la Loi d’airain que le libertin s’interdit jusqu’au bout de transgresser : « la syntaxe, ou l’autre dans la langue »[18], pour le dire avec Renaud Camus. S’il y a une éthique de Sade, elle n’est pas à rechercher dans un dialogue pervers avec Kant (Lacan), mais dans le respect de la langue comme Loi, ce qui reste du Symbolique après que tout fut aboli, principe, autorité, altérité. C’est la langue française qui sauve Sade du nihilisme. Ou, pour le dire autrement : l’exigence de la langue, sa souveraineté, introduit le scrupule de l’ironie dans le nihilisme sadien, elle désintègre la monstruosité intégrale (Klossowski) et fait de Sade l’un des grands interlocuteurs de la tradition des lettres françaises. Céline, au contraire, va faire sauter, non seulement les limites imposées par la langue, mais la littérature elle-même. L’attentat contre la syntaxe, chez Céline, n’a rien d’un don consenti aux lettres. C’est un attentat contre la littérature.

A. Votre analyse est d’une naïveté confondante. Premier point : Céline rit, et vous êtes plus sérieux que le Pape ! Vous manquez l’humour de Céline, le second degré, vous qui vous vous prévalez de la spirale du sens. Deuxième point : la destruction de la langue, chez Céline, est reconstruction, déconstruction, si vous préférez. A vous entendre, Céline serait un Baader ou un Netchayev ! Mais l’attentat dont parle Céline, je doute même qu’on le puisse comparer à l’appel de Breton au passage à l’acte, cette tarte à la crème des ennemis de l’avant-garde, ni davantage au propos de Stockhausen sur les attentats du 11 septembre 2001, comme « la plus grande œuvre d’art jamais réalisée ». Il s’agit, chez Céline, d’un arasement, certes, mais pour l’édification de nouvelles cathédrales, de nouvelles tours de langage…

B. Le rire… l’humour, le second degré. Oui, combien de fois nous a-t-on enjoint de rire avec Céline, et exhorté à cesser de jouer les rabat-joie ? Sollers nous l’a assez martelé : ne pas rire en lisant Céline, c’est n’y rien comprendre, paraît-il. Il faudrait s’interroger sur la qualité de ce rire. Et puis, voilà bien une arme absolue de langage : qui sait la manier met les rieurs de son côté : si vous ne riez pas, c’est au fond que vous ne comprenez pas. Seul un vrai lecteur peut apprécier Céline, c’est-à-dire en rire, une fois qu’il se sera délesté de son esprit de sérieux, de son esprit de pesanteur…

A. Zarathoustra savait rire.

B. Quelle différence, pourtant, entre les rires de Céline (je ne nie pas qu’il m’ait fait rire) et de Zarathoustra ! Entre le grand rire affirmatif d’un Nietzsche et le rire de celui qui se peint en éternelle victime, en suicidé de la société… Rapprocher ces rires me paraît une incongruité herméneutique, un contresens. Pour le reste, c’est-à-dire pour ce qui est de votre analyse dialectique ou rédemptrice de la destruction comme déconstruction, je vous aurai prévenu : je prends Céline au pied de la lettre, au premier degré, si vous voulez. Je lis les Entretiens comme un art poétique. Et j’en infère ceci : que le style de Céline signe l’arrêt de mort non seulement de la littérature contemporaine, mais aussi, et rétroactivement, de toute la tradition littéraire : « y a plus eu de nageurs ‘à la brasse’ une fois le crawl découvert !... »[19]. Le « style émotif » fossilise, momifie, rend caduc, frappe d’inanité tout ce qui précède. Quant à l’écrivain contemporain qui n’aurait pas pris acte de la révolution célinienne, le voilà déjà momifié, fossilisé, embaumé. La littérature non célinienne, non « émotive », est pourriture. A letter, a litter (Lacan). Et il s’agit bien, dans l’hybris narcissique de Céline, de muer tout ce qui n’est pas lui en déchet. « Toute écriture est de la cochonnerie », avait déclaré Artaud. Pour Céline, tout ce qui n’est pas mon écriture est de la cochonnerie. Ses héritiers ne sont que de vulgaires copistes. Ils font dans le kitsch, ou, comme il dit, dans « le chromo », le simulacre, la contrefaçon. Tout se passe donc comme si Céline avait saturé le style Céline, la manière célinienne, de façon à interdire toute prise de relève, tout passage de relais. De façon que personne, jamais, ne puisse se réclamer de lui, de façon, pardonnez-moi d’y insister, à verrouiller l’histoire de la littérature. En effet, prendre acte de la révolution célinienne ne garantit en rien contre le « chromo », cette mort symbolique : « Quand la ‘façon émotive’ sera devenue ‘public’... c’est fatal !... que l’académie sera pleine de ‘grisby’... ça sera la fin de ‘l’émotion’... tous les travailleurs du ‘chromo’ vous feront des ‘portraits émotifs’ à cent louis le point !... »[20] Origine et fin, donc. Alors pour le coup, oui, je ne trouve rien de mieux approprié que la formule latine « sui generis » pour rendre compte du phénomène Céline. Rappelez-vous, puisque nous en sommes à parler latin, la position de Céline contre la messe en latin, dans un entretien radiophonique avec Albert Zbinden[21]. Cette curieuse parole, cette étrange apologie de la messe en français, signifie que s’il s’obstine à parler latin, le christianisme est mort, et les églises ne tarderont pas à être désertées. Céline invite donc les Chrétiens (mais il s’agit d’une allégorie, car l’entretien porte sur le style, la littérature, et c’est des écrivains que parle Céline) à s’adapter, à se moderniser. Ainsi, de même qu’il faut faire du christianisme quelque chose qui parle à l’homme contemporain, de même faut-il moderniser les lettres.

A. Ce fut précisément le rêve de Céline, et pour le coup, il s’agit bien d’un poncif : transcrire la langue parlée, retrouver l’esprit (la vie, le souffle, le pneuma) de la langue.

B. En effet. Dès lors, la question que je me pose est la suivante : l’écrivain écrit-il jamais, a-t-il jamais écrit en langue vivante ? La grande tradition littéraire ne requiert-elle pas, précisément, qu’on écrive de langue morte ? Littérature est d’abord de la lettre. Or, avec Céline, la langue doit s’adresser directement au corps, à l’organique, elle doit provenir du corps et y revenir, dire l’affect de la manière la plus directe possible, sans médiation. Toucher au nerf, à fleur de peau. Et pour vous prouver que la détestation des Juifs ou des « Juifs » est affine de l’horreur du détour, de la littérature dans sa détermination académique et humaniste comme médiation, temporisation ou retard, permettez-moi de citer cet extrait de Bagatelles pour un massacre : « Les Juifs manquent désastreusement d’émotion directe, spontanée... Ils parlent au lieu d’éprouver... Ils raisonnent avant de sentir... Au strict, ils n’éprouvent rien... »[22] Dès lors, les pamphlets doivent se lire comme la préparation de l’art poétique d’après-guerre, qui devra s’écrire, pour des raisons liées à la censure, en scotomisant la question juive. Ce n’est pas nouveau, bien entendu, Sartre remarquera, dix ans après la publication de Bagatelles, que pour l’antisémite, le Juif ou le « Juif » se distingue par son incapacité congénitale au sentiment immédiat (Réflexions sur la question juive). A l’inspiration, le Juif tel que l’antisémite l’imagine préfère la transpiration. A l’affect, il préfère le concept. Or la métaphysique esthétique de Céline se fonde entièrement sur l’affect, sur l’intensité, sur le direct. Considérez encore cet extrait : « Croyez-moi j’ai fait souvent l’expérience. Notre belle littérature néo-classique, goncourtienne et proustophile n’est qu’un immense parterre de mufleries desséchées, une dune infinie d’osselets frétillants... et rien n’est plus difficile que de diriger, dominer, transposer la langue parlée, le langage émotif, le seul sincère, le langage usuel, en langue écrite, de le fixer sans le tuer... Essayez... Voici la terrible ‘technique’ où la plupart des écrivains s’effondrent, mille fois plus ardue que l’écriture dite ‘artiste’ ou ‘dépouillée’, ‘standard’ moulée, maniérée, que l’on apprend branleux en grammaire de l’école. Rictus, que l’on cite toujours, n’y réussissait pas toujours, loin de là ! Force lui était de recourir aux élisions, abréviations, apostrophes Tricheries ! Le maître du genre, c’est Villon, sans conteste. Montaigne, plein de prétentions à cet égard, écrit tout juste à l’opposé, en juif, semeur d’arabesques, presque du ‘France’ avant la lettre, du Pré-Proust... » Et enfin : « Je m’en allais circonlocutant, j’écrivais en juif, en bel esprit de nos jours à la mode... dialecticulant... elliptique, fragilement réticent, inerte, lycée, moulé, élégant comme toutes les belles merdes, les académies Francongourt et les fistures des Annales »[23]. Tout est dans ce passage : « les Juifs » incarnent la dialectique, l’ellipse ou l’euphémisation, l’Ecole (le « lycée »), l’académisme en général. « Les Juifs », à cet égard, en tant que défenseurs et illustrateurs de la langue française, gardiens de sa pureté, sont une déjection littéraire, suivant une paronomase aussi ignoble que transparente, « fisture des Annales ». Permettez-moi de suspendre ici, momentanément, un entretien que je souhaiterais infini et dont nous reprendrons le fil, ce qui n’est pas m’arroger le dernier mot : ce que Céline aura rejeté chez « les Juifs » est moins, si je puis me permettre de jouer sur les mots, l’errance que l’hérence. Céline fut, au fond, moins écrivain des déshérités que de la déshérence.

Bruno CHAOUAT
Transitions, 25 février 2012.


Notes
[1] Céline, Entretiens avec le professeur Y, Romans IV, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, p. 533.
[2] Philippe Bonnefis, Le Rappel des oiseaux, Galilée, 1997.
[3] Emmanuel Lévinas, « Langage quotidien et rhétorique sans éloquence », Hors sujet, Fata Morgana, 1986.
[4] Milan Kundera, Une Rencontre, Gallimard, 2009.
[5] Robert Antelme, L’Espèce humaine, Gallimard, 1957, p. 148.
[6] Hélène Merlin-Kajman, La Langue est-elle fasciste ?, Le Seuil, 2003. 
[7] Philippe Sollers, Céline, Ecriture, 2009, p. 105.
[8] Henri Godard, Céline scandale, Gallimard, 1998.
[9] Alice Y. Kaplan, Reproductions of Banality (University of Minnesota Press, 1986).
[10] Julia Kristeva, Pouvoirs de l’horreur, Le Seuil, 1980.
[11] Eric Marty, Bref séjour à Jérusalem, Gallimard, 2003.
[12] Op. cit. Entretiens avec le professeur Y, p. 528.
[13] Ibid. p. 530.
[14] Ibid. p. 537. 
[15] Ibid. p. 536. 
[16] Cité par Sollers, Op. cit. Céline, p. 13. 
[17] Jean-François Lyotard, La Chambre sourde : l’antiesthétique d’André Malraux, Galilée, 1998. 
 [18] Renaud Camus, Syntaxe ou l’autre dans la langue, P.O.L, 2004. 
[19] Op. cit. Entretiens avec le professeur Y, p. 528. 
[20] Ibid. p. 504. 
[21] Romans II, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard.
[22] Bagatelle pour un massacre, Denoël, 1937, p. 69.
[23] Ibid. p. 111.

lundi 20 août 2012

Louis-Ferdinand Céline : les villes « c'est elles qui rendent le monde furieux »

Ulm absolument rasé, ils vont pas recommencer tout de suite !... j'espère !... une petite chance qu'ils nous loupent ! Plus d'Ulm !... le monde sera seulement tranquille toutes les villes rasées ! je dis ! c'est elles qui rendent le monde furieux, qui font monter les colères, les villes ! plus de music-halls, plus de bistros, plus de cinémas, plus de jalousies ! plus d'hystéries !... tout le monde à l'air ! le cul à la glace ! vous parlez d'une hibernation ! cette cure pour l'humanité folle !...

Louis-Ferdinand Céline, D'un château l'autre, 1957.

Les chats : la fascination de Louis Nucéra - TF1 - 17 février 1976

Extrait de l'émission 30 millions d'amis diffusée sur TF1 le 17 février 1976 où Louis Nucéra, chez lui avec ses deux chats, parle de sa fascination pour les chats, de son livre Le greffier. Il montre des bibelots de chats offerts par Joseph Kessel et Georges Brassens. Luis Nucera parle aussi de l'antropomorphisme, raconte l'anecdote du chat de Céline, Bébert, et fait référence au poème de Baudelaire.




> A lire :
Louis Nucéra, Ils ont éclairé mon chemin: Mes 50 écrivains de chevet, Ecriture, 2010. (un chapitre est consacré à Céline)

vendredi 17 août 2012

Louis-Ferdinand CÉLINE : Entretien avec Francine BLOCH (1959)

Francine Bloch fut le maître d'œuvre des entretiens de personnalités littéraires, artistiques ou du monde de la musique en France, que réalisa la Phonothèque nationale de la fin des années 1950 au début des années 1980. Le plus célèbre de ces interviews est celui de l’écrivain Louis-Ferdinand Céline que Francine Bloch réalisa en 1959. Durée 43'35.




jeudi 16 août 2012

Plus on est de fous, plus on lit ! : Céline sur Radio-Canada (2 mai 2012)

Karyne Lefebvre a invité Jici Lauzon pour évoquer Voyage au bout de la nuit pour la rubrique « Connaissez-vous vos classiques ? » de son émission Plus on est de fou, plus on lit !, diffusée le 2 mai 2012 sur Radio Canada. Cliquez sur ce lien pour écouter l'émission : 

« Connaissez-vous vos classiques ? » - Radio-Canada - 2 mai 2012

LOUIS FERDINAND CELINE - Radio Canada - 2012
 



A lire et écouter :
> 2011 : La "polémique Céline" au Canada
> Céline et le Québec par Paul del Perugia (Le Petit Célinien27 et 28)
> D'un voyage l'autre par Hélène Le Beau (Le Petit Célinien30 et 31)
> Jean-François Nadeau déterre les secrets des fascistes québécois (Le Devoir, 1/4/2010)
> Céline à la SDN - Canada 1925 (Le Petit Célinien54 et 56)

lundi 13 août 2012

CÉLINE, ÉCRIVAIN ET PAMPHLÉTAIRE (Radio Télévision Suisse, 2012)

La RTS (Radio Télévision Suisse) a consacré une série d'émissions à Louis-Ferdinand Céline du 23 au 29 avril 2012 : Cinq émissions radio du lundi au vendredi de 15h à 16h (sur la chaîne La 1ère) et le documentaire Le Procès Céline dimanche 29 sur La Deux.

Lundi 23 avril 2012
Céline, écrivain et pamphlétaire (1/5) - Entretien avec Jérôme Meizoz et évocation de Céline :



Mardi 24 avril 2012
Céline, écrivain et pamphlétaire (2/5) - Les plumes s'aiguisent :



Mercredi 25 avril 2012
Céline, écrivain et pamphlétaire (3/5) - En plein déluge :

 

Jeudi 26 avril 2012
Céline, écrivain et pamphlétaire (4/5) - Aux armes etc... :



Vendredi 27 avril 2012
Céline, écrivain et pamphmétaire (5/5) - Entretien avec Antoine de Meaux :

dimanche 12 août 2012

Échos céliniens...

> L'Année Céline 2011, très attendue pour cette année du cinquantenaire, devrait paraître entre octobre et novembre 2012 aux éditions Du Lérot. Plus de détails à parution. www.editionsdulerot.fr

> Berlin trafic : Julien Santoni signe avec Berlin trafic son premier roman où rode clairement l'influence de Céline. A travers ces errances dans un Berlin interlope, le personnage principal, fuyant un passé douloureux, se retrouve face à lui-même et à ses vieux démons. Le poids de Céline se retrouve dans le rythme (utilisation des trois points, de phrases courtes, accumulation de noms et adjectifs), dans le style à travers notamment le choix d'un vocabulaire populaire et argotique, et dans ses thématiques de la fuite, de la douleur et de la mort. Extraits : « Je vous cause là avec ma petite voix de fange, l'argot purotin. Mais j'ai aussi une petite voix  d'éther. » « Je ne sais pas comment vous allez lire tout ça, parce que c'est la voix qui compte... la mienne. Si vous l'avez pas dans la tête, c'est quasiment foutu. Moi, sous mes airs proprets, bien lavé et tout, je suis un peu marlou, cabot capo déserteur, de retour des Indes, saboteur voûté mais pas roublard, oh ça non par exemple ! J'ai comme une voix qui me trottine gazelle dans la cabèche, j'espère que vous serez pas durs de la feuille... c'est entre le titi parisien comme on n'en fait plus et la fripouille pataude. Je crois que j'ai la bagoule mignarde et salope... C'est magma et dentelle... »
Un personnage de danseuse consolatrice vient compléter le tableau d'un récit où la capitale allemande, en pleine mutation, joue un rôle majeur (« On peut pas dire Berlin c'est moche, Berlin c'est beau. ») : « C'est du tulle, de la grâce éployée, elle a encore son diadème de reine, ça glisse comme des panthères palmées, les danseuses. ». Après une partie plus faible, le roman se termine sur de belles pages d'une vision hallucinée, célinienne, de mort, de feu et de ruines... Julien Santoni, Berlin trafic, Grasset, 2008.

> Colloque : Le prochain colloque des vingtièmistes se tiendra à Atlanta (Georgia Tech) en mars 2013 et aura pour thème « Trace(s), Fragment(s), reste(s) ». Une session sera consacrée à Céline. Les propositions de communication sont à envoyer à traces@modlangs.gatech.edu. Tous les détails sur http://frenchconference2013.gatech.edu/

> Gilbert Collard : Récemment élu député au Parlement français sous les couleurs du Front National, Gilbert Collard, à la question « Quel livre auriez-vous aimé écrire ? », a répondu : « Voyage au bout de la nuit : un cri de la souffrance humaine, une révolution dans l’écriture. Il est triste qu’un si grand écrivain se soit perdu dans un antisémitisme ignoble. ». Paris Match, 9 août 2012.

> Camus, Céline, Perec, Prévert : Le site Rue89.com consacre un article à l'émission littéraire « Lecture pour tous ». Le passage de Céline en 1957 est évoqué. A lire sur www.rue89.com.

Projet d'exposition : Ferdine's suite

Ferdine XII - Tech.mixt/T - 100 x 150

Projet d'exposition : Ferdine's suite


Le peintre Daniel Lindé exposera 15 toiles grand format, portraits de Céline, en novembre 2012 à Saint-Malo. Le lieu reste à définir. Nous créerons un évènementiel, avec lectures de textes. Pour cette occasion, un catalogue sera édité, et un appel à souscription lancé en septembre. J'invite les personnes intéressées par cet ouvrage, à me communiquer leur adresse mél. Je les informerai alors de l'actualité célinienne de Daniel Lindé. Je vous convie également à consulter le site : www.danielinde.fr, sur lequel trois portraits sont dévoilés. Nous souhaitons pouvoir exporter cette exposition là où des portes s'ouvriront pour accueillir ce que le peintre a voulu exprimer de Céline. J'invite donc les personnes qui auraient envie de faire vivre ce projet, à prendre contact avec moi, et les en remercie. 

Marie ROBIN
Agent artistique (Saint-Malo)

Contact
m.robin50@laposte.net
06.07.21.43.42

vendredi 10 août 2012

Semmelweis, l'apôtre du lavage des mains - Le Figaro - 5 août 2012

Le Figaro propose actuellement une série de dix-huit articles retraçant les grandes dates de l'histoire de la médecine. Le septième, daté du 5 août 2012, a été consacré à Philippe-Ignace Semmelweis, médecin hongrois qui a étudié les causes de la fièvre puerpérale des femmes après l'accouchement. Céline, qui lui a consacré sa thèse de médecine en 1924, est brièvement évoqué.


Semmelweis, l'apôtre du lavage des mains

par Sébastien LAPAQUE


Ce médecin hongrois a été le premier à remarquer que les femmes ne mouraient plus en couches quand l'accoucheur se lavait les mains. Il a fini dans un asile, ses théories ayant été considérées comme insensées. Il est difficile de croire aujourd'hui qu'au milieu du XIXe siècle en Europe, un médecin ait été ostracisé par ses confrères, banni des hôpitaux et des maternités, considéré comme demi-fou, parce qu'il prônait au personnel de se laver les mains avant toute intervention et de nettoyer soigneusement les instruments utilisés. Aujourd'hui, celui qui ne respecterait pas de telles règles serait passible de prison. Philippe Ignace Semmelweis, médecin hongrois, a énoncé les principes élémentaires de l'asepsie - la lutte contre l'introduction de microbes dans l'organisme -, après avoir eu l'intuition expérimentale du caractère infectieux de la fièvre puerpérale, cette façon de septicémie à l'origine d'une véritable hécatombe de parturientes dans les maternités européennes aux XVIIIe et XIXe siècles.
En 1846, à l'hospice général de Vienne où officiait Semmelweis, la maternité avait été dédoublée en raison du nombre important d'inscrits. Les étudiants en médecine travaillaient sous la direction du Pr Klin dans le premier pavillon d'accouchement et les élèves sages-femmes sous celle du Pr Bartch dans le deuxième. Assistant de Klin, Semmelweis vérifie dès son arrivée ce qu'à Vienne tout le monde savait: « On meurt plus chez Klin que chez Bartch. »
Cette constatation est essentielle dans son cheminement intellectuel et scientifique. Car chez lui, l'observation précède toujours l'expérimentation. Et cet homme récuse toute forme de fatalité. Semmelweis vu par Céline, qui lui consacra sa thèse de médecine (et tel qu'il fut sans doute véritablement) est un héros de la vie. Son enthousiasme de guérisseur lui fait quitter les chemins, qui ne mènent nulle part, de la routine et de la résignation ; il lui donne l'audace de contester à la mort ses victoires ; son œil lui fait voir qu'il y a quelque chose de trop confortable dans la théorie de la génération spontanée.

« On meurt moins chez Bartch »
Des faits le troublent. À Vienne, les femmes qui accouchent chez elles sont moins exposées à la fièvre puerpérale que celles qui accouchent à la maternité ; même dans la solitude et le froid de la rue, les dangers sont moindres. Semmelweis en revient sans cesse à son observation initiale: « On meurt moins chez Bartch. » Autorisé à faire des recherches, il suggère que les sages-femmes du second pavillon soient échangées avec les étudiants du premier. Très vite, chacun constate que, désormais, on meurt moins chez Klin. Et Bartch terrifié réclame le retour de ses élèves sages-femmes. Cette expérience a permis à Semmelweis de faire un pas de géant vers la lumière. Il a compris que le problème était à chercher du côté des apprentis médecins.
Pour reprendre la main, le médiocre Klin désigne les étudiants étrangers et ordonne leur expulsion. La mortalité baisse pendant quelques semaines, mais les questions demeurent. Convoqué par Louis XVI en 1774 à la suite d'une épidémie puerpérale, le collège des médecins de Paris avait vainement cherché une réponse du côté du lait. À Vienne, sept décennies plus tard, on accuse tour à tour la brutalité des étudiants, la moralité douteuse des filles mères, le froid, la diète, la lune et même la clochette des prêtres venus administrer l'extrême-onction: cette sonnette serait génératrice d'anxiété…

Son intuition devient une obsession
Mais Semmelweis, à qui l'on reproche son irrespect, n'en démord pas: « Les causes cosmiques, telluriques, hygrométriques qu'on invoque à propos de la fièvre puerpérale ne sauraient avoir de valeur puisqu'on meurt plus chez Klin que chez Bartch, à l'hôpital qu'en ville, où pourtant les conditions cosmiques, telluriques et tout ce qu'on voudra sont bien les mêmes. » L'œil pointé sur les étudiants, il imagine qu'il existe un lien entre les accidents mortels causés par les coupures cadavériques lors des séances de dissection et la mort des femmes en couches. Même si aucun instrument ne lui permet d'observer les substances microscopiques qu'il accuse, il suggère que les étudiants se lavent les mains avant de rentrer en salle d'accouchement. Pour son malheur, il est incapable de proposer une théorie. Le 20 octobre 1846, il est révoqué.
Dès lors, son intuition va devenir une obsession. En mars 1847, la mort de son ami le Dr Kolletschka, décédé d'une infection généralisée après avoir été blessé au doigt par un étudiant au cours d'une dissection, éclaire Semmelweis de manière définitive. «La notion d'identité de ce mal avec l'infection puerpérale dont mouraient les accouchées s'imposa si brusquement à mon esprit, avec une clarté si éblouissante, que je cessai de chercher ailleurs depuis lors. Phlébite… lymphangite… péritonite… pleurésie… péricardite… méningite… tout y était!» L'impétueux Philippe a compris que l'origine de la mort était à chercher du côté des exsudats cadavériques souillant les doigts des élèves au sortir des salles d'autopsie. Mais, au milieu du XIXe siècle, ces particules sont encore invisibles au microscope. La seule chose qui peut laisser deviner leur présence, c'est leur odeur!

« Toucher les microbes sans les voir »
En mai 1847, lorsque Semmelweis, qui a retrouvé sa place, prescrit aux élèves de se laver les mains avec une solution de chlorure de chaux avant d'entrer en salle de travail, beaucoup le regardent comme un illuminé. Et personne ne veut voir que la mortalité dans le service du Dr Klin tombe de 12 à 3 %. Mais Semmelweis s'obstine. Soupçonnant non seulement le poison cadavérique, mais également toutes les substances en voie de décomposition, il exige que les lavages de mains soient systématiques avant l'accouchement et il étend ce souci de désinfection à l'aide de lotions chlorées à tous les instruments et à tout le matériel. Qui le croira? À Vienne, ces découvertes lui valent une haine et une jalousie presque universelles. Semmelweis écrit dans toute l'Europe, mais ne reçoit guère de soutien. Après deux années d'expérience pourtant fructueuses, il est de nouveau relevé de ses fonctions.
Brisé, irascible et aigri, Semmelweis devient un médecin errant. « Les mains, par leur simple contact, peuvent être infectantes», répète-t-il à tous ceux qui veulent bien l'écouter. On le croit à demi-fou. Son malheur a été de «toucher les microbes sans les voir », écrit justement Céline. Il lui faut attendre deux ans avant de retrouver une place dans une maternité de Budapest, la ville natale de son père. Mais là-bas, on lui interdit de parler de lavage de mains. Pas d'histoires… En 1861, il publie un livre auquel il a travaillé secrètement pour justifier sa doctrine : L'Étiologie de la fièvre puerpérale, son essence et sa prophylaxie.« Ce ne sont pas mes sentiments qui sont en question, mais la vie de ceux qui ne prennent pas part à la lutte. Ma consolation est dans la conviction d'avoir fondé une doctrine sur la vérité. »
Ignoré, incompris, méprisé, le malheureux Semmelweis sombre dans une détresse terminale. En juillet 1865, il trouble une séance de la faculté médicale de l'université de Budapest en lisant le serment des sages-femmes. Des confrères le conduisent à la maison des aliénés de Vienne. Ce n'est pas son délire qui va le tuer mais une infection contractée en se piquant le médius lors de l'autopsie d'un nouveau-né. Lymphangite… péritonite… pleurésie… Philippe Ignace Semmelweis connaît le chemin de la maladie. Il est le premier médecin à l'avoir retracé. Il meurt le 14 août 1865 d'une pyohémie, un mal dont il avait circonscrit certaines causes sans que personne consentît à l'entendre dans son traité L'Étiologie de la fièvre puerpérale, où il écrivait: «La fièvre puerpérale est une variété de pyohémie.»

« Toujours deux ou trois martyrs »
C'est seulement après la mort de Semmelweis que fut élaborée la théorie des infections microbiennes. En France, il connaîtra quelques décennies plus tard une réhabilitation et une gloire posthume bien particulière.« Le Pr Chauffard, en nous faisant l'honneur d'argumenter notre thèse, remarquait avec beaucoup de justesse qu'à l'origine de chaque découverte il y avait toujours deux ou trois martyrs », écrit Louis Destouches en juin 1925 dans La Presse médicale. Âgé de 31 ans, le jeune médecin, entré dans la carrière en 1919, n'est pas encore connu en littérature sous le nom de Louis-Ferdinand Céline. Un an auparavant, il a soutenu à la faculté de médecine de Paris une thèse de doctorat consacrée à Philippe Ignace Semmelweis.
Dans sa thèse, le Dr Louis Destouches force un peu sur l'épouvante. Pour la seule année 1846, il avance le chiffre de 96 % de mortalité parmi les accouchées de la maternité du Pr Klin. Quelques semaines après la publication de son article dans La Presse médicale, le Dr Tiberius de Györy, professeur à l'université de Budapest et éditeur hongrois de Semmelweis, adoucit ces statistiques tout en confessant son admiration pour le travail du jeune hygiéniste. « La vérité - comme l'a dit, du reste, M. Pinard - est que la mortalité atteignit le chiffre de 16 et de 31 pour 100 (respectivement dans la maternité de Bartch et dans celle de Klin, NDRL). Il faut se contenter de ses horribles chiffres. » Ainsi Tiberius de Györy corrige-t-il Louis Destouches en invoquant la leçon inaugurale sur Semmelweis faite à la clinique obstétricale Baudelocque de Paris, le 9 novembre 1906, par le Pr Adolphe Pinard, un des pères de la puériculture moderne. Repris dans La Presse médicale la même année, ce cours magistral donne du destin du médecin tombé dans la folie après avoir été chassé à deux reprises de l'hôpital général de Vienne, une première fois en 1846, une seconde en 1849, une version plus mesurée, mais moins poignante et lyrique que celle de Céline.

Quand Céline raconte Semmelweis
« Klin réussit dès les premiers temps à grouper, dans la faculté même, un grand nombre d'adversaires résolus de la nouvelle méthode (…). Cinq médecins seulement s'élèvent à la hauteur de Semmelweis (…). Tout de suite, on les détesta. Mais la déception la plus grande dont on fut affecté dans ce groupe courageux devait être contenue dans les diverses réponses des professeurs étrangers (…). “Nous ne doutions pas, écrit Heller, que nous allions rencontrer, loin des jalousies et des rancunes locales, une pleine approbation de ceux qui ne manqueraient pas de trouver les expériences de Semmelweis pleinement concluantes. Hélas! (…) Aucun progrès ne couronne cet effort.”»
Louis-Ferdinand Céline, Semmelweis, « L'imaginaire », Gallimard, 1999, pp. 74-75.

Et aujourd'hui: gel hydroalcoolique pour l'hygiène
Les infections nosocomiales, c'est-à-dire contractées à l'hôpital, sont la hantise des médecins et des patients. Certes, les pratiques en matière d'hygiène n'ont fait que progresser au cours des cinquante dernières années, mais les patients opérés et hospitalisés sont aussi de plus en plus âgés et fragiles, donc plus à risque. Les hôpitaux se sont dotés de Clin, comités de lutte contre les infections nosocomiales, qui surveillent le respect des règles d'hygiène. Pour ce qui est du lavage des mains, les soignants disposent désormais de gel hydroalcoolique pour se désinfecter les mains systématiquement avant chaque examen médical. Il s'agit d'une procédure recommandée par l'OMS car elle est plus rapide et plus efficace qu'un lavage avec de l'eau et un savon antiseptique. Ce gel permet d'améliorer le respect des recommandations relatives aux bonnes pratiques d'hygiène.


Sébastien LAPAQUE
Le Figaro, 5 août 2012.

L'Eglise au théâtre - Entretien avec Jean-Louis Martinelli (1992)

Entretien avec Jean-Louis Martinelli à propos de son adaptation au théâtre de "L'église" de Louis-Ferdinand Céline en 1992. Dans cette émission, Le Balcon, diffusée le 7 mars 1992, il parle de son travail de metteur en scène, de ses lectures et du texte de Céline qu'il a adapté.



dimanche 5 août 2012

Le Petit Célinien - Lettre d'actualité n°30

Pour recevoir gratuitement par courriel à chaque parution la lettre d'actualité du Petit Célinien, laissez-nous votre mail à l'adresse habituelle : lepetitcelinien@gmail.com.

Le Petit Célinien - Lettre d'actualité n°30.
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NB : Le Paris de Céline ne sera disponible en librairie que le 4 octobre 2012 et non le 6 septembre comme annoncé.

Louis-Ferdinand CÉLINE : le témoignage d'André LWOLFF (1976)

Le 9 décembre 1976, Jacques Chancel reçevait André Lwoff dans son émission Radioscopie. Biologiste, prix Nobel de médecine en 1965, il raconte son attirance pour la science, son rapport à la mort (nécessité biologique), son travail sur les protozoaires, son arrivée à l'Institut Pasteur en 1921 à l'âge de 19 ans. Après environ 15 minutes de discussion, il évoque sa rencontre avec Louis Destouches en 1921 à la station bretonne de Roscoff, revient sur son métier, son admiration pour Julien Benda, son goût pour la peinture, et explique pourquoi l'art attire les scientifiques. Sont aussi évoqués sa rencontre avec Jacques Monod en 1930 et François Jacob en 1950 qu'il a tout deux accueilli au "grenier" (Institut Pasteur). L'entretien se termine enfin sur ses intérêts culturels, sa définition de la culture, les mécanismes d'assimilation de la culture, etc. Durée : 55'35.

André Lwoff fut par ailleurs le second président de la Société d'études céliniennes succédant à Philippe Alméras. Il a publié en 1981 chez Fayard un recueil de ses textes les plus significatifs, Jeux et combats. Le récit de sa rencontre avec Céline en fait partie.








samedi 4 août 2012

En kiosque : Spécial Céline n°6 - Les écrivains et la Collaboration

Vient de paraître : Spécial Céline n°6 (août/septembre/octobre 2012). En vente en kiosque.
Sommaire :

Étude
Un cadavre à l'école, par Éric Mazet
Polémique
Un bon communicant, par Alain Paucart
Étude
Céline à l'école de théâtre, par  Éric Mazet
Archives
Histoire d'une médaille, par Éric Mazet
Étude
Céline dans l'oeil de Galtier-Boissière, par Francis Bergeron
Étude
Céline et la Grande Guerre IV, par Charles-Louis Roseau
Témoignage
Hélène Gallet, par Éric Mazet
Analyse
Céline au pays des Soviets, par Éric Mazet
Enquête
Les talents fourvoyés de la collaboration littéraire, par Frédéric Saenen
Actualité
Retour à Bezons, par David Alliot
Étude
Céline et la Société des Nations, par David Alliot
Archives
Bardamu à Médan, par David Alliot
Archives
« Armand » Destouches et le Phénix, par David Alliot
Actualité
Présence célinienne, par David Alliot

Le numéro 7 de Spécial Céline paraîtra le 2 novembre 2012

jeudi 2 août 2012

« Les belles années rennaises de Céline (1918-1924) » - Place Publique Rennes - mai/juin 2010

Céline à Rennes dans les années 20
La revue Place Publique Rennes, « revue de réflexion et de débat sur les questions urbaines » a publié dans son numéro 5 de mai-juin 2010 un bel article consacré à Céline. De son engagement contre la tuberculose avec la mission Rockefeller jusqu'à ses débuts de médecin, Georges Guitton retrace les sept années rennaise du futur Céline.  


Les belles années rennaises de Céline (1918-1924)

par Georges Guitton



Gare de Rennes, mars 1918. La guerre bat son plein. Louis Destouches, un Parisien de 24 ans, débarque du train au milieu d’une drôle d’équipe. Beau gosse, il pavoise en uniforme d’officier américain dans une escouade de propagandistes « qualifiés ». Tous appartiennent à la Mission Rockefeller venue en France repousser le fléau de la tuberculose.
Blessé en 1914, devenu surveillant d’un entrepôt forestier au Cameroun, puis rédacteur dans une revue scientifique (Euréka), le futur Céline vient juste de se faire recruter par les philanthropes américains. Cette mission le met en joie. Lui, le sans diplôme, rêvait de médecine. Rêvait aussi de connaître la Bretagne de ses ancêtres.
En ce printemps 1918, l’accueil des Rennais est triomphal. De la gare à la mairie, la foule acclame les hygiénistes franco-américains. Dès le lendemain 11 mars, conférence inaugurale au théâtre de Rennes avec tout le ban et l’arrière-ban des notables. Au premier rang des orateurs, se trouve le Dr Athanase Follet. Président du Comité départemental de lutte contre la tuberculose, il est à l’origine de la venue de la Mission Rockefeller en Bretagne.



Du bagout contre la tuberculose

S’inscrivant dans la litanie des discours, le jeune orateur Destouches n’en mène pas large. « Ce que j’ai pu bafouiller les premières fois ! Je revois avec terreur la grande séance dans le théâtre de Rennes, tout illuminé, et c’est grand ce machin-là ! Tout contre moi, le général d’Amade et puis le docteur Follet, qui devait devenir plus tard mon beau-père. Ça a été épouvantable, et puis, petit à petit, je me suis habitué à parler comme on s’habitue à tout. »
Céline comme d’habitude en rajoute dans ce témoignage tardif. Le journal L’Ouest-Éclair ne le mentionne nullement parmi les orateurs de la soirée. En revanche, oui, le jeune Destouches se fit remarquer dès le lendemain 12 mars pour sa première conférence. Au cinéma Omnia, face à un public composé uniquement de filles du lycée et de l’école normale, le « propagandiste » s’en donne à cœur joie, s’exprimant « avec une grande science » et « un art goûté des plus fins connaisseurs », note le journal. Le futur Céline enchaîne plusieurs interventions par jour.
En tournée sur les routes de Bretagne à bord de la "roulotte d'hygiène"
Au bout d’une semaine, le voici parfaitement rodé sur la scène du Théâtre municipal devant le maire Jean Janvier et les syndicats de la Bourse de travail. « Dans un langage clair et précis », le jeune Destouches recommande « une lutte énergique contre l’alcool, rappelant que c’est le lit où se couche la tuberculose. » La presse souligne son langage « net et saisissant », ainsi que les applaudissements qui ponctuent chacune de ses prestations.
Au moment de la mort de Céline en 1961, Les Petites Affiches de Bretagne prétendirent que lors de la soirée inaugurale au théâtre de Rennes, Destouches fit scandale en proclamant des opinions politiques virulentes, ce qui eut pour conséquence que l’archevêque, le préfet et les généraux quittèrent les lieux avec éclat.

Le coup de foudre d’Edith

Si rien ne permet d’accréditer cet esclandre, la soirée fut bien le théâtre d’un autre événement aussi légendaire que vraisemblable. Nous voulons parler du coup de foudre !
Ce soir-là, dans la salle, se trouve une toute jeune fille de 19 ans, belle, douce et romantique. Elle s’appelle Édith. Elle est la fille unique du docteur Follet. Chargée de faire la quête à la fin du gala (gain : 934 F), Édith n’a d’yeux que pour l’insolent garçon en uniforme américain, pour ce « grand diable large d’épaules, avec des yeux bleus de couleur très changeante ». C’est le coup de foudre, en tout cas pour elle… Sinon ce soir-là, du moins les jours suivants, lors d’une réception dans les salons cossus des Follet, au 6, quai de Richemont.
C’est que Destouches est un fieffé séducteur : pétillant, anticonformiste, curieux de tout, en un mot baratineur. L’appât du gain et de la réussite sociale le taraudent. Quelle aubaine de prendre pied dans la bourgeoisie la plus en vue de Rennes ! Non content de séduire la fille, il charme le père. Athanase se prend d’affection pour Louis. Personnalités originales, ces deux-là vont s’entendre comme larrons en foire, bientôt sur le dos de la fille et de la mère. 

Athanase, un personnage

Athanase n’est pas né de la dernière pluie. Issu d’une famille modeste de Quimper, son père sous-économe d’un asile psychiatrique en Charente, Follet est un brillant sujet. À cinquante-cinq ans, spécialiste de la tuberculose, du sarcome angioplastique et des cirrhoses, il cumule dans la bonne ville de Rennes charges et honneurs : professeur de médecine, médecin à l’hôtel-Dieu, chirurgien en chef de la clinique de la Sagesse (17, quai d’Ille-et-Rance) et de l’hôpital militaire Ambroise-Paré, sans compter un cabinet 3, rue Duguesclin… Ses étudiants se moquent de lui, l’affublant du sobriquet de « professeur Follichon ». Quoi de plus drôle que ce franc-maçon anticlérical, qui en dépit de ses convictions est souvent mandé discrètement au chevet de l’archevêque malade !
On prête au mandarin un luxe de défauts : c’est un arriviste sans scrupule doublé d’un coureur de jupons impénitent. Son épouse, Marie, est la fille d’une sommité médicale : Augustin Morvan, dont un hôpital de Brest porte aujourd’hui le nom, est originaire de Lannilis. Ami de Charcot, médecin de Napoléon III, membre de l’Académie de médecine, il est notamment le découvreur du panaris analgésique et d’une variété de danse de Saint-Guy…
Mais au bout de quinze jours Louis Destouches doit quitter les ors du quai de Richemont pour exercer ailleurs son bagout séducteur. La tournée antituberculeuse se poursuit sur les routes de Bretagne, à bord de la « roulotte d’hygiène » avec chansons, pantomimes et cinématographe. Vitré, Montfort-sur-Meu, Quimper, Brest, Loudéac, Retiers, Dinan, Erquy, Lamballe… Le fougueux Destouches harangue les enfants (séquence de vingt minutes) et les adultes (discours de trois-quarts d’heure). « Jours bénis, jours de merde, jours de joie ! mêlés en fanfare de coups de gueule ! », résume-t-il pour un ami, de son style brutal et « célinien ».

Le bachot en accéléré

Retour à la case rennaise, fin 1918. Au fil des « permissions », l’amour avec Edith s’est installé. Très vite, l’on parle mariage. Beau-papa est partant, mais à une condition : que Louis passe son bac. Qu’ensuite il fasse sa médecine à Rennes. La belle-famille financera. Pas de temps à perdre. La guerre vient de finir. L’ancien combattant – blessé à l’épaule mais pas trépané comme il le prétendra toute sa vie – a le droit de passer le baccalauréat en accéléré. Louis a arrêté l’école au certificat d’études, mais il maîtrise l’anglais et l’allemand à la suite de séjours financés par ses parents qui souhaitaient qu’il devînt « acheteur » pour des grands magasins.
Faisant une pause dans la Mission Rockefeller, Louis prépare son bac à Rennes. Se remet au latin sous la direction de l’abbé Pihan, le supérieur de l’Institution Saint-Vincent. Obtient son premier bac à Bordeaux en avril 1919, examen restreint et sans écrit. Trois mois plus tard, il passe la deuxième partie de ce bac oral de philo, avec mention «bien».

E. Follet et L. Destouches lors de leur mariage le 19 août 1919 à Quintin

Un trouble marchandage

Le mariage approche. Question : pourquoi Athanase Follet “offre”-t-il sa fille à Destouches ? Et cela, malgré les mises en garde du propre père du prétendant, Fernand Destouches ! Sous-chef à la société d’assurances Le Phénix, ce dernier n’a pas manqué de rappeler au futur beau-père les turpitudes passées de son rejeton, y compris le mariage – non enregistré au consulat – que le jeune lieutenant a contracté à Londres en 1916 avec une certaine Suzanne Nebout.
Alors, pourquoi ? À cause, pense-t-on, d’un marchandage honteux qui va permettre à Athanase de se hisser au poste convoité de directeur de l’École de médecine de Rennes. En effet, l’oncle de Louis, Georges Destouches est depuis longtemps secrétaire de la Faculté de médecine de Paris. Même s’il déteste son neveu, tonton a le bras long. Jusqu’au ministère où il peut intercéder en faveur du Rennais. Chose promise, chose due : le docteur Follet décroche dès 1919 son poste de directeur. Un an plus tard, il se voit élu membre de l’Académie de médecine.
À Rennes, l’ascension du « professeur Follichon » fait des remous : en guise de discours d’accueil, les professeurs de la Faculté lui adressent une volée de bois vert. « Vous êtes entré dans la maison par la porte des intrigues personnelles et des plus tristes compromissions », accusent-ils. Tous se promettent d’éjecter au plus vite ce Follet qui « n’a ni notre confiance ni notre estime. Nous lutterons sans arrêt jusqu’au jour qui nous donnera l’homme digne de nous représenter, de prendre en des mains insoupçonnées et inattaquables les destinées de l’École. »

Noces bourgeoises à Quintin

Athanase reste de marbre. Mais se sachant honni des Rennais, il décide d’aller à Quintin marier sa fille. Quintin (Côtes-du-Nord) où réside un notaire, cousin de sa femme.
Le 19 août 1919, le jeune bachelier Louis Destouches, vêtu d’un pantalon trop court épouse la blanche Édith à la mairie puis à l’église de la bourgade. Mais Louis, peu motivé, a la tête ailleurs. En pleine cérémonie, zut, on découvre que les alliances ont été oubliées. Belle maman doit courir les chercher. Quant à Athanase, pied de nez anticlérical, il a gardé son canotier sur la tête pendant la messe. Le château Yquem, les langoustes et les poulardes du Mans sauront noyer les négligences cocasses de cette noce huppée.
En prenant femme, Louis, l’anticonformiste qui a longtemps vomi le mariage embrasse une situation sociale et l’espoir de devenir médecin. D’abord, il y a la dot apportée par Édith : une pension de 12 000 F par an. Ensuite, il y a la belle maison du 6, quai de Richemont. Le jeune couple a droit à une chambre et un salon au rez-de-chaussée, tandis que les Follet logent au premier étage où les repas sont pris en commun. Là-haut, Louis peut disposer de la bibliothèque du beau-père : il y sirote Rabelais, Ronsard et Bergson. Et s’y incruste pour piocher ses cours de médecine.

Le 6, quai de Richemont à Rennes en 2010

Vie conjugale quai de Richemont

La vie est douce au marié, quai de Richemont. Les parents Follet ne sont pas embêtants. Le garnement s’embourgeoise. « Des pantoufles, une robe de chambre à brandebourgs, un salon enfoui sous des housses », évoque-t-il plus tard. Et dans une lettre à son ami Milon : « Je travaille comme un cheval, je suis né peuple et les aisances de la vie veloutée n’entament point ma constitution décidément plébéienne. » S’ensuit un discours sur l’égoïsme des riches, incapables de comprendre le dénuement des pauvres.
Comme toujours et comme toute sa vie Céline se donne le beau rôle : car s’il aime les sans-le-sou, il n’est pas né prolétaire, mais dans une moyenne bourgeoisie possédante. Et s’il se rebiffe devant la haute position des Follet, nulle réticence chez lui à se fondre tel un caméléon dans ce milieu qu’il feint d’abhorrer. À Rennes, « j’ai appris les bonnes manières », reconnaîtra-t-il plus tard.
Et puis Edith le laisse libre. Cela tombe bien pour lui qui « déteste la contrainte même sous sa forme la plus affectueuse ». « C’est au prix de la plus large indépendance que le mariage m’est possible ». À Rennes, « nous pouvons sans nous froisser passer des semaines sans nous voir », écrit-il à Milon.

La naissance de Colette

Pourtant, c’est l’époque, 1920, où naît Colette, la fille d’Édith et de Louis. L’heureux événement arrive le 15 juin. Louis ne veut pas de cérémonie. Sauf qu’à son baptême, la petite porte une longue robe de bébé qui a appartenu au roi de Rome, le fils de Napoléon. C’est un cadeau de Marguerite Destouches, mère de Louis, collectionneuse et vendeuse de dentelles. « J’ai le souvenir d’un père très tendre, dont je ne comblais sûrement pas les attentes », dira Colette soixante-dix ans plus tard.
L’ancienne enfant du quai de Richemont glisse ici l’image fugace d’un foyer paisible en bordure de Vilaine. Louis révise ses cours de médecine tandis qu’Edith, ancienne des Beaux-arts, douée pour le dessin, réalise des images destinées à La Semaine de Suzette. À l’époque, Louis écrit un conte pour enfants, Le Petit Mouck qu’Edith illustre de son trait élégant.
Les études de médecine sont menées tambour battant. Toujours les fameuses indulgences liées au statut d’ancien combattant. Étudiant à la Faculté des sciences, en face de chez lui, Louis passe le PCN (physique-chimie-sciences naturelles) dès mars 1920. Le 1er avril, il s’inscrit à l’École de médecine dirigée par son beau-père. En deux ans, au lieu de quatre, il obtient les diplômes nécessaires. Pour compléter le cursus, Rennes n’allant pas plus loin, il s’inscrit à Paris pour trois années de plus, marquées par de fréquents retours en Bretagne.

« Un esprit unique et gigantesque »

À Rennes, il a des relations amicales. Oublions la maîtresse attitrée d’Athanase dont une rumeur dit qu’elle offrit au gendre ses faveurs. Deux copains émergent, Francis Vareddes, de son vrai nom René Thiel, journaliste au Démocrate d’Ille-et-Vilaine, et Marcel Brochard. Le témoignage donné par Brochard après la mort de Céline est de première importance : « J’ai été conquis, subjugué, envoûté par cet esprit unique et déjà gigantesque », rapporte l’ami en 1962. « Je retrouvais Louis dans son petit rez-de-chaussée rennais du 6, quai de Richemont, pour ainsi dire tous les soirs de 6 à 8. Je m’asseyais, nous bavardions, il écrivait, je me taisais ».
Marcel Brochard croque un Céline « ennemi du conformisme, que ce soit dans les manières, dans les paroles ou dans l’habillement. » Post-mortem, il apostrophe son copain : « Ton entrée dans un salon rennais faisait sensation. Le chapeau genre cow-boy sur l’oreille, tu disais salut à la ronde, et une fois assis on ne voyait que tes gros souliers ».
Ainsi va Louis, « effarant de curiosité, versatile, blagueur, grossier, irritable, mythomane et génial ! ». Un autre étudiant rennais de l’époque, Guy Morin, « garde le souvenir d’un tendre ». D’un homme qui « faisait profession d’être gai (…), noyant ses déceptions dans une atmosphère riante d’invectives ». Un gentil Céline, au fond, qui « n’avait pas encore accouché de son antisémitisme », remarque cet ami.

En quête d’immortalité

Un Céline sportif aussi : il joue au tennis, malgré son bras blessé. Monte à cheval au polygone militaire de Rennes. Possède un gros side-car qu’il pilote avec sa femme sur les routes de Bretagne : Saint-Malo, Brocéliande. Poussant aussi vers l’Aber-Wrach, du côté de la famille Morvan, pour des vacances obligées.
Mais c’est surtout par Roscoff que le carabin Destouches est attiré. Plus précisément par le laboratoire de biologie marine où il effectue plusieurs séjours. Rêvant de gloire scientifique, il vise très haut : rien de moins que la découverte de l’immortalité.
Via la Mission Rockefeller, il a noué une correspondance avec le prix Nobel de médecine 1912, Alexis Carrel (on dit même qu’il l’a rencontré en Bretagne). L’étudiant manifeste son intérêt pour la prolongation de la vie. Selon Edith, il pose à ce moment-là les bases de l’hibernation artificielle chère aux romanciers.

Au laboratoire de biologie marine de Roscoff en 1920

Au laboratoire de Roscoff

Il rêve avec son ami Milon de se lancer dans la production d’écrevisses et la culture du cresson. Il se penche sur la géologie de l’île de Pâques, se lance dans l’étude du sirop d’escargot aux vertus supposées curatives, cultive dans le vide un bacille du typhus…
Rien de bien probant. Deux publications scientifiques signées de sa main attestent cependant de ses travaux au laboratoire de Roscoff. D’abord « Observations physiologiques sur Convoluta roscoffensis », publiées en octobre 1920 dans les comptes-rendus de l’Académie des sciences. Le convoluta est un ver de sable vivant en symbiose avec une micro-algue. Le rôle du chercheur a semble-t-il consisté à uriner sur les bestioles pour observer leur assimilation de l’acide urique. Du pur Céline ! Autre compte-rendu de sa main, en avril 1921 : « Prolongation de la vie chez les Galleria Mellonella ». Il s’agit d’une chenille supposée percer l’enveloppe du bacille de Koch.

« La médecine, cette merde ! »

En fait de recherche, Louis Destouches travaille surtout, à partir de 1923, à la préparation de sa thèse. Il a choisi de raconter la vie et l’œuvre de Philippe Ignace Semmelweis, un médecin austro-hongrois du 19e siècle mal-aimé de son vivant, en dépit de ses découvertes vitales. Pendant ce travail, celui qui n’est pas encore le Céline écrivant : « La médecine, cette merde ! » (Mort à crédit, 1936), effectue des remplacements.
Il remplace le Dr Porée, 5, quai Lammenais, durant tout l’été 1923 puis au mois de février de l’année suivante. En septembre et octobre 1923, il remplace aussi son beau-père, dans son cabinet de la rue Duguesclin et à la clinique de La Sagesse : « Livré à moi-même, avec cette grande baraque sur le dos, je m’ennuyais », dit-il. Il semble s’ennuyer tout autant lors de son épisode de « médecin de campagne » quand, en mai 1924, il remplace pendant un mois le docteur Cardot de Montfort-sur-Meu. Ce dernier soulignera combien son original confrère s’y était montré « peu consciencieux ».
L’épisode rennais de Louis Destouches se termine avec l’obtention de sa thèse de médecine, soutenue à Paris le 1er mai 1924. À cet instant, plusieurs choix s’offrent au nouveau docteur. S’installer à Rennes pour prendre un jour la succession de son beau-père ? Pourquoi pas ? Mais non : « Je n’ai aucune envie de reprendre la Sagesse et la rue Duguesclin, moi tout seul, d’ailleurs pas plus qu’avec n’importe quel autre voleur (ils le sont tous)… »

La fuite à Genève

Il songe alors à devenir médecin sur un paquebot. Pour cela, il passe avec succès le concours de médecine sanitaire maritime. Finalement, il bifurque vers Genève. Il y rejoint la Société des Nations, comme chargé de mission auprès du docteur Rajchmann, directeur de la section d’hygiène.
Destouches quitte Rennes pour trois ans de missions à travers le monde. Il est vaguement question que sa femme et sa fille le rejoignent en Suisse. Édith le souhaite. Louis fait la sourde oreille. Il vaque aux États-Unis, en Afrique. Enfin, il adresse une lettre inouïe à son épouse : « Je ne veux pas te traîner pleurarde et miséreuse derrière moi, tu m’ennuies, voilà tout, ne te raccroche pas à moi. J’aimerais mieux me tuer que de vivre avec toi en continuité (…) J’ai envie d’être seul, seul, seul, ni dominé, ni en tutelle, ni aimé, libre. Je déteste le mariage, je l’abhorre, je le crache… »
Décillée, Édith demande le divorce. Il est prononcé aux torts du mari absent, le 21 juin 1926 par le tribunal de Rennes. « Je crois qu’il étouffait dans le mariage, le pauvre homme », confiera laconiquement Édith des années plus tard.

Un impossible rêve

Destouches revient toutefois à Rennes voir sa fille dont il a la garde un mois par an. Il passe ses vacances avec elle à Dinard et restera proche de la Bretagne : il y a ses amis et ses habitudes, à Saint-Malo notamment. À la fin de sa vie, en 1958, il renoue avec Édith à l’occasion du décès de sa mère, Marie Follet. « Elle m’a toujours fait du bien. Que j’ai été brutal aussi avec elle », écrit-il se souvenant de sa vie rennaise.
Demeure un rêve rennais de Céline. Un scénario paisible, une option bourgeoise, la possibilité d’une carrière. L’éventualité d’un destin conjugal, médical, provincial. Cet avenir tracé, Louis Destouches ne put que l’effleurer pendant six ans. Il lui fallait claquer la porte, prendre le large. Bref, devenir Céline.

Georges GUITTON
Place Publique Rennes n°5, mai-juin 2010.
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