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samedi 17 mai 2014

Les Entretiens du Petit Célinien (XII) : Pierre-Marie MIROUX

Agrégé de Lettres modernes, Docteur ès-Lettres et Professeur honoraire en classes préparatoires aux Grandes Écoles, Pierre-Marie Miroux a publié en 2006 Matière et lumière : la mort dans l'oeuvre de L.F. Céline aux éditions de la Société d'études céliniennes, dont il est un membre actif. Il nous présente aujourd'hui son nouvel essai, Céline : plein Nord, une anthologie d'articles sur les liens de Céline avec cette région française.


Dans un premier article, vous retracez très précisément la généalogie nordiste de Céline, finalement peu connue. Céline n'a donc pas inventé son ascendance flamande ? 
Céline n'a absolument pas inventé son ascendance nordiste. Par contre il l'a confondue avec une ascendance flamande, mais tout le Nord de la France et toute une partie de la Belgique ne se réduisent pas aux Flandres, même si une partie du département du Nord et une partie de la Belgique sont flamandes. La famille de Céline est originaire du sud du département du Nord, à l'entrée de la région dite de l'Avesnois, région de bocage que l'on appelle parfois localement « la petite Suisse du Nord ». On n'est donc pas du tout dans le plat pays flamand néerlandophone. D'où vient cette confusion ? Est-ce que dans la famille de Céline, on assimilait déjà Nord et Flandres ? Est-ce parce qu'il a découvert le Nord à travers les Flandres, en Belgique, à Poelkapelle, là où il fut blessé, puis à Hazebrouck, ville de Flandre française où la langue populaire était le flamand (comme le prouve le surnom donné au frère d'Alice David, Maurice, surnommé Mau'tje - le tje étant un diminutif flamand caractéristique) ? Ou parce que ça l'arrangeait pour pouvoir se rapprocher de peintres correspondant à ses goûts comme Brueghel ou Jérôme Bosch ? Le plus probable est qu'il n'a jamais recherché vraiment ses origines nordistes et que le nom même de la ville du Quesnoy était oublié dans la famille : il s'est donc contenté de cette assimilation entre Nord et Flandres. Si Céline avait su qu'il avait eu des trisaïeuls ayant vécu à Valenciennes, nul doute qu'il n'aurait pas manqué de les évoquer en rapport avec la dentelle de cette ville dont il parle à plusieurs reprises dans ses romans : l'occasion aurait été trop belle ! 

L'expérience de la guerre va profondément bouleverser la vie de Céline. Et c'est dans le Nord, à Poelkapelle, qu'il sera blessé en octobre 1914 et transporté à l'hôpital d'Hazebrouck jusqu'en décembre 1914. Vous dites que c'est à cet endroit qu'il vivra les scènes de bombardements, de flots de réfugiés, ces visions apocalyptiques que l'on retrouvera notamment dans Voyage au bout de la nuit ? 
Hazebrouck était tout près de la ligne de front. Il évoque le bruit du canon qu'il entend de son lit d'hôpital. C'est également une ville qui a vu arriver un nombre considérable de réfugiés belges, ou d'autres villes du département du Nord, comme Lille : la sœur d'Alice David, Angèle, était réfugiée de Lille, ville occupée par les Allemands pendant toute la durée de la guerre. De même, on voit que M. Houzet qui s'est occupé de lui, à la demande de son père, pendant son séjour à Hazebrouck, s'inquiète pour sa mère, âgée, bloquée à Lille jusqu'à la fin des hostilités. Céline a sûrement ressenti tout cela, bien que l'hôpital où il se trouvait ait été un cocon protecteur. Ce qu'on peut trouver dans Voyage au bout de la nuit sur ce thème, vient de là et des combats des Flandres en 1914. Mais les grandes visions apocalyptiques de la trilogie allemande viennent bien sûr de son expérience de réfugié en Allemagne en 1944 - 1945. 

C'est à Hazebrouck qu'il fera des rencontres signifiantes. Le Docteur Sénellart, qui sauvera son bras, mais surtout l'infirmière Alice David, dont vous nous faîtes découvrir la vie. Quelle type de relation a t-elle entretenu avec Céline ? 
J'ai essayé d'éclairer au maximum la relation d'Alice et du jeune cuirassier Destouches. Pour cela nous avons les lettres d'Alice qui montrent clairement qu'elle a éprouvé des sentiments amoureux pour Céline, ou, au moins, des sentiments d'amitié amoureuse. Est-ce allé plus loin ? Y aurait-il eu une vraie liaison, d'où serait née une petite fille ? 
Tout le mystère est là. Des rumeurs en ont circulé apparemment pendant la guerre, et encore longtemps après, s'il faut en croire Mme Cauwel, infirmière comme Alice en 14-18. En même temps, la petite nièce d'Alice affirme que, d'après les souvenirs qu'elle a gardés de sa grand tante, cela est inconcevable, mais elle n'a connu Alice que beaucoup plus tard, quelques années avant sa mort. 

Dans leur correspondance, on sent une femme amoureuse, malgré ce qui peut les séparer ; d'abord leur âge, elle a vingt ans de plus que le jeune soldat Destouches. Céline a t-il été aussi attaché à elle, qu'elle à lui ? 
Céline n'a sûrement pas été attaché à Alice autant qu'elle à lui. Cependant il faut être prudent car l'évolution de Céline est très rapide à partir de 1915. Son séjour en Angleterre, ses fréquentations d'alors, son mariage même, puis ensuite son épopée africaine, vont le transformer très vite. Mais dans le court moment où il fut à Hazebrouck, le réconfort d'une femme comme Alice, et l'affection qu'elle lui portait, lui ont sans doute été très précieux : il n'avait que 20 ans, il sortait de quelques mois d'horreur des combats, il était sérieusement blessé : il y avait donc de quoi être véritablement perturbé. Je pense que l'amour d'Alice a alors compté pour lui  et qu'il ne l'a jamais oubliée : la preuve en est qu'à travers toutes les pérégrinations de sa vie, il a toujours conservé ses lettres. 

Une relation qui se retrouve bien sûr dans les romans. Pouvez-vous nous parlez de cet épisode de Greenwich dans Guignol's band ? 
Le court passage de Guignol's Band que je cite où Céline raconte ses escapades en bateau de Londres à Greenwich est très révélateur de sa manière de faire. Céline, avec ses romans, n'a pas écrit ses Mémoires. Il choisit des épisodes de sa vie, les assemble, le plus souvent dans un ordre dont nous savons qu'il n'a rien de chronologique, et reconstruit une oeuvre personnelle avec ces matériaux. Il a choisi de ne pas parler explicitement d'Alice et de son séjour à Hazebrouck auquel il ne fait que quelques allusions dans toute son œuvre. Seule la connaissance d'éléments extérieurs au texte m'a permis de relier cet épisode féerique des promenades en bateau de Londres à Greenwich aux visites, rares sans doute, rendues aux enfants d'Angèle David réfugiés chez les Ursulines de Greenwich (chez lesquelles était religieuse une autre sœur d'Angèle et d'Alice), pendant que leur mère était à Hazebrouck et leur père à Lille où il exerçait son travail de marbrier. Le thème féerique de l'eau se comprend encore mieux ainsi puisqu'il était, dans la réalité, relié à des enfants, autres êtres de la féerie chez Céline. 

Vous réunissez de nombreux éléments, d'abord biographiques puis littéraires (Voyage, Guignols band II et III), qui permettent de penser à la naissance d'une fille, fruit de cette relation. Vous allez même jusqu'à montrer que la vérité romanesque deviendrait plus vraie que la vérité biographique. Pouvez-vous nous en dire plus ? 
Au risque de paraître très prétentieux, je pense que l’idée que la vérité romanesque serait plus vraie que ce que nous pensons savoir de la vérité biographique est une idée qui ouvre des voies à la recherche célinienne. Il n'y a aucune trace retrouvée jusqu'à présent de la naissance d'une fille de Céline en 1915, et pourtant il y a des allusions troublantes à un tel phénomène dans son œuvre, notamment dans les ébauches de ce qu'on appelle Guignol's Band III. Je pense que, chez Céline, tout est vrai - il dit suffisamment qu'il est un chroniqueur - mais qu'il a transposé la réalité, et du même coup crypté son œuvre, d'une façon que nous commençons seulement à entrevoir vraiment. Je suis persuadé qu'il y a encore beaucoup de recherches à faire dans ce domaine. 

Une hypothèse intéressante aussi est celle d'une Alice David sous les traits d'Alcide, le fameux personnage de Voyage au bout de la nuit. 
Évidemment mon hypothèse selon laquelle Acide pourrait n'être que l'anagramme d'Alice D., façon dont elle signait ses lettres, peut paraître fantaisiste. Cependant Céline ne forme pas au hasard les noms de ses personnages : le général des Entrayes, l'errant perpétuel Robinson, la famille Henrouille (en rouille), Mme Hérote (nom qui fait écho à Eros) qui fournit du plaisir sexuel aux soldats, tout cela nous montre que ces noms sont signifiants. Et que l'on se demande pourquoi Marcel Aymé devient Marc Empième, un empyème étant un terme médical désignant une accumulation de pus dans une cavité du corps : on comprendra peut-être l'ambigüité des sentiments de Céline envers cet écrivain, qui est resté son ami, mais dont il a soupçonné qu'il aurait pu être lié à Gen Paul dans la brouille qui les ont opposés après la guerre. Mon hypothèse selon laquelle Alcide pourrait être une allusion masquée à Alice David paraîtra peut-être alors moins farfelue, tous deux incarnant la bonté désintéressée, si rare aux yeux de Céline. 

Le Nord est le lieu de découverte de la médecine pour Céline avec les soins qui lui seront apportés par l'équipe de l'hôpital d'Hazebrouck et ceux d'Alice David en particulier. Mais il y fera aussi son retour en 1925 en tant que médecin de la Société des Nations pour y étudier ce qui le passionne, les questions d'hygiène sociale et les conditions ouvrières. Que va t-il tirer de ce voyage ? 
De ce voyage d'accompagnateur de la mission SDN, Céline a dû tirer le même enseignement que les médecins qu'il accompagnait : l'importance de l'hygiène comme moyen de prévention des maladies. On est alors en plein héritage pasteurien. La visite à l'Institut Pasteur de Lille, fondé par Pasteur lui-même, est significative à cet égard, ainsi que celle de l'Hôpital maritime de Zuydcoote. L'hygiène fut d'ailleurs, à la même époque, le thème médical de sa thèse de médecine sur Semmelweis, car Semmelweis a montré que c'est le manque d'hygiène des médecins eux-mêmes qui entraînait la fièvre puerpérale. Céline avait d'ailleurs commencé par la prévention de la tuberculose avec la fondation Rockefeller. Tout ce qui touche à la médecine touche à l'hygiène chez lui. Ce voyage avec la mission SDN n'a pu que le conforter dans le choix de cette voie après l'échec de son installation comme médecin libéral à Clichy. 

Le dernier texte de votre livre, « Le Nord, ma marotte ! », aura particulièrement retenu notre attention. Il traite du Nord « rêvé » par Céline, d'un Nord « de fantômes et de légendes », d'un monde de l'émotion, par delà la mort. À travers ce Nord qu'il fantasme comme une véritable quête des origines, ne serait-ce pas ses propres racines que Céline recherche ? 
Absolument, c'est du moins la thèse que je défends. Pour Céline, rappelons-le, « c'est naître qu'il aurait pas fallu », car la vie n'est le plus souvent que misère, méchanceté et souffrance. Pour trouver une vie vivable, si je puis dire, il faut donc retrouver une vie d'avant la vie réelle, une vie fantasmée à travers des origines féeriques d'un autre temps : peut-être est-ce un des sens des origines flamandes liées à la peinture d'un Jérôme Bosch ? Mais ce thème est décliné de nombreuses façons par Céline : ce peut-être aussi bien à travers l'évocation de la Belle Époque, époque d'avant l'apocalypse de la guerre 14, époque de la dentelle « façon Valenciennes », qu'à travers l'évocation de la retraite de Russie à l'envers, celle où la Bérésina n'existerait plus avec son massacre et son fameux passage - lequel passage, dans la géographie parisienne de Céline, devient une « pissotière sans issue ». Le rapprochement que j'ai établi entre la sirène de Scandale aux Abysses, venue du grand Nord s'échouer au Havre, et la grand-mère paternelle de Céline, née dans le Nord et arrivée, elle aussi, au Havre par une mutation de son père, me paraît assez significatif : cela fait partie, selon moi, de ces éléments cryptés que Céline sème, consciemment ou inconsciemment, je ne sais, dans son œuvre. 

Vous dîtes que Céline connaissait très peu ses racines nordistes. Ce flou lui aurait-il permis d'investir ce vide et de donner ainsi libre cours à sa fantaisie ? 
Comme je l'ai dit plus haut, je pense que dans la famille du père de Céline, on avait le souvenir de ces origines nordistes, mais un souvenir vague, l'épisode du passage par Le Havre ayant éclipsé cette mémoire. On voit par contre que le père a bien le souvenir des ses origines havraises à travers son goût pour les bateaux et leurs manœuvres. Le flou qui entourait les origines nordistes n'a pu que mieux permettre à Céline d'en faire ce qu'il voulait. Il n'était pas prisonnier de dates ni de circonstances précises et n'a d'ailleurs jamais cherché à en savoir plus sur ce sujet. Ce qu'il en connaissait lui suffisait tout-à-fait pour ce qu'il voulait en faire. 

Vous interviendrez lors du prochain colloque de la Société d'études céliniennes qui se tiendra à Paris en juillet. Quelle sera le thème de votre communication. Et avez-vous d'autres projets en cours concernant Céline ? 
Le thème du prochain colloque de la S.E.C. est l'enfance. Je ferai donc une communication sur Bébert, le Gavroche de Voyage au bout de la nuit, en le rapprochant du chat de Céline, auquel celui-ci avait donné le nom de Bébert en souvenir de ce personnage, et dont il a fait un héros littéraire à part entière. Enfant et animal sont tous deux des êtres féeriques. Quant au projet que j'aimerais réaliser, c'est une étude la plus exhaustive possible du thème de la dentelle chez Céline : je resterai encore ainsi dans le Nord, puisque la dentelle est une des grandes formes d'expression artistique des Flandres. 


Propos recueillis par Matthias GADRET 
Le Petit Célinien, 17 mai 2014

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Céline : plein Nord est disponible en librairie ou à la librairie Les Autodidactes (38€ franco), 53 rue du Cardinal Lemoine, 75005 Paris, 01 43 26 95 51, autodidactes@gmail.com.

A écouter :
Céline avant Céline, colloque "Autour de Céline" (2011)

> Bébert et Bébert, colloque "L'enfant chez Céline" (2014)

lundi 20 janvier 2014

Les Entretiens du Petit Célinien (XI) : Valeria FERRETTI

Doctorante à l'Université de Florence en Italie, traductrice (la correspondance de Céline à la presse collaborationniste est sortie en 2011 aux éditions Settimo Sigillo), Valeria Ferretti revient avec nous sur la réception de Céline en Italie, ses travaux en cours, ses projets à venir...

Pour commencer, j'aimerais vous poser la question rituelle : comment en être venu à Céline ? Fait-il partie de vos premières lectures marquantes ?
Mon approche de Céline s'est faite tardivement. Ma rencontre avec son écriture est due au hasard. Un copain de l'université m'a sollicité à lire Voyage au bout de la nuit. Il voulait savoir comment je traduirais certaines expressions en italien. 

Vous êtes aujourd'hui Doctorante à l'Université de Florence en Italie. Pouvez-vous nous présenter les thèmes qui seront abordés dans votre travail de thèse ? 
Ma thèse porte sur la retraduction d'une écriture orale mythique, la langue de Céline, en italien. Le projet de notre recherche a un caractère principalement linguistique – et de façon secondaire, littéraire – la traduction étant un champ d'études voué à la langue. Nous traiterons d'abord le developpement des études traductologiques en France et en Italie dans les trente dernières années en réflechissant notamment sur l'enjeu et le phénomène de la retraduction littéraire des « classiques ». Ensuite, après avoir reparcouru le contexte historique et culturel dans lequel s'installe la première période romanesque de l'épopée célinienne, nous concentrerons notre attention sur la conception de l'oeuvre littéraire et de la traduction selon Céline à partir de sa correspondance avec les traducteurs, de son « miroir » professionnel féminin, Marie Canavaggia et de ses romans (notamment Bagatelles pour un massacre). Nous parviendrons à sonder les mythèmes du style célinien à travers la pratique et l'oreille des traducteurs italiens qui ont tenté de recréer ce style tout en essayant de ne pas trahir l'intention de l'auteur et dont les résultats sont assez divers. Dans ce dernier volet, nous comparerons notamment le style, la musicalité de la traduction de Mort à crédit faite par la poète Giorgio Caproni avec la version offerte par un intellectuel italien, Giuseppe Guglielmi, mise en sourdine pour des raisons de « priorité » et de droits de traducteur (en fait, la version officielle qui circule encore en Italie est celle de Caproni). Pour la petite histoire, Giuseppe Guglielmi a également traduit Casse-pipe, Féerie pour une autre fois, D’un château l’autre, Nord, Rigodon, Progrès. En annexe, je proposerai la retraduction de certains extraits des romans de Céline en mettant l'accent sur l'importance de la gestualité inscrite dans son écriture. En outre, je suis en train de contacter plusieurs proches de Giuseppe Guglielmi afin d'obtenir sinon le manuscrit intégral de cette traduction inédite, au moins quelques feuillets. Mais de ce côté, mes recherches n'avancent pas. 

Dans un article paru en 1988 dans La Revue des Lettres Modernes, Paolo Carile nous explique que l'oeuvre de Céline a reçu un « intérêt constant » en Italie depuis la parution de ses premiers textes, que ce soit par les journalistes, les éditeurs ou les lecteurs. Cet intérêt se retrouve t-il encore aujourd'hui ? 
Pour dresser un petit bilan, Céline a eu des phases de succès alternées. Il avait fait son début dans le panorama italien à la sortie de la première traduction du Voyage (de façon plutôt négatif) en 1933 et puis on en avait plus parlé jusqu'à sa mort. On reviendra à parler de lui à l'époque de la publication de la traduction de Mort à crédit en 1964 (fait par un celèbre poète et prefacé par l'un des critiques littéraires les plus en vue). A partir de là, un mouvement de redecouverte progressif et grosso modo constant a démarré. Si nous prenons les traductions des oeuvres mineures et de la correspondance publiée dans les Cahiers Céline, nous verrons qu'elles arrivent en Italie par un flot constant, entre 1994 et 2010. Par ailleurs, 1994 est l'année de la parution de la Trilogie du nord dans la Pléiade italienne Einaudi-Gallimard. Je tiens à rappeler également les deux colloques marquants consacrés à la réception et à la transposition de Céline : « Tradurre Céline » organisé en 1997 par la Faculté des Langues de l'Université de Cassino (en collaboration avec l'ambassade de France) et « Traduction et Transposition » de 2008 (Dix-septième colloque international organisé à Milan par la Société d'Études Céliniennes). Pourtant je constate au fil de ces dernières années, le manque d'études critiques novateurs. 

Trouve t-on en Italie autant de travaux qui s'attachent à la biographie que d'études sur la stylistique ? 
Après des célébrations sommaires de la mort de l'écrivain dans la presse italienne, les critiques et journalistes se sont mis à rédiger des pezzi di colore, des articles où la littérature n'était qu'un prétexte. Dans le sillage des travaux de Marc Hanrez, Pol Vandromme, Nicole Debrie-Panel et de Dominique de Roux (selon Paolo Carile, ils sont les premiers chercheurs qui ont tenté de donner un bilan global et qui ont tiré un jugement serein de Céline et de son oeuvre), l'Italie a ouvert sa vraie saison critique sur l'écrivain au niveau scientifique à la fin des années 60, en s'éloignant toujours plus de l'aspect moraliste, politique et du biografismo1. Anita Licarie et Gianni Celati sont les pionniers des études stylistiques. Leurs réflexions parues dans Il Verri en 1968 demeurent incontestablement actuelles et perspicaces. Dans « L'effetto Céline », la chercheuse déplace l'attention vers les œuvres moins connues à l'époque (Guignol's bandLe pont de Londres) en se concentrant sur les occurrences du célèbre rendu émotif. Licari souligne que le choix d'un registre « bas » ou populaire canalise davantage cet ajout expressif du geste, du ton de la voix, de la mimique du locuteur. Elle souligne également que la faible valeur sémiotique de certains éléments verbaux contribue à produire la célèbre « petite musique ». Du même avis est Gianni Celati, écrivain et traducteur (entre autres) de Céline. La réthorique typographique célinienne est analysée par Celati en détails : « l'emploi répété de la virgule aussi bien pour développer une courbe mélodique sinusoïdale que pour scander les temps brefs, l'emploi des trois points en guise de virgule pour sous-entendre l'incertitude, l'emploi du point d'exclamation pour varier la courbe mélodique, l'emploi serré du point d'exclamation pour accentuer les gestes, l'emploi des trois points pour marquer une pause, l'emploi du point d'exclamation avec les trois points de suspension pour emphatiser, le même emploi appliqué à une suite d'énoncés pour en accentuer les gestes, l'emploi du point d'exclamation en guise de question rhétorique, l'emploi du point d'interrogation répété pour exprimer le dilemme »2.
Plus récemment, les études de Loredana Trovato sur Guignol's band (une lecture visant les techniques et les structures narratives, ainsi qu'une analyse linguistique-sémiotique du roman) et de Pietro Benzoni sur Mort à crédit (une comparaison stylistique entre la langue célinienne et les solutions apportées par le poète et traducteur Giorgio Caproni) sont à mon avis remarquables. Les biographies ont paru sans une régularité apparente. Certainement plus nombreuses que les études stylistiques, les biographies italiennes de Céline sont pour la plupart des introductions, des précis. À l'opposé, nous trouvons la biographie étalée sur plus de 1000 pages, très passionnée, presque une biographie « à sensation » (si bien que l'auteure a mis une dizaine d'années pour la rédiger) de Marina Alberghini dont le titre est Louis-Ferdinand Céline, gatto randagio, parue en 2009. En 2010, Stefano Lanuzza a écrit une biographie avec un style autobiographique (l'auteur fait parler Céline en personne). Un petit manuel qui n'apporte vraiment rien de nouveau. De plus, le titre dévoile une interprétation, à mon avis, faussée de Céline : Maledetto Céline, un manuale del caos : pour lire Céline, on ne doit pas le haïr... on doit le lire, tout simplement. 

Bagatelle per un massacro (1938)
Lors du dernier Congrès de l'Association Canadienne-Française pour l'Avancement des Sciences (ACFAS) en mai 2013, deux jours étaient consacrés aux « pamphlets de Céline : enjeux d'une réédition et bilan de la recherche ». A cette occasion, vous avez proposé une communication sur « Les pamphlets en Italie : traductions, polémiques et bilan des réflexions critiques (1980-2013) ». Selon vous, l'Italie se distingue t-elle des autres pays dans la réception critique des écrits polémiques de Céline ? 
Pour ce qui concerne la réception critique des écrits antisémites, il est sûr qu'en Italie, on continue à prêter une attention vive et, comme en France, Céline demeure une question épineuse et d'une certaine façon irrésolue. En 1938, une première traduction de Bagatelles avait été faite par Alex Alexis (traducteur du Voyage en 1933) mais sans doubler l'écho de la première. Très probablement, le texte était trop proche de l'actualité politique française et l'écrivain encore mal connu pour que les lecteurs italiens de l'époque s'y intéressent vraiment. Mais il est étonnant de remarquer, comme je l'ai montré dans ma communication lors du colloque canadien, la multitude des éditions (légales ou illégales) italiennes des pamphlets couvrant la période 1981-1995. Ces éditions ont souvent des préfaces qui s'avèrent de vrais témoignages d'admiration frôlant la dévotion pour Céline. En général, les maisons d'édition italiennes ainsi que leurs comités de lecture ont fait preuve d'une grande attention à la production littéraire étrangère ainsi que d'autonomie par rapport aux conditionnements idéologiques. Il suffit de lire le communiqué de presse accordée par l'éditeur Guanda de Milan suite au procès mené contre lui par Lucette Almansor et son avocat à l'occasion de l'édition intégrale de Bagatelles pour un massacre en 1981 (je traduis): « En ce moment, ce qui est nécessaire et urgent de souligner, c’est le côté gravement censeur et anticulturel d’une demande qui attente à l’un des droits fondamentaux de l’individu dans une société libre et évolue : le droit de lire ce qu’on veut et de se faire une opinion de façon directe (…). Nous sommes également persuadés que personne n’a en aucun cas et en aucun lieu le droit moral d’empêcher aux lecteurs l’accès à la connaissance d’une partie essentielle (quoi qu’on veuille la juger) de l’œuvre d’un des plus grands écrivains et des témoins les plus dramatiques de notre temps (...). Quoi qu’on veuille juger le contenu idéologique des pamphlets, il est impossible de comprendre le passage de Céline des premiers chef-d’œuvres narratifs à ceux de la maturité si on continue à faire abstraction de la nouveauté stylistique extraordinaire introduite par les invectives brulantes apocalyptiques excités auxquelles l’écrivain se livra dans ces pages “infâmes” ou bien (comme il nous semble plus correct de le dire) extrêmement risquées, provocatoires et déchirantes ». Il ne faut pas oublier non plus qu'à une époque où les jeunes romanciers italiens cherchaient de nouvelles voies narratives à travers l'expérimentation, l'exemple précurseur de Céline ne pouvait pas être négligé. Les milieux littéraires d'avant-garde se confrontèrent avec la modernité de son écriture, les critiques militants essayèrent de l'interpréter. Il devint une référence. 

Pensez-vous que le fait d'avoir une histoire du fascisme et de l'antisémitisme peut-être moins difficile qu'en France, que l'on ne retrouve pas en Italie le même sentiment de culpabilité parfois présent ailleurs en Europe, a permis d'accueillir plus facilement l'oeuvre et l'homme ? 
Après 1929, il y a eu une crise morale et politique européenne qui a atteint surtout la petite bourgeoisie et certains milieux intellectuels. Une méfiance envers la démocratie et le capitalisme commence. Dans ce cadre, de nouvelles expériences se placent en tant qu'alternatives à la démocratie et en tant que tentative d'arrêt au malfonctionnement du capitalisme, voire ses dégénérations. Il y a donc un état d'âme critique envers ces problématiques communes à tous les pays européens. En ce qui concerne l'Italie, plus que par le mouvement fasciste ou antisémite, Céline a été sans doute apprécié par les mouvements d'extrême droite italienne qui n'ont pas eu comme modèle le fascisme, perçu comme un échec non seulement sur le plan militaire mais aussi politique à cause de l'incapacité de créer un vrai état fasciste. Toutefois, je crois que le non-conformisme intellectuel et littéraire, ainsi qu'un tempérament quelque part « latino » (malgré le fait que Céline détestait tout ce qui se trouvait au Sud de la Bretagne) sont les vrais ingrédients qui ont rendu Céline sympathique aux yeux des lecteurs italiens et que ceux-ci ont permis de faire ensuite une analyse de l'homme et de l'écrivain plus « décontractée » et liberée des tabous qu'en France. En 1966, au sujet des écrivains collaborationnistes français, Paolo Carile affirmait que « lorsqu'on parviendrait à lire les pamphlets céliniens comme les Tragiques de D'Aubigné, on constaterait l'importance littéraire de ces pages, qui de leur propre nature brisent et franchissent toute catégorie politique et morale.» Et il continuait : « Si on considère également la pensée célinienne dans sa totalité et avec détachement, son sentiment irrationnel et tragique de la déchéance sociale, son obsession pessimiste de la mort, son apologie de la lâcheté, son sentiment d’angoisse et de nausée, son horreur physique et métaphysique de la guerre, tout cela ferait de Céline l’exemple humain le moins fasciste que l’on puisse concevoir. Comment fonder une idéologie fasciste sur l’idée que l’homme n'est qu'une pourriture flottante ? » 

Je crois savoir que vous avez l'ambition de proposer une nouvelle traduction de Mort à crédit. Quelles sont les motivations qui ont pu vous pousser à vous lancer dans un travail aussi exigeant ? 
La motivation principale est de me mettre en jeu, de risquer mes compétences, ma sensibilité langagière et le bagage culturel qu'au fur et à mesure je crée et qui me forge, tout en prêtant attention à mes limites. Finalement, je pense avoir mis la barre très haut pour ce travail. Vous savez, souvent le traducteur partage la même condition que Sisyphe : astucieux, sans scrupule parfois, mais finalement condamné au châtiment d'un travail inutile et vain. J'ai donc décidé de ne pas traduire Mort à crédit intégralement. Je m'aperçois que cela est un vrai défi à mes capacités de jeune traductrice ! Surtout que je vis constamment avec l'obsession de la perte d'intensité dans la restitution en italien des phrases, des mots... Mais je pense aussi que ce sentiment est légitime et incontournable pour tout traducteur de Céline et que, comme il le disait lui-même, il faut mettre notre peau sur la table si nous voulons rester vivant. 

De quelles natures sont les difficultés que vous rencontrez à la traduction d'un tel texte ? 
Une difficulté évidente est liée à l'effort lexical demandé par le vocabulaire subverti de Céline. Cependant, à y regarder de près, la difficulté majeure vient à mon avis du fait que les traducteurs italiens ne disposent pas d'un équivalent du français populaire. Comme l'a bien souligné Pietro Benzoni dans son étude comparatiste, le polycentrisme italien, avec sa grande variété de langues régionales et de dialectes n'a pas été soumis à un modèle linguistique centralisateur aussi puissant que celui de Paris. De plus, langage poétique et effets d'oralité se fondent chez Céline. La concision célinienne véhicule une puissance évocatrice extraordinaire. J'ai remarqué aussi que l'imaginaire célinien a souvent tendance à matérialiser ce qui est incorporel ou abstrait. La seule règle valable pour ne pas trahir Céline est qu'un traducteur doit être fidèle à son système linguistique et, plus précisément à ses expérimentations langagières ; il doit rester fidèle à l'idée musical de l'original en recréant un rythme propre à la langue d'arrivée. Il faut jouer avec la phonologie, les allitérations de l'original, le système mono ou bisyllabique du français face aux polysyllabes, par exemple, de l'italien. Ce qui caractérise la syntaxe de l'écriture célinienne est l'émotion et la syncope et le principal problème traductif vient de là. 

Vous êtes aussi l'auteur d'une traduction de Céline ci scrive - Le lettere di Louis-Ferdinand Célinealla stampa collaborazionista francese, 1940-1944 (Edition Settimo Sigillo, 2011). Vous avez donc pu comparer des écritures rédigées à deux époques et aux contenus bien différents. Diriez-vous qu'il y a deux styles chez Céline ? 
Je ne parlerai pas de deux styles chez Céline, mais plutôt d'un style unique qui s'adapte à plusieurs écritures, en fonction de son destinataire (interlocuteur ou lecteur) et des différentes époques de sa vie. On peut remarquer que le style célinien, tel qu'il est communément perçu, évolue énormément à partir de ses premiers romans, mais toutes ses voix intérieures (le confident, le prophète, l'aphoriste, le polémiste, le bouffon, etc.) sont là bien avant le Céline écrivain et ressortent et se modulent selon les circonstances de sa vie. Par contre, le côté haineux, rapide, pressant du style débordant dans un déferlement d'invention langagière commencera avec Mort à crédit et atteindra son paroxysme sous l'Occupation. Les lettres aux rédacteurs en chef de la presse collaborationnistes que j'ai traduit ainsi que les écrits polémiques le montrent bien : un moi omniprésent qui monologue avec (et qui peste contre) le lecteur. En parlant de la sortie des Lettres en Pléiade, un journaliste de Libération a écrit : « Tout est tapissé de rire, de haine, d’élans tendres, de paranoïa. Tout est tristesse, violence, solitude, émotion. Et tout est fait pour la page, lieu amoral de liberté et du salut, blanc où la chute devient battement ». Comme dirait Céline, c'était exactement observé.

Avez-vous de nouveaux projets en cours de réalisation sur Céline ? 
Dans l'esprit de divulgation de documents inédits pour les céliniens italiens, Andrea Lombardi et moi avons pensé à faire paraître la traduction de l'essai de Dominique De Roux, La mort de L.-F.Céline. Nous nous sommes aperçus qu'il fallait combler une lacune dans la bibliographie sur Céline en Italie ; il était nécessaire de donner la parole à un homme qui a beaucoup contribué à faire connaître l'écrivain. Ce petit essai n'est petit que dans la forme... le contenu au contraire s'est révélé dense en renvois intertextuels (culturelles, historiques, etc.) de grande envergure... la langue employée a été également pour moi une source de nouvelles expressions à apprendre au fur et à mesure que j'avançais dans la lecture... j'avais l'impression de lire/écouter la réincarnation de Céline quelque part ! Ma traduction paraîtra au printemps prochain chez les éditions Lantana de Rome.

Propos recueillis par Matthias GADRET 
Le Petit Célinien, 20 janvier 2014.

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Notes 
1 - Dans la critique littéraire, prédominance des données biographiques sur les données critiques.
2 - NdT

lundi 11 février 2013

Les Entretiens du Petit Célinien (X) : Bernabé WESLEY

Bernabé Wesley est professeur certifié en Lettres Modernes à l'Université de Montréal. Son mémoire de maîtrise, consacré à Céline, s’intitule Nord de Louis-Ferdinand Céline : une réécriture des chroniques médiévales ; Il prépare actuellement une thèse en Littérature française, sous la codirection de Suzanne Lafont (Université de Montpellier) et de Pierre Popovic (Université de Montréal) : L'altérité formelle du paradigme du passé dans l'oeuvre de Louis Ferdinand Céline.


Vous avez consacré votre mémoire de maîtrise aux relations entre Nord et les chroniques du Moyen Âge. Quels genres de textes regroupe ce terme de chronique ? Et quelles sont les références connues des lectures de Céline sur le sujet ?
À l’occasion de la parution de Nord, Céline met en avant un tournant majeur de son activité littéraire : « J’ai cessé d’être écrivain pour devenir un chroniqueur », déclare-t-il en 1959. Or la correspondance de l’écrivain indique qu’il se fit envoyer, en exil à Baden-Baden en 1944, un exemplaire des Chroniqueurs et Historiens du Moyen Âge, anthologie de la Pléiade établie par Albert Pauphilet et publiée en 1942. Deux ans plus tard, il précise dans une des Lettres de Prison avoir trois livres dans sa cellule, dont une anthologie qui ne peut être que celle des chroniqueurs. De Baden-Baden au Danemark en passant par Sigmaringen, Céline aura traversé toute la fin de la Seconde Guerre mondiale avec cette anthologie d’historiographes médiévaux en main.
Ce recours à la lignée littéraire des chroniqueurs doit d’autant plus être pris au sérieux qu’il est annoncé dès Normance, le second volume de Féerie pour une autre fois, et fait l’objet de nombreuses affirmations dans la trilogie allemande et dans les entretiens de l’après-guerre. L’ambition d’écrire une chronique à la façon des médiévaux est donc une constante de la trilogie allemande. A partir de Normance, publié en 1954, et jusqu’à sa mort, Céline n’écrira d’ailleurs plus que des chroniques.
Les chroniques auxquelles Céline fait référence dans la trilogie allemande ou dans les entretiens de l’après-guerre sont celles qu’il a lues dans l’anthologie mentionnée ci-dessus. En 1942, le médiéviste Albert Pauphilet, publiant des extraits de Robert de Clari, de Villehardouin, de Joinville, de Froissart et de Commynes, intitulait son livre Historiens et Chroniqueurs du Moyen Âge. De toutes les œuvres sélectionnées, seules peut-être les Conquête de Constantinople de Villehardouin et le livre éponyme de Robert de Clari méritent à juste titre d’être considérées comme des chroniques. La Vie de Saint Louis, ouvrage de commande rédigé par Joinville en vue de la canonisation de Louis IX, relèverait davantage du genre des vitæ ou de l’hagiographie si Joinville ne se canonisait pas lui-même en même temps qu’il canonise Louis IX, donnant ainsi à son œuvre les traits d’une autobiographie déguisée. Quant à Froissart, il est passé à la postérité pour ses Chroniques. Pourtant, celles-ci comportent une part de fiction, de poésie, de romanesque qui font de l’histoire du XIIIe siècle un vaste roman de chevalerie plutôt qu’une chronique. Enfin, ce que nous appelons les Mémoires de Philippe de Commynes paraît en 1524 sous le titre Cronique et histoire faite et composée par feu messire Philippe de Commines. Pour autant, Commynes est moins un chroniqueur que l’inventeur du genre des mémoires de personnage historique qui connaîtra, de Montluc à de Gaulle, un succès indiscuté.
En dépit de toutes ces disparités, la chronique conserve une relative unité formelle et thématique que l’on retrouve au moins partiellement chez tous les chroniqueurs médiévaux et dans les livres de Céline. Ce genre à vocation historique se définit par la construction d’un éthos de la vérité qui fonde l’autorité du chroniqueur sur un discours testimonial. La chronique prend donc la forme d’un récit à la première personne où le chroniqueur, unique instance d’énonciation, réunit à la fois le protagoniste et le témoin de l’histoire, mais aussi le narrateur et la personne biographique de l’auteur qui signe en son nom et solennellement une œuvre dont il assume la responsabilité civile devant une collectivité mémorielle.
Des chroniqueurs que Céline a lus, tous racontent l’histoire de leur temps et le pacte de vérité qu’ils scellent avec le lecteur s’inscrit dans un rapport à l’actualité historique de leur temps. L’histoire des Croisades et des luttes intestines de la Guerre de Cent Ans qu’ils racontent, ils en possèdent une expérience vécue et mettent en avant le rôle de conseiller, de messager, de diplomate qu’ils occupaient en le présentant comme un promontoire d’observation de l’histoire de leur temps. Dès lors, la vieille formule « j’étais là, telle chose m’advint » revient fréquemment dans ces textes et fonde la prétention à la vérité du chroniqueur. C’est donc le discours testimonial sur l’histoire qui permet de distinguer la chronique non seulement des autres genres de l’historiographie médiévale mais également de la tradition érudite de l’historien qui nous est plus familière.

Céline mentionne pour la première fois le mot « chronique » dans Féerie pour une autre fois II : « … je suis insuffisant pour déluges ! faudrait du genre pictural… j’ai que du petit don de chroniqueur… ». Mais son roman Nord serait celui qui se rapproche le plus de cette définition ?
Les « romans-chroniques » de Céline présentent différentes identités génériques renvoyant à la fois à l’écriture de soi, à la fiction, et à l’écriture de l’histoire. On a proposé de qualifier ces livres de « roman autobiographique » ou d’autofiction en se fondant sur la désignation « roman » qui est réservée à la couverture et aux pages de garde et sur le nombre important d’épisodes et de personnages fictifs que comportent ce triptyque. Seulement Céline qualifie son travail et cette alliance de « chronique ». Cette marque générique est elle-même confondue avec une lignée particulière de mémorialistes et, plus largement, avec un ensemble d’auteurs ayant plus ou moins trait à l’historiographie et qui forment une lignée de victimes de l’histoire. Ces brouillages génériques, loin de limiter la réécriture des chroniques à une facétie, indiquent que l’écriture de l’histoire célinienne opère une mise en lutte de différents genres entre eux, la chronique s’imposant comme le genre référentiel car son système d’énonciation et son discours testimonial créent l’illusion d’un rapport direct à l’histoire.
Si Nord se lit tout de même comme une chronique, c’est d’abord à cause des affirmations nombreuses et explicites d’un énonciateur se présentant en chroniqueur : « … vous me direz que j’invente… pas du tout !... chroniqueur fidèle !... il fallait y être bien sûr… les circonstances ! c’est pas tout le monde… » (N, 307) L’énonciateur de Nord exhibe l’historicité de sa trajectoire personnelle à travers la guerre. À l’instar des chroniqueurs médiévaux, il campe le statut de témoin direct, énonciateur d’une « vérité » historique formulée sur le mode catégorique de l’adage « j’y étais, j’ai vu ceci, je vous le raconte tel que ça s’est passé ». Le statut de témoin qu’affirme l’énonciateur de Nord soulève de nombreux problèmes puisque, sans même évoquer la question épineuse de l’existence même de cette vérité historique, cette prétention à détenir une vérité historique joue un rôle dans la rhétorique d’autojustification de l’auteur dans l’après-guerre et que, de toute façon, les trois livres de la trilogie comporte un nombre important d’épisodes et de personnages fictifs.
De plus, les marques d’énonciation de Nord confirment une parenté générique avec la chronique. De manière continue, l’énonciateur de Nord dit « je » et ce « je » correspond à la fois au protagoniste, au narrateur, mais il se confond également avec le personnage biographique qui a vécu ce qu’il raconte. Le système d’énonciation des chroniques médiévales se substitue ainsi au personnage-narrateur qui menait jusque-là l’énonciation des romans à la première personne de Céline. La première mention du mot « chronique », que vous citez, date de Féerie II : « … je suis insuffisant pour déluges ! faudrait du genre pictural… j’ai que du petit don de chroniqueur… » (FII, 294) Elle concorde avec la mise en place d’un réseau d’énonciation qui se maintient jusqu’à Rigodon où le « je », instance narrative unique du récit, établit une concordance entre le personnage « Ferdinand »/« Ferdine »/« Louis », le narrateur, mais aussi l’auteur Céline et même le Docteur Destouches. Du moment que Céline dit faire une chronique, la mise en scène de sa « foireuse épopée » (N, 311) à travers la guerre et de sa situation personnelle dans l’après-guerre accentue le caractère autobiographique de ses écrits.

Selon vous, quelle est sa définition de la « chronique » ? Vous soulevez le fait que le Céline d'après-guerre se servirait de la légitimité, de la véracité de la chronique (l'auteur est un témoin, quelqu'un qui a participé aux évènements qu'il relate), pour écrire et faire passer une version personnelle du second conflit mondial.
Les modifications que fait subir Céline à la chronique posent plusieurs problèmes d’ordre générique et poétique, mais c’est d’abord la vocation historique du genre qui subit une transformation majeure. En effet, Nord donne une version des événements de la Seconde Guerre mondiale dont le caractère illégitime et contestataire est partout affirmé. Au contraire, les travaux de Bernard Guenée, de Gabrielle M. Spiegel ou de Laurence Mathey-Maille montrent que les chroniques médiévales s’apparentent à une version officielle des événements que le pouvoir approuve. Liés personnellement au pouvoir dans la plupart des cas, les chroniqueurs assument la fonction de mémoire officielle du royaume et écrivent une version officielle des événements.
À l’inverse, la chronique de Nord est d’abord illégitime parce qu’elle conteste la version officielle des événements de 39-45. Le contexte historique de Nord est celui de l’après-guerre. La version officielle des événements de 39-45 consiste alors en un récit magnifié de la Libération qui oblitère quatre phénomènes importants : la défaite fulgurante de juin 1940, la période de collaboration, la participation active du gouvernement de Vichy dans la déportation et l’extermination des juifs; enfin la participation moindre de la population à la Résistance, qui ne fut jamais supérieure à 5%. La victoire et son prestige patriotique reviennent alors tout entiers à la Résistance. C’est la version des événements que viennent instruire grand nombre de témoignages de résistants, au premier rang desquels les Mémoires de guerre de Charles de Gaulle, dont le 3e tome fut publié en 1959, soit l’année précédant la publication de Nord. Robert Aron achève en 1954 son Histoire de Vichy et Louis Noguères, Président de la Haute Cour pendant l’épuration, publie La Dernière étape Sigmaringen deux ans plus tard.
La chronique de Nord conteste exactement les témoignages de Louis Noguères et de Charles de Gaulle. En faisant de la défaite de 1940 l’événement-clé de la Seconde Guerre mondiale, le chroniqueur de Nord remet en cause la légitimité historique de la Résistance à se prétendre vainqueur de la guerre. Bien au contraire, Céline fait le récit des injustices de l’épuration et décrit les récompenses sociales adjugées aux Résistants dans l’après-guerre comme l’usufruit de l’opportunisme et de la trahison. Illégitime, cette chronique l’est également parce qu’elle est une représentation de la souffrance des vaincus de la guerre dans l’Allemagne en débâcle de 1944, laquelle n’avait pas sa place dans les livres d’histoire des années 1950.
La chronique de Céline déconstruit ainsi le récit magnifié de « la Libération » que le gaullisme inspire dans l’après-guerre. Elle rappelle que ce récit se construit sur l’oubli de la débâcle de 1940 et des horreurs des derniers jours de la guerre. La chronique de Céline fait donc exactement l’inverse des chroniques médiévales. Au lieu d’attester par un témoignage écrit la version officielle des événements de son temps, elle récuse l’histoire officielle de son temps et désigne la part d’oubli, d’intérêt et d’accommodement avec les faits historiques qui est à son origine.

Commynes par E. Lequesne, 1853 (Musée du Louvre)
Céline aurait la volonté de s'inscrire dans une lignée de mémorialistes disgraciés, de victimes de l'histoire, l'occasion pour lui de se réhabiliter aux yeux des lecteurs ?
L’énonciateur se présente à la fois comme un « chroniqueur aimable » (N, 644) et comme un « mémorialiste », utilisant les termes « mémoires » et « chroniques » l’un pour l’autre et le plus souvent au sens large « d’écriture de soi dans l’histoire ». La diversité des auteurs auxquels il se réfère en évoquant cette lignée de chroniqueurs-mémorialistes ajoute à la confusion. Il s’agit tout autant des chroniqueurs médiévaux comme Robert de Clari ou Villehardouin que de mémorialistes comme le Chateaubriand des Mémoires d’outre-tombe ou comme Saint-Simon. En outre, il rapproche arbitrairement d’autres œuvres de ces mêmes mémorialistes. Les Commentaires de Montluc, Les Tragiques d’Agrippa d’Aubigné, mais aussi les Historiettes de Tallemant des Réaux, la correspondance de Mme de Sévigné et le Journal de Léon Bloy forment à ses yeux une lignée de mémorialistes dont l’unité n’est pas apparente. La diversité des chroniqueurs et des mémorialistes dont l’auteur revendique la filiation n’a en fait d’unité que si l’on considère qu’ils forment à ses yeux une lignée de victimes de l’histoire où Céline puise des figures d’identification.
Cette lignée regroupe des seigneurs dont la disgrâce les amène à expliquer et à justifier leurs actions. Le succès du texte pionnier de Commynes, qui figure dans l’anthologie que Céline a lue, conféra à cette figure du noble disgrâcié qui entend se rendre justice par l’écriture le statut d’un modèle. Commynes fonde en effet une lignée durable de mémorialistes qui ont tous en commun de faire de la disgrâce une scène énonciative préférentielle à partir de laquelle s’engendre le discours sur l’histoire. C’est dans cette lignée que s’inscrivent les Mémoires de La Rochefoucauld et de Retz, puis ceux de Saint-Simon et bien sûr les Mémoires d’Outre-Tombe de Chateaubriand. Tous ces auteurs veulent immortaliser leur action ou redorer un blason envers lesquels l’Histoire, estiment-ils, s’est montrée injuste.
Pour autant qu’il s’identifie à ces figures de victimes historiques, il me semble que Céline ne réécrit pas ce genre des mémoires de nobles disgrâciés. Le genre des mémoires – celles de Charles De Gaulle en sont un exemple édifiant – décrit une histoire faite par les grands hommes dont le cours se joue dans des événements majeurs qui obéissent à une logique que l’on ne perçoit qu’avec un peu de distance. La chronique de Céline raconte une histoire sans sens ni logique; c’est une histoire où tout est brouillé et chaotique, dont le sens n’est pas plus apparent avec le temps et où ceux qui croient agir en faisant l’histoire sont des histrions bercés d’illusions de grandeur.

Mais les chroniqueurs utilisent aussi largement la légende. Céline construirait donc ses derniers romans, en utilisant le modèle des chroniques, en y mêlant fabula et historia, faits imaginés et faits réels. Vous parlez d'épuisement du roman par l'histoire. Pourriez-vous expliciter cette idée ?
Comme l’indique son sous-titre, Nord reste un « roman ». Mais c’est par référence à la part d’affabulation des chroniques médiévales qu’il affirme cette caractéristique générique – sur ce point, je revois à l’article de Kirk Anderson mentionné en bibliographie. Ce n’est pas la moindre des surprises de ce livre que de présenter, au beau milieu de la catastrophe de la fin de la guerre, autant de personnages de nobles, d’usages propres à l’aristocratie et d’idéaux féodaux. À Zornhof, Céline et les siens sont les hôtes des von Leiden, famille de noblesse prussienne proche des Hollenzollern qui possède manoir, châteaux, terres et manants dans le Haut Brandebourg. Cet univers reconfigure un semblant de société féodale à la dérive au beau milieu de la Seconde Guerre mondiale. Dans une œuvre qui se présente comme une chronique, cet univers de nobles ne peut manquer de rappeler les figures historiques dont Froissart a conté les prouesses.
L’écriture célinienne de l’histoire pratique un entrelacement de l’historia et de la fabula que l’on retrouve sans peine dans les inclusions fictionnelles que comportent les Chroniques de Froissart. La légende et le merveilleux chrétien de l’histoire providentialiste que racontait le chanoine de Valenciennes, Céline se les réapproprie pour donner le spectacle d’une Apocalypse advenue sans justice divine. Du registre épique ne reste plus que les effets rythmiques, qui chantent cette fois une histoire privée de héros qui sombre dans un chaos violent et irrationnel. Des amorces courtoises et du chevaleresque de la noblesse des cours d’Europe ne restent plus qu’un tableau satirique des bassesses des grands de ce monde. C’est la ruine de ces fables, évidées de leur fonction laudative et sujettes à différentes formes de parodie, qui représente chez Céline « une certaine idée » du roman français et de la culture que la guerre a emportées avec elle.
En ce sens, la réécriture des chroniques médiévales dans Nord est d’abord une création de romancier qui procède à un épuisement du roman par l’histoire. Cette indéniable nostalgie pour des modes anciens de fiction n’a pourtant rien d’anachronique car elle résonne avec le contexte de crise de la fiction dans l’après-guerre qu’évoque Henri Godard. Pour Céline comme pour d’autres écrivains, la guerre a disqualifié le roman, l’invention de personnages et d’univers fictifs étant jugée indécente ou impuissante à la lumière des événements tragiques qui venaient de se produire. Si Céline réécrit les fables désuètes de Froissart, c’est qu’il trouve chez les chroniqueurs une écriture de l’histoire dont l’actualisation répond autant à l’urgence de témoigner du désastre qu’à la nécessité de trouver de nouvelles formes d’invention littéraire plus aptes à raconter une guerre dont le chaos dépasse de loin la fiction elle-même.

Pourquoi selon vous Céline se rattache à une tradition si lointaine ? A un genre quelque peu désuet et oublié ? On trouve aussi des références aux historiettes, comédie-ballet et chanson de geste...
J’aimerais, en guise de réponse, citer le passage de Nord où Céline et les siens sont sur le point d’aller pique-niquer aux côtés d’Isis von Leiden :
« Il paraît qu’il est tout à fait démodé d’écrire “qu’à dix heures le char à bancs des comtesses était avancé...” eh bougre ! qu’y puis-je si je me démode ?... ce qui fut fut !... et nous-mêmes Lili, La Vigue, moi, Bébert, absolument démodés, prêts à l’heure !... » (N, 548)
Céline passe outre la prescription de Valéry, lequel se refuse à commencer un roman par « La Marquise sortit à cinq heures ». L’adverbe choisi par Céline fait allusion au vœu rimbaldien d’être « absolument moderne » dans la « lettre du Voyant ». Se dire « absolument démodé », c’est refuser une conception de la création littéraire et de la valeur esthétique d’une œuvre pétrie par les impératifs de la modernité. La critique de la modernité qui est celle de Céline a été largement commentée par Suzanne Lafont à partir des Compagnonnages littéraires de l’auteur. Alors que les avant-gardes du XXe siècle portent l’innovation au sommet des valeurs légitimes en art, la réécriture des chroniques médiévales que fait Céline est un réinvestissement d’un genre désuet qui suppose, sinon une posture d'héritier, du moins un rapport particulier à la tradition et à l'histoire littéraire. La révolution esthétique du roman célinien doit donc être pensée en dehors des idées de rupture et d’œuvre engendrée ex nihilo qui fondent une conception moderne de la production artistique.

Michäel Ferrier, dans l'entretien qu'il nous a accordé en octobre dernier, affirme que « pour Céline, et pour un nombre non négligeable de ses contemporains, la musique n'est pas une langue universelle. Au contraire, elle chante mieux que tous les autres arts la spécificité de la patrie. » Avec ses références à la Chanson de Roland notamment, Céline tenterait de se rattacher à une lignée typiquement française, à une certaine « Francité » ?
Le dialogue conflictuel et durable que l’œuvre de Céline entretient avec certaines œuvres du patrimoine littéraire national dépasse largement la stratégie de relégitimation littéraire qui est celle de l’auteur dans l’après-guerre. Peu d’œuvres cherchent comme celle de Céline à trouver une place dans le panthéon national des artistes de la francité. Qu’il s’agisse de la Chanson de Roland dans Féerie, de L’Impromtu de Versailles de Molière dans Rigodon ou des chroniques médiévales dans Nord, les relations intertextuelles de l’œuvre de Céline tissent des liens profonds avec le panthéon littéraire national qui, après la défaite de 1870, fut l’instrument d’un renouveau nationaliste.
En ce qui concerne les chroniques médiévales, elles forment un genre considéré comme « spécifiquement français » parce qu’elles sont liées dès leur origine à l’avènement de l’idée de nation en France et forment l’histoire officielle de la collectivité mémorielle à laquelle elles s’adressent. C’est cette lignée de la francité qui réactivée à la fin du XIXe siècle, moment où les historiens redécouvrent le Moyen Âge et posent les bases d’une imagerie scolaire où Froissart est omniprésent (1). Au XXe siècle, cette relation entre chroniques et francité est d’autant plus forte que le genre forme désormais une lignée du « génie français » avec l’autre genre médiéval qui trône dans ce panthéon littéraire national, la chanson de geste. Les Légendes épiques de Joseph Bédier, fortement marquées par l’idéologie d’avant-guerre, firent du genre épique une « preuve de génie national » qui traduit le sentiment nationaliste d’une France antigermaniste et profondément enracinée dans son terreau médiéval.
Pour autant, ce recours aux genres désuets et le lien très fort à la tradition littéraire qui caractérise l’œuvre de Céline ne peut être assimilé au folklore qui enthousiasme tant les écrivains d’extrême-droite dans les années 1930. L’idée d’un art typiquement français ne surgit dans l’œuvre de Céline qu’à partir des pamphlets. De manière générale, les soubassements idéologiques liés à ce folklore ont, chez Céline, tout de la cause perdue. Il s’agit de genres désuets et de traditions littéraires tombées dans l’oubli, de figures de l’histoire littéraire qui ont été oblitérées par la mémoire collective. La figure de dernier héritier de filiations traditionnelles perdues ne devient d’ailleurs prépondérante que dans les œuvres de l’après-guerre, où l’expérience de l’exil a ravivé ce sentiment d’appartenance nationale : « l’enchantement de Paris, à la démence, est pas tellement dans les chansons... effets d’ombres projetées de becs de gaz, rengaines à l’alcool, qu’au coeur des vieillards exilés, désespérés, au loin… la force des choses... » (N, 542), avoue le chroniqueur. D’une certaine manière, la lignée de la francité dans laquelle Céline se place a depuis toujours été oubliée des français. En ce sens, le caractère déceptif du rapport à la tradition célinien le distingue des stratégies de récupération de lignées traditionnelles de l’histoire littéraire par les écrivains d’extrême droite au XXe siècle.

Ces lectures du Moyen Âge ont-elles pu influencer son écriture, son style ?
Un grand nombre des traits stylistiques propres à l’art de la chronique se retrouvent dans l’écriture romanesque de la trilogie allemande. Un premier groupe de faits de langue compose ce que l’on peut appeler une écriture de l’histoire par l’anecdotique. La trilogie allemande foisonne de micro-événements et multiplie ce que Froissart appelait les « incidences ». La prolifération de détails donne au passé un relief quasi-halluciné et utilise tous les recours de la fiction pour mettre en scène l’histoire à partir d’éléments pittoresques et secondaires, lesquels acquièrent une valeur d’édification dans les commentaires sur l’histoire que fait l’énonciateur.
Le second aspect stylistique important consiste en une poétique de la mémoire. L’hétérochronie de la trilogie superpose en permanence des époques distinctes; l’écriture fait libre usage des répétitions, des digressions, des affabulations et des incomplétudes propres à la logique de la remémoration.
Le dernier élément central de cette poétique est son esthétisation de la guerre. Céline mêle les registres et les genres, passe du tragique au bouffon, de la pastorale au drame shakespearien, etc. Le barde de Meudon compose même ses chroniques comme des opéras-bouffe où la musique, la danse et le théâtre se réunissent en une synthèse des arts.

En septembre 2012, les éditions Huit ont fait paraître les Écrits polémiques. A cette occasion, vous vous êtes prononcé favorablement à « cette édition scientifiquement viable », qui permettrait « d'enlever le coefficient d'interdit » des pamphlets. Pensez-vous que cette démarche permettra de donner aux lecteurs une vision nouvelle de ces textes si particuliers ?
S’il est un conte qui a la vie dure, c’est bien celui de la censure des pamphlets de Céline. Aucune instance légale n’a jamais interdit les écrits idéologiques de l’auteur. Leur interdiction émane en fait de Lucette Destouches, veuve de l'écrivain, qui s'oppose à toute réédition, tenant à respecter la volonté de Céline qui ne voulait pas que ces textes fussent republiés après 1945. Sur le plan juridique, elle exerce là un droit dont on ne pourrait sérieusement mettre en doute la légitimité. Sur le plan moral, sa fidélité à la volonté de l’écrivain et à sa mémoire sont louables.
Seulement les pamphlets sont sur internet depuis longtemps. Les écrits pamphlétaires de Céline circulent sur la toile sans nulle précaution ni contextualisation. Tels quels, ces textes constituent un produit culturel anodin. Le livre publié aux éditions Huit comporte une introduction et un appareil critique établis par l’un des spécialistes des pamphlets de Céline. Pour la première fois, le lecteur dispose donc d’une édition scientifiquement viable qui les dérobe à la banalisation culturelle dans laquelle ils se trouvaient.

Pour terminer, j'aimerais évoquer votre thèse, actuellement en préparation. Pourriez-vous la présenter à nos lecteurs ? Quels seront les thèmes abordés ?
Entreprise sous la codirection de Suzanne Lafont (Université Paul Valéry) et Pierre Popovic (Université de Montréal), ma thèse porte sur « l’altérité formelle du paradigme du passé dans la trilogie allemande de L.-F. Céline ». Le projet qui donne son unité à l’œuvre de Céline est de raconter, telle qu’un individu l’a vécue, l’histoire de ce qu’Eric Hobsbawm nomme le « court XXe siècle ». Or ce projet a recours dans les deux tomes de Féerie pour une autre fois et dans la trilogie allemande à toute une série d'éléments (genres, intertextes, marques linguistiques, discours, allusions historiques et culturelles) qui relèvent d'un paradigme du passé et que l'écriture de Céline désigne comme étrangers lors même qu'elle les déconstruit et les reconfigure. Ce paradigme du passé est notre objet de recherche; nous nous proposons de dresser le catalogue des différentes formes-sens élaborées par l’auteur à partir de ces reprises et d’étudier la façon dont elles sont en interaction dynamique avec l’imaginaire social de la première moitié du XXe siècle.
L’exploration de ce paradigme du passé privilégie cinq thèmes de recherche. 1) Un grand nombre de genres désuets, comme les chroniques médiévales mais aussi la pastorale, la féerie ou les comédie-ballets, font l’objet d’une réécriture. 2) La diversité et la complexité des références à certains textes-sources précis exige également une analyse de type intertextuel. C’est le cas de la Chanson de Roland dans Féerie mais aussi de la réécriture de L’Impromtu de Versailles dans Rigodon, explicitement dédié à Molière. 3) Nous dressons une typologie des marques linguistiques du paradigme du passé (archaïsmes, lexique désuet, jeux polysémiques avec des sens anciens d’un mot, etc.) 4) Nous analyserons le substrat idéologique composite dans lequel l’auteur fond et cristallise des valeurs, des récits, des argumentations du passé. 5) Une attention particulière sera accordée à la galerie des personnages (inventeur comtien, anciens chefs militaires, etc.) et aux lieux (jardins français, odonymes) qui supposent un rapport à la tradition et au patrimoine littéraire.
Les travaux théoriques que suppose cette question de la saisie littéraire du passé chez Céline renvoient à la fois à des notions comme celle de mémoire collective; de transmission du passé et de la dimension éthique de celui-ci mais aussi à des questions plus formelles comme la fonction de la fiction à être un espace mémoriel et le rapport oral/écrit dans lequel se joue la saisie littéraire du passé chez Céline. Loin d’aborder l’ensemble de ces questions, nous cherchons en priorité à définir ce que désigne, au juste, la notion de « paradigme du passé » et à analyser la dynamique double de continuité et de discontinuité que suppose l’altérité formelle de ce paradigme.
Parler de paradigme du passé suppose justement que ce passé soit paradigmatique, qu’il constitue, sinon une herméneutique ou un modèle d’interprétation du présent, du moins le fonds de signifiance sur lequel l’histoire moderne se comprend et s’écrit. Par rapport à la notion de mémoire collective, ce paradigme du passé est une altérité formelle et une forme altérée : ce sont les restes d’une mémoire culturelle dont la réécriture forme une tentative conflictuelle et déceptive de renouer avec une forme littéraire de continuité historique et culturelle.
Seulement ces formes-sens du passé déterminent profondément le rapport à l’histoire de la Seconde Guerre mondiale et à l’actualité de l’après-guerre dans l’œuvre de Céline. Les figures et les œuvres empruntées à un environnement culturel ancien forment chez Céline la médiatisation célinienne du rapport à l’histoire moderne. Ce qui frappe dans la réécriture de genres désuets ou dans les allusions historiques à la chute de l’empire romain, c’est que leur décalage anachronique crée des séquences signifiantes sorties de « leur » temps, douées du même coup de la capacité d’assurer le saut ou la connexion d’une ligne de temporalité à une autre. Les chroniques de la trilogie allemande sont ainsi marquées par une hétérochronie complexe qui superpose au récit principal de la débâcle de l’Allemagne en 1944-45 l’actualité des années 1950, le traumatisme de la Grande Guerre, les souvenirs de la Belle Époque ou de l’Affaire Dreyfus, l’histoire des guerres coloniales allemandes et françaises, voire l’évocation de temps anciens, mythiques. Ces télescopages temporels prennent la forme d’une énonciation qui obéit à la logique de la remémoration libre et multiplie les décalages, les digressions, les répétitions. Ils constituent surtout des erreurs d’aiguillages qui définissent des relations temporelles inédites où s’inventent des dispositifs d’exploration de l’histoire inédits. C’est par ces sauts et ces connexions qu’existe chez Céline un pouvoir d’écrire encore l’histoire avec les moyens de la littérature, notamment parce que celle-ci a vocation à faire entendre des figures, des épisodes, des solutions délaissées ou oubliées par l’histoire.

Propos recueillis par Matthias GADRET
Le Petit Célinien, 11 février 2013.

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> Bibliographie

> Bibliographie de B. WESLEY

> Nord de Louis-Ferdinand Céline : une réécriture des chroniques médiévales
   (Mémoire de maîtrise, Université de Montréal, 2010, [pdf, 169 pages])



Notes
1 - « Ils retravaillent les images de ce qui constitue notre mythologie historique, avec ses dieux et ses démons, adorés ou conspués, ses scènes héroïques qui forment un trait d’union national, et comme un fonds commun de mémoire ». Sur la place de Froissart dans l’école de la IIIe République, voir Nicole Chareyron, « L’influence de Froissart dans l’historiographie… », dans Michel Zink et Odile Bombarde (dir.), Froissart dans sa forge. Actes du colloque réuni à Paris du 4 au 6 novembre 2004, Paris, Académie des inscriptions et Belles-Lettres/Collège de France, 2006, p. 75.


dimanche 21 octobre 2012

Les Entretiens du Petit Célinien (IX) : Serge KANONY

Agrégé de lettres classiques, Serge Kanony a enseigné le français, le latin et le grec à des élèves de Première et de Terminale. Il est l’auteur d'un second essai : Céline ? C’est ça !... (Le Petit Célinien Editions, 2012)

Dans quelles circonstances êtes-vous arrivé à Céline ? 

A mon arrivée à Toulouse, inscrit à la fac des lettres, un copain a joué le rôle du passeur : il m’a parlé de Céline dont j’ignorais jusqu’au nom, et m’a dirigé vers une petite librairie à deux pas de la basilique Saint-Sernin : La Bible d’or. Le libraire, un petit homme tout en rondeurs, au visage lisse et avenant, officiait dans un minuscule espace devant un auditoire restreint qui se renouvelait au gré des heures : des étudiants, un journaliste et critique de cinéma, auteur avec le directeur de la cinémathèque d’un Panorama du film noir. Tant et si bien que ma découverte de Céline est allée de pair avec celle des Walsh, Lang, Mankiewicz
Découvrir Céline dont on ne m’avait dit mot au lycée c’était me revancher des Sartre, Camus et autres auteurs dont je m’étais nourri. De l’après-guerre aux années soixante, l’existentialisme avec son icône Jean-Paul Sartre était dans l’air du temps. Pour se faire une idée de cette Sartrolatrie, il suffit de lire ce que nous en dit Gabriel Matznef dans Le taureau de Phalaris : « En classe de philo, j’avais un condisciple qui nourrissait une fervente admiration pour Jean-Paul Sartre… il suivait Sartre dans la rue… il collectionnait ses mégots. »
Dans cette librairie, donc, que des auteurs non conformistes et en réaction contre l’idéologie dominante : les Hussards avec Blondin, Nimier, le copain de Céline, etc. C’est là que j’ai acheté la plupart des romans de Céline, les Cahiers de l’Herne, etc.
Pour moi, comme pour beaucoup, la porte d’entrée qui a ouvert sur Céline ce fut Voyage au bout de la nuit. D’un seul coup, brutalement, sans même respecter les paliers de décompression, je me hissais de la nausée sartrienne à la nausée célinienne. De Roquentin à Bardamu. Le premier dégueule dans l’abstrait, ontologiquement, dans le Jardin public de Bouville ; le second, physiquement, dans la boue des Flandres.
Après la licence, pour présenter l’agrégation, il fallait avoir rédigé un Diplôme d’Etudes Supérieures ; sans hésiter, je choisis de composer un mémoire sur Céline, disposant ainsi d’une année pour pousser plus avant ma découverte de l’univers célinien. C’était en 1965 et les travaux critiques consacrés à cet auteur étaient peu nombreux : trois Belges : Marc Hanrez, Pol Vandromme et Robert Poulet, une Française : Nicole Debrie.
L’importance de ce mémoire n’était pas dans son contenu, mais dans le fait qu’il constituait une sorte de certificat de baptême, un devoir de fidélité.

Qu'aimez-vous dans l'oeuvre célinienne ?

Il est bien plus facile de donner les raisons pour lesquelles on n’aime pas un auteur, un livre ou une personne que de dire celles pour lesquelles on les aime. Le coeur a ses raisons… Pourquoi Montaigne aimait-il La Boétie ? Parce que c’était lui ! Pourquoi j’aime Céline ? Parce que c’est Céline, parce qu’il touche en moi à des zones que les autres auteurs n’atteignent pas, n’atteindront jamais ; au plus profond de ma viande. Céline ? Il est intradermique, les autres, épidermiques ! Je crois qu’il y a là une part de mystère, ne pas trop gratter !
Voyage au bout de la nuit, je l’ai téléchargé, mis dans le disque dur de ma mémoire, sécurisé… Mon de poche, celui de mes vingt ans, tout écorné, surligné, avec plein de notes, je l’ai toujours à portée. Si je veux vérifier une phrase, d’instinct, j’y vais tout de suite. Sur l’échelle Richter de mes préférences, il fait force 9 ! Mort à crédit ? Force 8. La trilogie allemande ? Force 7.
Qu’est-ce que j’aime dans l’oeuvre célinienne ? Sa démesure, son hybris, son Verbe, sa puissance d’évocation, sa poésie, son délire, son côté dionysiaque…
Céline ? Grandes orgues et petite musique de nuit.
Bien sûr, Mort à crédit est presque tout aussi présent en moi que le Voyage. Selon moi, ils sont complémentaires. Dans le Voyage est énoncée la vision célinienne du monde à travers la poésie de la Nuit, émaillée d’aphorismes ; on « s’instruit ». Qui a lu le Voyage on ne la lui fera pas sur l’homme ; on y fait son éducation, on est Candide qui voyage de l’Europe à l’Amérique en passant par l’Afrique et qui revient « plein d’usage et raison », etc.
Mais dans le Voyage la bonde n’est pas lâchée, les flots sont encore contenus dans les digues du langage. Dans Mort à crédit, les digues pètent, celles de la phrase, le torrent verbal emporte tout… La moindre altercation entre Ferdinand et son père se change en une gigantomachie.
Ce que j’aime dans le Voyage ? Cette hésitation entre les résidus du style écrit et la langue parlée, l’argotique, leur télescopage ; sa dimension mythique (la Nuit, la Mort…), sa poésie surtout, même celle des phrases filées que l’auteur à reniées. Il n’est pas interdit d’aimer Céline contre lui-même !
Deux exemples :
D’abord la poésie à l’ancienne : « Les vivants qu’on égare dans les cryptes du temps/dorment si bien avec les morts/qu’une même ombre les confond déjà. » Un alexandrin, un octosyllabe, un décasyllabe.
A la moderne : « Il avait comme un tisonnier en bas de l’oesophage qui lui calcinait les tripes… Bientôt, il serait plus que des trous… Les étoiles passeraient à travers avec les renvois. » Poésie cosmique.
Ou encore : « … comme si son âme lui serait sortie du derrière, des yeux, du ventre, de la poitrine, qu’elle m’en aurait foutu partout, qu’elle en illuminait la gare… » Poésie mystique.
La trilogie allemande, aussi, à ne pas oublier (D’un château l’autre, Nord, Rigodon) avec un Berlin éventré, ses champs de ruines, ses hôtels dont les couloirs vous basculent dans le vide, les bombardements, etc. Seul, peut-être, un film de Douglas Sirk (je pense au soldat Graeber cherchant sa maison natale parmi les entassements de gravats dans A time to love and a time to die) se hisse à la hauteur des évocations céliniennes. Ce que j’aime enfin : le dernier Céline, celui des interviewes (1957-1961), le Céline moraliste qui décrypte notre époque, commente l’actualité d’une manière souvent prophétique.

Votre premier livre, D'un Céline et d'autres (L'Harmattan, 2010), démontrait combien la littérature française des cinq derniers siècles est restée d'une étonnante modernité.

Un « classique » est toujours « moderne », mais il n’est pas certain que le moderne d’aujourd’hui sera le classique de demain !
Le titre m’a posé des problèmes. J’ai renoncé à l’ordre chronologique car, partir de Montaigne en passant par Pascal, Racine, aurait découragé bien des lecteurs. Pourtant Montaigne avec son essai Des coches est d’une brûlante actualité : les Espagnols avec Pizarro débarquant chez les Amérindiens, ce sont les Ricains débarquant en Irak : mêmes pillages, mêmes tortures.
On entend souvent dire à propos d’une oeuvre, d’un artiste : il est dépassé. C’est confondre le domaine esthétique avec le Grand Prix de Monaco ou les Vingt-Quatre Heures du Mans ! Un romancier, un poète ne sont jamais dépassés, ils sont parfois oubliés ; s’ils sont oubliés, c’est parce que ne se trouve pas dans leurs écrits quelque chose qui les rattache à nous, à l’universel.
Quoi de plus moderne que Les Fleurs du mal ? Baudelaire y invente la poésie urbaine, celle des cheminées qui crachent leurs fumées, des fêtards sortant de boîte au petit matin, et la chanson de Jacques Dutronc Paris s’éveille n’est rien d’autre que la mise en musique du poème Le crépuscule du matin.
C’est tout cela que j’essaye de montrer dans ce premier essai littéraire : la modernité des écrivains passés. 

Votre nouvel ouvrage, Céline ? C'est Ça !... (Le Petit Célinien Éditions, 2012), est un essai littéraire dont le sous-titre est : Petites variations sur un gros mot. Faut-il entrevoir la clef de l'oeuvre célinienne dans le monosyllabe par lequel s'ouvre Voyage au bout de la nuit : « Ça a débuté comme ça. » ?

Cet incipit m’a toujours fasciné. Sa banalité voulue me semblait cacher quelque chose. Confirmation m’en a été donnée par la lecture d’un court article de Raymond Jean intitulé : Ouvertures, phrases seuils, paru en 1971, où à propos du premier Ça, il évoquait la matière à « l’état de chaos… le ça des psychanalystes et de Groddeck… »
A partir de là, l’illumination : je me suis souvenu du poète grec Hésiode et de sa Théogonie : « Donc, avant tout fut CHAOS… » Mais, bon Dieu, le voilà le Chaos célinien : C’est le Ça ! Et cette Nuit née du Chaos, c’est Céline, cet enfant de la nuit qui enfante, à son tour, Voyage au bout de la nuit. Et les trois monstres : Cottos, Briarée, Gyès que leur père « cachait tous dans le sein de la Terre », ce sont les trois monstres céliniens : les pamphlets que les libraires cachent au sein des arrière-boutiques !
Le Ça célinien c’est le Big Bang initial qui crache « une masse informe et confuse… un entassement d’éléments mal unis et discordants » (Ovide), un bordel cosmique dont Céline se porte témoin, chroniqueur…
Le titre, comme le sous-titre « Petites variations sur un gros mot » ne prennent sens qu’après la lecture de l’essai. Le gros mot ne renvoie pas ici à une injure ou à une grossièreté, sens qui est le sien dans le langage courant.
Je prends l’expression gros mot dans l’acception que lui donne Paul Valéry. Celui-ci ironise sur les philosophes qui s’échinent à rendre compte de certaines réalités qui nous dépassent, et dont le sens ne se laisse pas épuiser, dont on ne peut jamais faire le tour, et qui se prêtent ainsi à toutes les définitions. Comme exemples de gros mots il proposait Dieu, Ame, Nature, Liberté, etc. A leur image le Ça n’est pas seulement le démonstratif que nous connaissons tous, il est avant tout un gros mot, parce qu’il est synonyme du Chaos.
Il s’agit, je le répète, de variations, ce qui me laisse la liberté de jouer avec ce mot qui, sous ma plume, tantôt renvoie au Chaos, tantôt redevient un simple démonstratif.
Quand il est le démonstratif, je le fais entrer dans une opposition avec Cela, ce qui me permet un petit développement sur l’intrusion de la langue parlée dans la langue écrite. Je reprends la remarque faite par Henri Godard dans Poétique de Céline : « Céline a choisi de dire Ça a débuté comme ça. et non : Cela a commencé de la manière suivante ».
Dans un autre chapitre le Ça devient synonyme du Ça freudien, et je me jette avec délice dans un développement scatologique.
On le voit donc bien : cet essai d’une centaine de pages [216 pages], est tout le contraire d’une thèse épaisse, sérieuse et ordonnancée ; il va de Ça, de Cela…

Pouvons-nous par ailleurs lire cette oeuvre comme étant l'expression d'une pensée mythique, transposée par l'auteur pour les besoins de son art ?

Que l’oeuvre de Céline plonge ses racines dans les plus anciens mythes de la tradition occidentale, qui le contesterait aujourd’hui ? Le mythe est partout chez Céline : dans ses romans et dans sa personne même. Aujourd’hui Céline est un mythe.
Lorsque Voyage au bout de la nuit parut en 1932, les contemporains, étonnés (frappés par la foudre) par la nouveauté de son écriture prirent cet auteur pour un réaliste qui ne se plaisait que dans l’évocation de l’ordure, et laissèrent souvent échapper la dimension mythique du roman.
Le Voyage nous renvoie à l’Odyssée, à Ulysse, tout cela transposé dans le monde contemporain : une Odyssée en négatif, en dégradé. A Bardamu-Ulysse Molly-Calypso ne promet pas l’éternelle jeunesse et l’immortalité, mais le gite, le couvert et la rêverie à volonté !
Dans le même roman, Bardamu devenu Énée descend aux Enfers, ceux de l’hôtel Laugh Calvin.
Le Ça qui ouvre le premier roman se présente, on l’a vu, comme l’équivalent du Chaos hésiodique, et dans Voyage les personnages plus présents que Bardamu, Robinson ou Molly, ce sont la Mort, la Nuit, le Néant.
Toujours dans la mythologie grecque les Dieux prenaient en charge ce Chaos, pour l’ordonner, l’agencer et en faire un ordre, une parure c'est-à-dire un Cosmos ; pour l’accomplissement de cette tâche, les Dieux étaient qualifiés de Démiurges : ordonnateurs du Chaos. Céline, c’est l’anti-démiurge ; ce foutoir cosmique, il se contente de le regarder et, pour nous le montrer, son écriture se modèle sur lui : une écriture éclatée. Chez lui, la parure se situe dans la beauté convulsive de son écriture : un « Cosmon Acosmon », c'est-à-dire un ordre désordonné, une parure déparée.
Parfois la mythologie fait intrusion directement dans le récit : la barque de Caron dans D’un château l’autre. Et quand il jure, Céline substitue même au Nom de Dieu classique un « nom de Styx » mythique (Féerie pour une autre fois)

Pour qui écrivait Céline ? Dans quel but ?

Peut-on répondre à une telle question, je m’en réfèrerai tout simplement… à Céline lui-même. Interrogé en 1957 par Madeleine Chapsal, journaliste à L’Express, qui lui demande « Pour qui écrivez-vous ? », il répond : « Je n’écris pas pour quelqu’un. C’est la dernière des choses, s’abaisser à ça ! On écrit pour la chose elle-même. »
Je suis d’accord avec lui : on écrit pour écrire. Pourquoi la danseuse danse-t-elle ? Pour danser, comme nous le dit Paul des cimetières Valéry. C’est ce qui différencie la marche de la danse. On marche pour aller quelque part ; la marche est utilitaire ; la danse est gratuite.
Pour quelles raisons ? Montaigne prétendait qu’il n’avait écrit Les Essais que pour ses amis, parents et alliés ! Evidemment il mentait ou bien il avait une sacrée famille : tous ses frères humains. Difficile, alors, pour ceux qui revendiquent une telle filiation de faire une cousinade !
Quant aux raisons qu’avance Céline (payer le terme), celui qui les croirait ferait la preuve qu’il est naïf, qu’il n’a rien compris.
Dans un entretien, Céline a déclaré un jour écrire « pour rendre les autres [écrivains] illisibles ». De ce côté là il n’a pas mal réussi ; il y a désormais un avant et un après Céline.
Je retournerais volontiers la question : « pour qui Céline écrivait-il » en « contre qui Céline écrivait-il ». Il écrit contre la guerre, les petits colons, les gadoues banlieusardes, contre la Mort, le cancer du rectum, contre lui-même (liste non exhaustive).
Chez Céline, écrire est un cri, celui d’Edvard Munch.

Avez-vous enseigné Céline dans vos classes ?

J’ai toujours enseigné en lycée en classe de Première et de Terminale. A cette époque il n’y avait pas un programme national, et chaque professeur avait la liberté d’expliquer les auteurs et les oeuvres qu’il souhaitait. L’enseignement des lettres était facultatif pour les terminales scientifiques et portait sur des auteurs du XXè siècle. Je choisissais donc les auteurs qui avaient ma préférence : Proust, Valéry, Bernanos, Céline. C’est ainsi que je commentais le Voyage. Par la suite, j’ai fait la même chose avec mes classes de Première. Mais dans les années 90 les programmes ont été nationalisés, et tous les élèves de toutes les classes de 1ère et Terminales Littéraires ont étudié les mêmes auteurs : Aragon, Aimé Césaire, Primo Lévi, etc. Je suppose que cela aujourd’hui a changé.

L'intérêt que vous portez à cet auteur vous a-t-il valu quelques désagréments d'ordre professionnel ?

En province, tout au moins à mon époque (1970/80), expliquer Céline n’était pas courant ; la place qui lui était allouée dans les manuels était réduite : dans le XXè Lagarde et Michard (éd 1962), 1,5 page contre 8 à Giono, 39 à Proust. Dans l’édition de 1988, de 1,5 il passe à 8 pages. Aujourd’hui le lycée où j’ai enseigné a choisi comme manuel de littérature celui des éditions Nathan qui accorde 4 pages à Céline et 3 à Sartre.
Mes élèves aimaient bien le Voyage, et l’un deux par la suite a fait une thèse de 3è cycle sur Céline ; certains parents, je l’ai su plus tard, ont été choqués de voir Céline débarquer dans le lycée ; certains s’en sont plaint, mais le proviseur arrêtait tout.
Sur la liste du bac de Français Céline avait sa place ; certains examinateurs faisaient des réflexions à mes élèves du genre : Ah, encore cette liste ! Les listes politiquement correctes étant celles où figuraient Boris Vian, Claire Etchérelli, Richard Wright.
Pas de désagréments, sinon une réputation sulfureuse auprès de certains collègues. Il faut dire à leur décharge que je n’ai jamais fait d’effort pour m’intégrer à cette corporation : je n’appartenais pas à leur syndicat, je n’achetais pas mes pantalons à la Camif, je ne roulais pas en Renault, je ne tractais pas une caravane… Bref, t’as pas le look, coco !

Propos recueillis par Emeric CIAN-GRANGÉ
Le Petit Célinien, 21 octobre 2012.

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