mercredi 29 février 2012

Mort à crédit au Bouffon théâtre du 1er au 31 mars 2012

Le Bouffon théâtre accueillera de nouveau Richard Arselin pour son spectacle tiré de Mort à crédit de Louis-Ferdinand Céline du 1er au 31 mars 2012. Du jeudi au samedi à 21h00.

Quelques extraits du deuxième grand roman de Céline paru en 1936. Ferdinand raconte son enfance dans le Paris d’avant 1914. Une suite de souvenirs hallucinés et de visions catastrophiques entre ses parents, les sorties du dimanche, les vacances, jusqu’à son certificat d’étude : « Dans la journée c’était pas drôle. C’était rare que je pleure pas une bonne partie de l’après-midi. Je prenais plus de gifles que de sourires, au magasin. Je demandais pardon à propos de n’importe quoi, j’ai demandé pardon pour tout. »

Par et avec Richard Arselin

Bouffon théâtre
28 rue de Meaux
75019 Paris
M°Colonel Fabien
contact@bouffontheatre.com
Durée 1h15
Réservations 01 42 38 35 53 et points de vente habituels.

mardi 28 février 2012

Les tribulations strasbourgeoises du plaidoyer célinien par Jean-François Roseau

A l’automne 1949, un document suspect est découvert dans une serviette abandonnée aux environs de Strasbourg. Il s’agirait d’un plaidoyer marqué d’une signature indéchiffrable. A lire le signalement froidement rédigé par un agent, on ne pourra manquer d’esquisser un sourire. Céline apparaît trop clairement sous les conditionnels et les formules de précautions employés dans cette note : « l’auteur serait médecin » et « semble être recherché par la police française ». Il n’en reste pas moins que cette brève description, digne d’un texte de Simenon, attise d’emblée notre curiosité. On imagine très bien un roman policier s’ouvrir sur cette note mystérieuse. Comment ce texte a-t-il pu voyager jusqu’ici ? Et quel visage inquiet se cache derrière ce singulier propriétaire ?

Comme s’il s’agissait d’établir un portrait à partir d’éléments épars, toutes ces allusions biographiques à la carrière de l’intéressé, ainsi qu’à ses récents démêlés judiciaires, dressent les contours d’une personnalité aisément reconnaissable. Ce texte expose, point par point, les arguments allégués par les avocats de Céline au cours de son procès. Il évoque également certains détails de son parcours professionnels et mentionne des noms qui lui sont familiers, tel le Dr Auguste Bécart (1896-1954), membre du PPF et spécialiste des maladies intestinales, que Céline range parmi ses « amis les plus chers »(1) Malgré ses liens avec les milieux collaborationnistes, ce-dernier obtiendra l’immunité à la Libération, coulant une vie paisible en plein Paris quand Céline connaît la tourmente de l’exil.

Nous proposons de reproduire l’intégralité du mémoire de défense, dactylographié en septembre 1949, et adressé aux renseignements généraux. Cette source, publiée par ailleurs, est déjà accessible dans différents cahiers (2). Mais on aura ici directement accès aux photographies d’un document issu du dossier Céline, aux Archives nationales.

Jean-François ROSEAU
Le Petit Célinien, 28 février 2012.
Notes
1 - Lettre du 16 février 1950 à Thorvald Mikkelsen, dans Céline, Lettres, Paris, Gallimard, « Collection la Pléiade », 2009, pp. 1285-1286.
2 - Une partie du mémoire a été reproduit à partir des cahiers de prison dans L’année Céline, Paris, Ed. du Lérot, 2006, pp. 36-38. On en trouve également certains extraits sur internet.













lundi 27 février 2012

Paris Céline en DVD le 2 mai 2012

Les éditions Montparnasse annoncent la sortie le 2 mai 2012 du documentaire Paris Céline en DVD. Pré-commande possible sur Amazon.fr. Un livre inspiré du film paraîtra chez Albin Michel (septembre/novembre 2012).

Louis-Ferdinand Céline par Françoise Daguès







































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La queue: ce qui s'y disait, ce qu'on y pensait (1942-1943)

« La queue, c’est Paris. La queue, c’est la France. »
Depuis 1940, tout le pays est soumis au régime du rationnement. Les esprits sont accaparés par l’approvisionnement, aléatoire et toujours insuffisant. La Queue, c’est un documentaire sur la vie quotidienne des Parisiens sous l’Occupation. Écrivain et scénariste, Paul Achard (1897-1962) recueille les échanges dans les interminables files d’attente : on est de connivence contre l’ennemi allemand, on dénonce les profiteurs et le marché noir, on s’emporte contre la flambée des prix, on échange des recettes sur l’art d’accommoder l’ersatz, on se plaint de la faim. On n’a plus que l’humour et les plaisanteries lestes.

Paul Achard, La Queue: Ce qui s'y disait, ce qu'on y pensait (1942-1943), Mille et une nuits, 2011.
Commande possible sur Amazon.fr.

Comment Céline se brouillait avec ses plus fidèles soutiens par Jérôme Dupuis

Entre 1947 et 1949, l'auteur de Rigodon entretient une correspondance avec Milton Hindus, un professeur américain admiratif du travail de l'écrivain. Peu à peu la relation s'assombrit, et la personnalité complexe de Céline fait surface. Extrait.

Louis-Ferdinand Céline le sait, une telle aubaine ne se présentera pas deux fois. Un professeur d'université, américain et surtout "juif", veut prendre la tête d'une croisade en sa faveur ! Nous sommes début 1947, alors que l'écrivain croupit encore dans une prison au Danemark, en attente d'être jugé en France pour ses écrits antisémites et son attitude pendant la guerre. Le "juif" en question s'appelle Milton Hindus (1916-1998). Enseignant à l'université de Chicago, admirateur inconditionnel de Mort à crédit, cet homme étrange va tenter de sensibiliser l'opinion américaine au sort de Céline. Parallèlement, il entame avec l'écrivain une correspondance passionnante. La naïveté des questions de l'Américain amène en effet l'auteur de Voyage au bout de la nuit à révéler ses secrets d'écriture - la fameuse image du "bâton cassé", dans sa lettre du 15 mai 1947, proposée ci-après par exemple. Las !, l'idylle tourne court. A l'été 1948, Hindus passe trois semaines avec l'écrivain dans sa retraite de Korsør, sur la mer Baltique. Entre l'Américain ultra-puritain et l'anarchiste de Montmartre, les relations seront glaciales. Et le livre qu'en tirera l'universitaire, Céline tel que je l'ai vu (L'Herne), se transforme en charge contre l'auteur de Bagatelles pour un massacre. C'est la petite centaine de lettres de Céline à Milton Hindus que proposent aujourd'hui Les Cahiers de la NRF, dans une édition complète (on trouve même quelques missives inédites datant du printemps et de l'été 1949), richement annotée par Jean-Paul Louis. Même s'il s'y exprime moins vertement qu'avec d'autres correspondants, les formules du cuirassier Destouches font toujours mouche - "Je donnerais tout Baudelaire pour une nageuse olympique !" ou encore : "Je saurais s'il le fallait faire danser les alligators sur la flûte de Pan"...

Jérôme DUPUIS
Lire, 24 février 2012.



Destouches

c/o Mikkelsen

45 Bredgade -

[Copenhague.] Le 30 - mars 47

Mon cher Professeur et Ami,

Votre dernière lettre présente un tel intérêt et aussi à mon misérable niveau de tels "intérêts" que je vais vous répondre points par points. Tout d'abord croyez-moi infiniment touché par tant de gentillesses et d'efforts à mes soins. Et de quel talent ! Tout ceci est conçu observé jugé avec une maestria qui ne laisse rien dans le douteux ou l'ombre. Ce que je vois par-dessus tout c'est qu'il faut que je fasse une rentrée littéraire éclatante ou périsse et cette fois sans appel... J'accepte le défi, mais il me faut le temps et la santé, deux ou trois années au moins devant moi - Voici mon statut actuel : Je suis sorti de prison, et interné à l'Hôpital Civil. Donc en ville (Rigshospitalet) ma femme peut venir me voir toute la journée, mais je ne peux sortir sans permission de la police. C'est un internement sur parole - et provisoire. En principe la justice danoise doit ou bien m'accorder prochainement (dans un mois ou deux) le statut de réfugié politique c'est-à-dire libre au Danemark et de m'en aller où je veux à l'étranger... USA ou ailleurs... ou bien me livrer à la France - mais Mikkelsen [avocat danois de L.F. Céline] a bon espoir d'obtenir une libération. Votre action et celle de vos amis américains est primordiale. C'est elle qui décidera les Danois à agir dans le bon sens. Ils ne voient que par l'USA. J'attends la pétition américaine pour la faire circuler aussi en France.

Publications. Puisque vous voulez bien pressentir à New York vous-même les éditeurs pour l'édition française et américaine - je vous en prie, rien ne peut m'agréer mieux... nul ne peut se charger de cette délicate et périlleuse liaison mieux que vous... Ce que vous ferez sera très bien fait. Je n'ai plus aucun engagement avec Personne. Mes livres sont absolument libres en français et en anglais - tous mes livres - Les éditions Denoël ayant cessé de m'imprimer - en français et Little Brown étant enchanté de me rendre ma liberté. Tant mieux pour Semmelweiss. Il est traduit en anglais par Parker comme vous savez. A ce propos quelle est l'adresse actuelle de Parker ? (Il s'agit bien de Parker mon exquis et si séduisant et humoresque traducteur Beekman Pl. 2 ?) Je suis à la disposition du cinéma s'ils désirent ma version (très romancée je les en préviens). Il n'est pas impossible que Semmelweiss ait été juif - Cela m'a été opposé. Tant mieux ! J'ai autre chose pour le cinéma si cela pouvait être fructueux il s'agit d'un scénario de dessin animé. Je vous le fais envoyer par ma fidèle et admirable secrétaire - Mlle Marie Canavaggia 16 Square Port-Royal. Cela s'intitule "Scandale aux Abysses" il était à imprimer au moment où j'ai quitté Paris. Je le destinais au cinéma animé français - J'aime le cinéma fantastique. En principe c'était décidé... par Vichy... et puis... vous savez la suite. Seulement rien de ce scénario n'est déposé en Amérique... Il est "déposé" en France. Et les gens de cinéma sont si voleurs ! Enfin je le crois assez réussi. Pour mes livres, pour tout ce que j'ai écrit, je suis seul propriétaire de tous les droits de traductions, adaptations etc. - aucun compte à rendre à personne à leur sujet. J'ai Guignols' II à terminer et Guignols III ! et puis "Féerie pour une autre fois". J'ai abandonné tant de manuscrits... arraché, traqué, jeté sous les bombes ou en cellule. Je n'en peux plus, je n'en veux plus. Si les Danois me donnaient cette rémission dont j'ai tant besoin j'aurais le temps je crois de tout finir avant d'en terminer moi-même... mais vous savez je suis beaucoup plus poète que prosateur et je n'écris que pour transposer alors il s'ensuit une fatigue extrême qui devient intolérable dans mon état de maladie et d'angoisse. Les gens s'imaginent que je peux produire comme les journalistes au fil de l'inspiration. Je ne suis qu'un pauvre homme, pas un demi-dieu. Je vis dans l'insomnie et la migraine et j'ai 54 ans ! Et je travaille très vite pourtant - pas assez vite pour le train du monde. L'essentiel est la décision de la justice danoise et puis ensuite parvenu à une espèce de liberté à une condition tolérable livrer ma dernière bataille...

Refaire des débuts pour un public cette fois infiniment hostile mais ceci n'est pas grave. Je connais la musique du fond des choses... Je saurais s'il le fallait faire danser les alligators sur la flûte de Pan. Seulement il faut le temps de tailler la flûte et la force pour souffler... Souvent la flûte si légère qu'elle soit me tombe des doigts...

Ecrivez-moi cher ami et soyez assuré de toute ma reconnaissance et mon affection

LF Céline

[Copenhague] Le 15 mai 1947

Cher Hindus

Vos photographies ont fait notre ravissement, chacun pour notre compte ! Que Mme Hindus est gracieuse que M. Hindus est mâle majestueux et princier - ma femme que tout ce qui est hindou passionne vous déclare de sang hindou. Est-ce exact ? Je suis tout à fait à votre disposition pour tous les renseignements possibles relatifs à la préface. En vérité mon apport aux lettres françaises a été je crois ceci : on le reconnaîtra plus tard - rendre le langage français écrit plus sensible plus émotif, le désacadémiser - et ceci par le truc qui consiste (moins facile qu'il y paraît) en un monologue d'intimité parlé mais TRANSPOSE - Cette transposition immédiate spontanée voilà le hic. En réalité c'est le retour à la poésie spontanée du sauvage. Le sauvage ne s'exprime pas sans poésie, il ne peut pas. Le civilisé, académisé, s'exprime en ingénieur, en architecte, en mécanisé, plus en homme sensible - Il s'est agi en réalité d'une petite révolution dans le genre de l'impressionnisme, avant Manet on peignait en "jour d'atelier", après Manet on peignait au grand jour à l'extérieur - Immense surprise - on retrouvait le chant des couleurs. J'aurais voulu qu'on retrouve dans les mots le chant de l'âme - Je me souviens qu'avant de me lancer dans le "Voyage au bout de la nuit" une idée m'est venue. Je me suis dit : il y a 2 façons de traverser Paris (ou New York) l'une en surface, par auto, vélo, à pied etc... alors on se cogne partout, on s'arrête partout, on est soumis à toutes les impressions, descriptions, etc. pour se rendre mettons : de Montmartre à Montparnasse et puis il y a l'autre façon qui consiste à prendre le métro - (underground) d'aller alors directement à son but par l'intimité même des choses... mais cela ne va pas sans imprimer à la pensée un certain tour mélodieux, mélodique, un rail... et n'en dériver, dérailler à aucun prix.

Il faut s'enfoncer dans le système nerveux, dans l'émotion et y demeurer jusqu'à l'arrivée au but. Transposer le parler en écrit n'est pas commode. Je me demande en quoi les gens me comparent à Miller qui est "traduit" ? Alors que tout est dans l'intimité même de la langue ! dans le "rendu émotif" du style - Cela ne marche pas en traduction - Le truc consiste à imprimer au langage parlé une certaine déformation de telle sorte qu'une fois écrit, à la lecture, il semble au lecteur qu'on lui parle à l'oreille. Mais le langage parlé réel, sténographie ne donne pas du tout en réalité cette impression (- voir discours !) Cette distorsion est en vérité un petit tour de force harmonique. Ainsi le bâton que l'on plonge dans l'eau n'aura l'air droit dans l'eau qu'à condition que vous le cassiez avant de l'enfoncer dans l'eau - mais pas trop casser - juste ce qu'il faut - Nous sommes vous le voyez très loin de Miller et des "audaces verbales" ! Ces gens n'y comprennent rien du tout - Il n'y a jamais eu au fond qu'un malheureux critique français qui ait compris le truc - il s'appelle Gaucher - dans un obscur article d'un journal (horreur des horreurs, très bêtement antisémite, Le Pilori). Gaucher est mort ou en prison - c'était un grand ennemi de Léon Daudet. L'article dont je vous parle personne ne l'a lu - mais il y en eut mille autres articles, qui ne veulent rien dire du tout - Resensibiliser la langue, qu'elle palpite plus qu'elle ne raisonne, tel fut mon but. Je suis un styliste, un coloriste de mots mais non comme Mallarmé des mots de sensations rares, des mots usuels des mots de tous les jours. Ni la vulgarité, ni la sexualité n'ont rien à faire dans cette histoire - Ce ne sont que des accessoires -

Le gouvernement danois ne sait toujours pas ce qu'il peut faire de moi - On attend - mais cela ne saurait plus tarder. On n'a rien trouvé à me reprocher comme "criminel de guerre". On ne m'aime pas - c'est tout - Surtout l'ambassadeur de France ici, Charbonnière - Il est idiot mais heureux il a trouvé un but dans la vie il me hait, il veut ma mort - auparavant il s'ennuyait -

Votre bien fidèle

LF Céline

[Copenhague] Le 5 déc [1947]

Mon cher Hindus,

Le dessin que vous m'envoyez est parfait : l'Europe en est là. C'est un continent moribond. Il semble assez normal que les Asiates atteignent les mers chaudes... Il n'y a plus d'armées devant eux... C'est une promenade. Je ne crois guère à la guerre Russie-Amérique... Trop peu d'hommes en USA... Ils se partageront le monde et c'est tout - Nous serons lithuanisés - Enfin je veux bien me tromper - mais j'ai grand peur... Je conçois très bien d'ores et déjà un marché conclu dans ce sens entre Russie et Amérique. Bien sûr on amuse la galerie... on a l'air de vouloir se battre... on se battra peut-être un peu pour la forme... J'ai vu bien des choses se traiter ainsi pendant que j'étais à la SDN. Que faire ? Rien - De la France je n'ai guère à attendre que des vacheries... Il n'y a plus de France d'ailleurs - plus que le nom, l'entité... Deux énormes cinquièmes colonnes = russes et USA, occupent l'ancienne France - elles ne veulent d'ailleurs pas se battre. Elles attendent aussi...

Ici cher Hindus, c'est le froid - et la nuit - Voici la 4ème année d'exil et de supplices divers... C'est long - On en a assez de tout et surtout de se plaindre. Tout est humiliation et cauchemar - Les éditeurs néo-Denoël me racontent des blagues. Ils ne font rien - La maison est en déconfiture - Ils veulent un nouveau livre ! C'est vite dit ! Le malheur est que dans le grenier où je vis il pleut ! Les champignons poussent sur ma table. J'ai du mal à défendre mes manuscrits contre la nature ! L'oubli ce n'est rien mais les champignons ! Les Français se foutent pas mal de leurs écrivains ils ont à faire dérailler les trains, condamner à mort les "collaborateurs" et attendre les bateaux de "chocolats" d'Amérique.

Votre bien affect

LF Céline

[Copenhague] Le 15 Déc [1947]

Mon cher Hindus

Que de mal vous vous donnez pour mes ouvrages ! J'en suis confus, confondu, malheureux et ravi tout ensemble ! Quelle peine ! Vous êtes plus heureux que moi avec mon édition française. 20 chichiteurs pas un qui se prononce nettement. Il est vrai que je traîne un contrat Denoël qui ne me vaut rien, ils ne m'ont plus imprimé depuis 44. Mais ils se raccrochent... Bref je peux crever de faim pour ces chichis.

Pour ce qui concerne la biographie... Je n'éprouve aucun mal à concevoir un roman et toujours "j'obéis" au même procédé... Je ne bâtis pas de plan. Tout est déjà fait dans l'air il me semble. J'ai ainsi vingt châteaux en l'air où je n'aurai jamais le temps d'aller. Mais ils sont complets tout y est - Ils m'appartiennent - Seulement, il y a un grave, très grave seulement... Quand je m'approche de ces châteaux il faut que je les libère, les extirpe, d'une sorte de gangue de brume et de fatras... que je burine, pioche, creuse, déblaye toute la gangue, la sorte de coton dur qui les emmaillote mirage, fouille, puis ménage - Ainsi Voyage - ainsi Mort ainsi Guignols - J'en ai encore une vingtaine ainsi qui sortiraient des ténèbres si je vivais 2 siècles.

-La Volonté du Roi Krogold.

[Kas] - Casse Pipe -

-La Bataille du Styx -

etc -

Toutes ces histoires de plans me paraissent idioties. Tout est écrit déjà hors de l'homme dans l'air -

[...] dès que j'essaye d'y toucher c'est-à-dire de les mettre sur le papier, de les écrire, décrire, la transmutation du mirage au papier est pénible, lente, c'est l'alchimie - Mais tout est là - Je ne crée rien à vrai dire - Je nettoye une sorte de médaille cachée, une statue enfouie dans la glaise - Tout existe déjà c'est mon impression - Lorsque tout est bien nettoyé, propre, net - alors le livre est fini. Le ménage est fait - On sculpte, il faut seulement nettoyer, déblayer autour - faire venir au jour crû - avoir la force c'est une question de force -

forcer le rêve dans la réalité - une question ménagère - De soi, de ses propres plans il ne vient que des bêtises - Tout est fait hors de soi - dans les ondes je pense -

Aucune vanité en tout ceci - C'est un labeur bien ouvrier - ouvrier dans les ondes -

Votre bien affectionné

LF Céline

[Klarskovgaard] Le 10 [avril ou mai 1949]

Mon cher Hindus

C'est parfait ! Vous faites un enfant et un livre ! Tout vous réussit ! Et en plus on vous plaint ! on pleure sur vos épreuves, vos patiences, vos sacrifices ! C'est admirable et dégueulasse et bouffon et tout mensonger - donc bien vivant vous avez raison ! C'est moi qui bouffe du hareng, qui n'ai plus de draps, ni de chemise et c'est sur votre compte qu'on s'apitoye ! planqué, choyé, fainéant, profiteur des circonstances ! admirable ! et jeune et douillet et plein d'avenir ! Le public américain est le plus con du monde complètement dépravé par le tam tam, le bluff, et l'artifice. Vous allez sûrement gagner - Et puis être méprisé par un Sinclair Lewis ce Lehar de la littérature naturalo yankee ce feuilletoniste paranoïaque n'est-ce pas le plus divin des baumes ?

Certes envoyez-moi 10 exemplaires de votre livre. Je le lirai et ferai lire. Mais pas d'argent Hindus ah pas un sou ! Gardez tout ! Café etc... Vous me connaissez encore mal - Plus rien Jamais

Je ne suis pas fâché mais vous m'inspirez une certaine méfiance. Monstre moi ? Eh bigre c'est le monde, les hommes qui se sont montrés monstrueusement injustes et dégueulasses à mon égard. Je ne suis pas monstre du tout - Ce sont mes frères qui sont des monstres - et des sales idiots désastreux au surplus - on le verra bien, trop bien ! bientôt ! Regardez donc Jerome Bosch ! avec vos lunettes. Le monde est là. Il n'est pas là chez Sinclair, ou Dreiser - ces Balzacs pour professeurs de dactylographie - Toute cette artisterie américaine mort-née est bien écoeurante !... Ces bébés d'une émotivité qui ne se fera jamais. Et que toute cette nursery donne des conseils, juge, tranche ! Fumistes ! et fumistes inconscients ! innocents - Ils ne doutent de rien parce qu'ils ne se doutent de rien.

L'Apothéose des Insipides ! Le Jazz nègre leur a pris tout l'âme [sic] - enfin je suis gentil, ils n'avaient pas d'âme,...la place de l'âme...

Votre ami

LF Céline

Copyright Gallimard

dimanche 26 février 2012

Le Petit Célinien - Lettre d'actualité n°22

Pour recevoir gratuitement par courriel à chaque parution la lettre d'actualité du Petit Célinien, laissez-nous votre mail à l'adresse habituelle : lepetitcelinien@gmail.com.

Le Petit Célinien - Lettre d'actualité n°22.

Portraits pour un siècle : Cent écrivains

Cent ans, cent portraits, cent photos...

Vous vous souvenez sans doute de la vigueur avec laquelle Baudelaire, à l'occasion du Salon de 1859, avait condamné la photographie en tant qu'aboutissement industriel du mauvais goût réaliste de la foule. " Un dieu vengeur a exaucé les voeux de cette multitude. Daguerre fut son Messie ". Les écrivains n'ont pas manqué de s'intéresser à cet art flatteur mais aussi dangereux et compromettant. On n'en finirait pas d'évoquer les rapports passionnés entre l'écrit et la photographie. Donc, pendant que certains écrivaient les livres ou même les éditaient, d'autres rassemblaient des photos d'écrivains. La rencontre entre une agence photographique et une maison d'édition donne ainsi naissance à une sorte de jeu mathématique. Cent ans, cent photographies, le choix est arbitraire mais l'échantillon nous permet d'errer à notre guise dans la forêt du Spectacle. Certains sont vivants, d'autres morts. Tous nous parlent. Force est donc de nous intéresser aux détails. Nous les scrutons avec toute l'attention d'un Sherlock Holmes et nous pourrions peut-être en tirer des vies imaginaires : la veste à chevrons de Faulkner, les perles d'Arendt, les cheveux en bandeau de Beauvoir, les guenilles de Céline, le gracieux col blanc de Yourcenar, le regard perçant de Char, la machine à écrire de Duras qui est peut-être aussi celle de Pirandello, le téléphone préhistorique de Paulhan, les mitaines de Tanizaki, les bagues de Joyce, la patte du vieux sphinx Borges posée sur sa canne, Apollinaire, couché bien au chaud, les yeux vagues, livres et papiers à portée de la main. On ne sait s'il va s'endormir ou s'il s'apprête à écrire un poème. Et pourtant, n'est-ce pas l'une des images qui en dit le plus sur l'écriture de l'homme ?

Portraits pour un siècle : Cent écrivains, Gallimard, 2011.
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samedi 25 février 2012

Michaël R. Roskam ("Bullhead") : « La découverte de Louis-Ferdinand Céline a été fondamentale »

Pour le réalisateur de “Bullhead”, le cinéma est un art total. Influencé par Tardi, Messiaen, Courbet, Scorsese, Michaël R. Roskam répond à quelques questions.

Comment êtes-vous devenu cinéaste ?
Je n'arrivais pas à trouver ma voix artistique. J'ai étudié la peinture aux beaux-arts de Bruxelles. A l'origine, je voulais devenir auteur de bande dessinée. A 15 ans, je voulais être le nouveau Tardi. J'ai donc commencé par écrire des histoires. Puis j'ai rencontré un ami producteur, Ief Desseyn, qui m'a proposé de réaliser un court métrage. Il a réuni l'équipe et m'a dit : « Exprime ta vision, je m'occupe du reste. » C'est comme ça que j'ai pu faire Haun, mon premier film, en 2002. C'est l'histoire de quatre types un peu louches, la nuit sur un parking désert. Le film commence après la bagarre, l'un des types a le nez cassé. Son ami prend sa défense et menace les deux autres. Huit minutes impressionnistes avec une ambiance particulière.

Vos influences sont-elles cinématographiques ?
Non, pas seulement. La peinture et la littérature m'ont beaucoup plus influencé que le cinéma. La découverte de Louis-Ferdinand Céline, par l'intermédiaire de Tardi, a été fondamentale. Sa façon de raconter les histoires m'a impressionné. J'adore aussi Hemingway. En musique, je considère Olivier Messiaen comme le plus grand compositeur du XXe siècle. Pendant l'écriture du scénario, j'ai écouté en boucle deux de ses œuvres symphoniques : Turangalîla et Eclairs sur l'au-delà. Les peintres qui m'ont le plus inspiré sont Rembrandt, Le Caravage, Courbet, Manet. J'essaie de composer chaque plan de mes films comme des tableaux. En cinéma, mes réalisateurs de prédilection sont Scorsese, les frères Coen, Orson Welles, John Huston. Mais le cinéma étant un art total, les influences viennent de partout. Dans un film, je recherche l'allégorie, cette force qui dépasse l'anecdote et fait basculer le scénario dans la tragédie grecque.

L'image qui a signé votre acte de naissance ?
Avant mon premier court métrage, Haun, j'ai réalisé des installations vidéos. Il s'agissait de projections sur un mur, comme des tableaux, avec des éléments qui bougent dedans. L'une d'elle contient les racines de la scène d'ascenseur de Bullhead. J'avais filmé la porte d'un très vieil ascenseur, de l'intérieur, on voyait défiler les étages en descendant, avec, en bruit de fond, des cochons qui hurlent et des bruits de chaînes. Le conflit entre le défilement des images, la lumière qui devenait de plus en plus sombre et les cris des cochons donnaient l'impression d'une descente aux enfers. La scène durait cinquante secondes, trois fois de suite, en boucle. Le son dramatisait les images, très banales, d'un ascenseur qui descend. Cette façon de travailler m'a beaucoup appris sur la poésie de l'image : comment montrer et faire sentir des choses sans les expliquer. C'est ça le cinéma.

Le plus grand film belge de ces vingt dernières années ?
C'est arrivé près de chez vous [Rémy Belvaux, André Bonzel et Benoît Poelvoorde, 1992] reste le film le plus marquant du cinéma belge. Pour le cinéma français, je répondrais Un prophète [Jacques Audiard, 2009], un film total, la perfection, à tous niveaux. Un jour, j'aimerais faire un film comme ça.

Quel cinéaste imaginez-vous être dans dix ans ?
Un cinéaste avec une voix claire. Comme les cinéastes que j'admire : Audiard, Scorsese, les frères Coen, je souhaite qu'on reconnaisse mes films par leur esthétique, leur cohérence. J'aimerais m'inscrire dans cette tradition qui a été nourrie par ces grands noms.

Propos recueillis par Jérémie COUSTON
Télérama, 24 février 2012.

jeudi 23 février 2012

Échos céliniens...

>>> Frédéric Vitoux publie chez Fayard Jours inquiets dans l'Ile Saint-Louis. Un polar dans lequel l'auteur de La vie de Céline n'oublie pas l'auteur maudit ; un des personnages du roman vole un exemplaire rare de Mort à crédit...

>>> Daniel Filipacchi consacre trois pages à sa visite chez Céline au Danemark dans Ceci n'est pas une autobiographie qui vient de paraître chez XO Éditions.

>>> Les 100 ans de Mme Céline : L'Express annonce la sortie le 5 mai aux éditions Pierre-Guillaume de Roux de Chez Lucette, 25 ter, route des Gardes, recueil de témoignages sur la veuve de Céline et héroïne des derniers romans. En savoir plus...

>>> Jean des Cars consterné : "J'ai également été consterné par l'éviction de Louis-Ferdinand Céline des commémorations officielles. Quoi qu'on en pense, il reste un immense écrivain." L'Express, 17 février 2012.

Daniel Darc inspiré par Céline ?

C'est sur ce quai-là, au 18, que mes bons parents firent de bien tristes affaires pendant l'hiver 92, ça nous remet loin. C'était un magasin de "Modes, fleurs et plumes". Y avait en tout comme modèles que trois chapeaux, dans une seule vitrine, on me l'a souvent raconté. La Seine a gelé cette année-là. Je suis né en mai. C'est moi le printemps.

Louis-Ferdinand Céline, Mort à Crédit, 1936.

Source



Aussi à lire :
>>> Arnaud Fleurent-Didier
>>> Louis-Ferdinand Céline, icône rock ?
>>> Du « Voyage au bout de la nuit » à « End of the night »

Vient de paraître : Lettres à Milton Hindus, 1947-1949

« Je ne crée rien à vrai dire – Je nettoye une sorte de médaille cachée, une statue enfouiedans la glaise – Tout existe déjà c’est mon impression – Lorsque tout est bien nettoyé,propre, net – alors le livre est fini. Le ménage est fait – On sculpte, il faut seulement nettoyer,déblayer autour – faire venir au jour crû – avoir la force c’est une question de force – forcerle rêve dans la réalité – une question ménagère – De soi, de ses propres plans il ne vientque des bêtises – Tout est fait hors de soi – dans les ondes je pense – Aucune vanité en toutceci – C’est un labeur bien ouvrier – ouvrier dans les ondes. »
Comment se fait-il que Céline, après quelques lettres amorçant cette correspondance, se livre en 1947 et 1948, avec finesse et précision, sur l’intimité de son travail stylistique, à un inconnu de la veille, Milton Hindus ? Nulle part ailleurs, avant les Entretiens avec le Professeur Y, nous ne rencontrons avec autant d’explications métaphoriques, soumises à des variations d’une rare beauté, un aussi magistral cours de littérature de la part de Céline. Bien entendu, Hindus étant juif et américain, il est un atout précieux dans le cercle restreint des soutiens de l’écrivain en exil, et Céline ne peut manquer de chercher à en tirer profit. Cela ne suffit pas cependant à expliquer le ton constamment confiant et patient sur lequel il répond, pendant plus d’un an, à son correspondant, ni surtout les remarquables confessions de l’artiste au travail. Confiance, patience et confession qui ne résisteront pas à la visite de Milton Hindus à l’exilé : le jeune universitaire, après avoir rendu tant de bons offices, dont le principal est d’avoir été à l’origine de cette correspondance, retourne sa veste en même temps qu’il regagne les Etats-Unis et quitte le domaine de la littérature pour écrire un terrible pamphlet, sous forme de ses impressions de voyage au Danemark.
Cette édition, qui compte 97 lettres (dont 13 partiellement ou totalement inconnues)et de nombreux documents inédits, donne des rapports entre Céline et Hindus une image neuve.
Jean Paul Louis a publié de Céline, dans cette même collection, les Lettres à Maria Canavaggia et les Lettres à Albert Paraz. Il est le co-éditeur du volume Lettres (Bibliothèque de la Pléiade) et de L’Année Céline (De Lérot éditeur, 21 volumes parus). Le présent volume est le onzième de la « Série Céline ».

Louis-Ferdinand Céline, Lettres à Milton Hindus 1947-1949, Gallimard, 2012.
Commande possible sur Amazon.fr.

mardi 21 février 2012

Céline, le « collabo » dans la presse d’après-guerre par Jean-François Roseau

L'Humanité, 27 avril 1951 (AN)
Ce mois-ci, Le Magazine littéraire propose un dossier synthétique sur "Les écrivains et l'Occupation". Dès lors, il était nécessaire de consacrer quelques lignes à Céline dont A. Derval évoque brièvement les accointances avec "les journaux proches du national-socialisme" (pp. 72-73, février 2012). La consultation des dossiers Céline, conservés aux Archives nationales et à la Préfecture de police de Paris, donne accès à de nombreuses coupures de presse plaçant définitivement l'écrivain dans le camps abhorré des collaborateurs. Ces courts articles, publiés en pleine période d'épuration, donnent une idée fidèle de la haine nationale qui poursuit l'exilé dans les journaux de gauche.

Ignoble, abominable, hideux, monstrueux… Aucun adjectif ne semble assez fort, au sortir de la guerre, pour décrire l’attitude suprêmement détestable des collaborateurs. Du reste, leurs visages sont multiples comme l’hypocrite Janus ou le cruel Cerbère. Il y a d’abord le « patriote » dénonçant ses voisins à coup de missives anonymes, le chef de parti enragé, le germanophile passionné, le pacifiste aveugle ou l’écrivain antisémite. Tous n’ont pas la même influence et encore moins la même stature. Certains sont mus par intérêt, d’autres par conviction. La voix des uns résonnent dans
Franc-Tireur, 19 décembre 1945 (AN
la presse ou sur les ondes, quand d’autres agissent dans le silence honteux des combines et des coups bas. Ainsi l’exécution exemplaire de Brasillach, le 6 février 1945, s’expliquerait-elle par la responsabilité morale de l’écrivain, qui « se redéfinit à cette époque dans les débats suscités par l’épuration (première partie) et dans les procès d’écrivains (deuxième partie) »(1). La même issue attendait Céline à Paris. De fait, la collaboration est un imbroglio si complexe et si embarrassant qu’il a fallu plusieurs décennies pour que les historiens cherchent à en démêler les principaux linéaments (2). Mais la nuance vient avec le temps, et les obsessions cathartiques de la résistance ne lui laissent aucune place. L’épuration succède à la Libération. Il faut purger la presse, balayer les reliques du passé vichyssois, bannir tous ceux qui ont fait la part belle à l’occupant nazi. La liste est longue et la rhétorique providentielle de la presse résistante ne craint pas la dérive manichéenne. Il y a les bons et les méchants. L’image épique et triomphante du libérateur écrase ainsi le visage essoufflé du collaborateur. On retrouve donc, inconsciemment ou non, l’iconographie traditionnelle de Saint-Michel terrassant le dragon. Galtier-Boissière résume d’ailleurs parfaitement ce climat d’affrontement et l’illusion de dualité entretenue par les quotidiens d’Après-Guerre : « La presse de la Libération n’a que deux rubriques, écrit-il en 1944, glorification des fifis et mouchardage des collabos ».
Autrement dit, les journalistes d’hier, membres de Je suis partout, du Pilori ou de La Gerbe, sont désormais conspués par les journaux sortis de la clandestinité. Parmi les cibles récurrentes de la presse libérée, Louis-Ferdinand Céline occupe une place de choix. Les nombreux titres qui lui sont consacrés illustrent en effet l’indignation commune soulevée par l’écrivain réfugié au Danemark, après s’être enfui en Allemagne aux côtés du maréchal Pétain. Qui est Céline pour cette France nouvelle qui s’édifie à partir de 1945 ? Il est d’abord « l’auteur de Bagatelles pour un massacre ». Comme s’il s’agissait de faire l’impasse sur le reste de son œuvre, c’est sans doute la périphrase qui reviendra le plus souvent pour désigner « l’écrivain collaborateur », assimilé aux pires excès de l’administration nazie.

Jean-François ROSEAU
Le Petit Célinien, 21 février 2012.

Ce Soir, 21 février 1950 (AN)
L'Aurore, 2 février 1947 (APP)




















L'Humanité, 22 janvier 1950 (AN)
Libération, 27 octobre 1949 (AN)



















Combat, 4 juillet 1946 (APP)


L'Humanité, 27 avril 1951 (AN)




















>>> A lire : Céline et le cercle européen par Jean-François Roseau (Le Petit Célinien, 14 février 2012)

Notes
1 - Cf. Gisèle Sapiro, « L’intellectuel a-t-il droit à l’erreur. Le débat sur la responsabilité de l’écrivain au prisme des procès de l’épuration », p. 86, dans les Actes de la journée d’étude Céline-Paulhan, Question sur la responsabilité morale de l’écrivain au sortir de la Seconde guerre mondiale, Société d’études céliniennes, Paris, 2007, 105 pages.2 - Il faut attendre les années 60 pour que les historiens de profession commencent à proposer des analyses du phénomène de collaboration. Nous renvoyons notamment à l’ouvrage de Pascal Ory, Les Collaborateurs, Editions du Seuil, 1976 : « Céline, une collaboration hypocondriaque », pp. 229-234.

lundi 20 février 2012

« CÉLINE POLITIQUE » : conférence de Philippe ALMÉRAS (Paris, 2012)

Le "Local" a accueilli Philippe Alméras pour évoquer les idées politiques de Louis-Ferdinand Céline jeudi 23 février 2012. Philippe Alméras est notamment l'auteur de la biographie Céline, entre haines et passion, rééditée en 2011 aux éditions P.-G. de Roux, de Sur Céline (Ed. de Paris, 2008), Les idées de Céline (BLFC, 1987, Berg, 1992), ou encore d'un Dictionnaire Céline (Plon, 2004). Il est aussi à l'origine de l'édition des Lettres des années noires (Berg, 1994).








Le Local
92 rue de Javel
75015 Paris

samedi 18 février 2012

Rigodon par Alain Hardy (1963)

Dans cette étude, parue dans les Cahiers de l'Herne, Alain Hardy nous présente la définition et les différentes acceptions du terme "rigodon" dans l'oeuvre célinienne.

« Joyeux compère macchabée gaudrioleur à fantômes ! Ménestrel pour tous précipices, lieux envoûtés, abords maudits ! Le premier bonhomme Casse-la-Pipe n'ayant pas vécu pour de rien, ayant enfin surpris, compris toutes les grâces du Printemps ! le renouveau de l'oisillon ! du Pinsonnet au bocage, emportant le tout au-delà ! Révolutionnaire des Ombres ! Trouvère aux Sépulcres ! Baladin faridondant aux Antres du Monde !... Je voudrais être celui-là ! Quelle ambition ! Nulle autre ! Pardi ! Bougre, Mille grâce le futé !... Mieux rigodon d'Éternel qu'Empire humain calamiteux taupinière mammouth à complots... Croulant mirage à gogos !... Salut aux monarques ! Ravigoter les sujets ? les faire gigoter en mesures ! Quelle histoire !... Fou qui se donne aux Éphémères !... Mille fois mieux périr gentiment emportant la flûte !... Mais encore faut-il le moment d'extase ravissante Ne part pas qui veut de musique ! Le moment choisi Il faut durer en attendant. »

Depuis que Céline modulant sur sa flûte son « rigodon d'Éternel » a déserté cet « Empire humain calamiteux », ses amis, les fervents de son art, héritiers d'un Rigodon, attendent impatiemment de pouvoir entrer en possession de cet héritage et ne dissimulent pas leur curiosité de connaître le contenu de ce livre inachevé auquel il consacra les derniers jours de sa vie. Tant que ce roman ne sera pas publié nous devrons nous contenter de conjectures. Et bien que l'on ne puisse inférer le contenu d'un livre d'après son titre — que d'exemples pour le prouver, à commencer par la célèbre boutade de Tristan Bernard conseillant à un jeune écrivain d'intituler Sans tambour, ni trompette un roman dans lequel ne figuraient ni tambour, ni trompette —, du moins peut-on s'efforcer d'en déterminer à partir du titre la tonalité, l'atmosphère générales, en s'appuyant toutefois sur des considérations tenant compte de l'ensemble des écrits de l'auteur.
Dans le cas de Rigodon, nous sommes favorisés, car ce mot peu fréquent dans la langue revient dans l'œuvre de Céline avec une constance et une abondance remarquables. Absent du Voyage au bout de la nuit, le mot Rigodon apparaît pour la première fois dans Mort à crédit, puis revient régulièrement : deux fois dans Bagatelles pour un massacre, cinq fois dans Les Beaux Draps, trois fois dans Casse-pipe augmenté du chapitre publié par R. Poulet dans ses Entretiens familiers avec Louis-Ferdinand Céline, onze fois dans Guignol's Band, sept fois dans Le Pont de Londres, deux fois dans le ballet mythologique Foudres et Flèches, quatre fois dans Féerie pour une autre fois, six fois dans Normance et trois fois dans Nord. On nous pardonnera l'aspect rébarbatif de ces précisions chiffrées qui vont nous permettre certaines conclusions intéressantes. Nous avons trouvé dans l'œuvre entière de Céline quarante-cinq exemples du mot rigodon et de ses dérivés, total qui dépasse largement celui auquel on parviendrait en relevant toutes les occurrences du mot dans la littérature française depuis son premier emploi par Mme de Sévigné en 1673. Selon toute vraisemblance, Céline éprouvait une dilection particulière pour ce mot ; son août prononcé pour la danse (cf. ses arguments de ballets) qui peut-être naquit d'un goût non moins prononcé pour les danseuses peut en rendre compte en partie, en partie seulement. Nous verrons que cette dilection plonge en fait des racines beaucoup plus profondes, plus intimement enfouies dans la personnalité de Céline.
Pour qui ne serait pas encore convaincu de l'importance de ce mot dans le vocabulaire célinien, il suffira d'ajouter qu'il est le centre d'une intense création lexicologique. A partir de rigodonner, verbe relevé par Littré, qui n'en fournit pas d'exemples, Céline forge cinq néologismes : un verbe riguedonner (P.L. ; Norm.) obtenu par altération phonétique et quatre hapax (mot dont on ne trouve qu'un seul exemple dans la langue) à savoir le substantif rigododant (B.D.) formé par dérivation impropre sur le participe présent de rigododer et les verbes rigodonner (G.B.), riguedodonner (Norm.) et riguedondonner (G.B.). Ces formations toutes aberrantes découragent toute interprétation philologique tant elles sont écartées des normes qui régissent la création de mots nouveaux. Tout au plus peut-on les rapprocher de formes similaires inventées par Céline, comme les verbes diguedonner (Norm.), diguedondonner (Norm.) formés sur l'onomatopée ding ! dong !, et dont le sens est tantôt agiter une cloche, tantôt s'entrechoquer et résonner (en parlant de bouteilles). De toute façon il ne faut pas trop s'attarder sur ces formations isolées qui s'insèrent naturellement dans le style de Céline, délibérément néologique, tant par souci expressif que par frénésie stylistique.
Il faut enfin souligner que le mot montre une répartition irrégulière dans le temps et présente un maximum de fréquence pour les oeuvres des années 40, à tel point que Guignol's Band et Le Pont de Londres offrent à eux seuls 40 p. 100 des exemples.

Il s'avère donc que le mot rigodon, confiné dans les ouvrages de critique et d'histoire chorégraphique, assume dans l'œuvre de Céline un rôle particulièrement important. C'est indéniablement un mot clef, surtout pour ses livres écrits entre 1942 et 1948. Une étude attentive des diverses acceptions dans lesquelles Céline utilise ce mot nous permettra de découvrir les raisons profondes de ce phénomène.
Chacun sait confusément ce qu'est le rigodon : une danse particulièrement prisée sous les règnes de Louis XIV et Louis XV. Mais cette définition reste trop sommaire pour expliquer les différents sens que prend le mot dans la langue d'une part, chez Céline d'autre part. Ajoutons donc que cette danse provençale, vraisemblablement d'origine populaire, fut adoptée par la scène et par la Cour dans le courant du XVIIè siècle. Elle se dansait à deux, sur une musique rapide à deux temps. Son pas, décrit par Rameau (que cite Littré) dans son Maître à danser, 1725, puis par Compan dans son Dictionnaire de danse, 1787, est remarquable puisqu'il se fait « à la même place, sans avancer, ni reculer ». Pieds assemblés au départ, le danseur plie les genoux, saute, en lançant de côté la jambe droite tendue, retombe en assemblé ; nouveau plié, puis sauté avec jetée de la jambe gauche ; assemblé ; enfin dernier plié et saut à l'issue de quoi le danseur retombe pieds assemblés dans la position de départ. Il s'agit donc d'une suite de flexions de jambes et de sauts sur place, qui constitue une danse vive et alerte, particulièrement propre à exprimer la gaieté. C'est dans cette acception précise que Céline emploie quelquefois le mot rigodon ; notamment dans son argument de Ballets, sans musique, sans personne, sans rien, « Foudres et Flèches » : « Il (Jupiter) ne peut résister à l'envie de grimper là-haut sur les planches et danser avec cette effrontée petite saltimbanque un petit rigodon, vis-à-vis... » et encore : « Il (le Cyclope) va esquisser dans son petit coin de la scène quelques ronds de jambes, menuets, passe-pied, rigodons galants... Puis il se même à la ronde... » ; et aussi dans des oeuvres n'ayant aucun caractère chorégraphique telles que Les Beaux Draps : « Il faudrait apprendre à danser. La France est demeurée heureuse jusqu'au rigodon. On dansera jamais en usine on chantera plus jamais, non plus. Si on chante plus on trépasse... » ou Guignol's Band.

Mais Céline semble avoir sur le langage l'opinion de Humpty Dumpty qui déconcerte tant Alice en lui répondant avec un souverain mépris : « Moi, quand j'emploie un mot, il signifie ce que je veux qu'il signifie, ni plus, ni moins » (Lewis Caroll, Through the looking glas). Et si Céline ne va pas aussi loin que Humpty Dumpty qui donne au mot « gloire » le sens d'« argument péremptoire », du moins ne se prive-t-il pas de considérer que l'essentiel dans « rigodon » c'est la notion de danse vive et que toute danse un tant soit peu alerte peut être appelée rigodon (voir P.L.), « Il ressaute tout haut de l'escalier... d'un seul bond... d'un trait... cabriole... Il nous mime un petit rigodon... comme ça descendant les marches... Ah ! c'est l'espiègle, le zigoto... Il se donne à fond notre putride... », n'hésitant pas à l'occasion d'employer ce mot pour désigner une danse quelconque avec un sens propre comme dans Les Beaux Draps : « Au lieu d'apprendre les participes et tant que ça de géométrie et de physique peu amusante, y a qu'à bouleverser les notions, donner la prime à la musique, aux chants en choeur, à la peinture, à la composition surtout, aux trouvailles des danses personnelles, aux rigodons particuliers, tout ce qui donne parfum à la vie, guillerette, jolie... » ou bien avec un sens figuré : « ... mais elles sont revenues à leurs places, leurs exactes places ! elles, maisons ! elles sont redescendues du ciel... ce qu'elles se sont payé comme rigodon c'est extraordinaire !... » (Norm.) Ce traitement n'est d'ailleurs pas l'apanage du seul rigodon. Tout nom de danse précise s'affaiblit et se généralise chez Céline au point de ne plus recouvrir que la notion plus vague de danse. Ainsi gigue, sarabande (Norm.), tarentelle (P.L), gavotte (P.L.), farandole (Norm.), danses pourtant bien caractérisées et distinctes s'amalgament en un seul concept dans l'écriture célinienne, se transforment en mots vagues synonymes de danse. Des multiples aspects du rigodon, Céline retiendra surtout qu'il s'effectue par une succession de pliés et de sauts, qui, s'ils ne sont pas dénués d'élégance, sont pour le moins amples et rapides. Tout mouvement un tant soit peu vif devient susceptible d'être qualifié de rigodon, qu'il s'agisse d'une chute : « Il (le capitaine Dagomart) dit rien, il se porte près de la barre, il attend que tout le monde y passe à la catapulte, que toute la clique démantibule, s'emporte, écroule la balustrade, que la viande folle chavire en vrac dans la sciure. Quand c'est fini les rigodons, qu'on est tous épars dans le pétrin, pagaye sens dessus dessous, bonshommes, bourriques embringuées en méli-mélo, pas regardable, il clame un coup... » (ch. inéd.), d'un saut : « Et toc ! il (Sosthène) raccroche ! ... Il jubile ! il gambille ! il saute de joie, riguedonne... à poil comme ça là tout loustic... autour du tapis... la gigue... de victoire bramine ! » (P.L.), ou de tout autre mouvement que le contexte permet de comprendre, mais avec une précision insuffisante. Voyez par exemple dans Normance les pages 46 et 211 : « ... surtout qu'on tangue en plus ! riguedodonne! toute la piaule roule, houle, redresse ! » et : « ... le parquet resecoue... le mobilier de Mademoiselle Zeusse cahotait, entrechoquait... mais à la porte crevée arrachée obstruait bien... nous, on était passé !... comment ?... à présent ça rigodonnait ! bibelots !... fauteuils !... tout allait polker au couloir !... » Dans Guignol's band également : « Surtout après l'hiver 15-16 si impitoyable rigoureux... Ce fut un renouveau terrible !... Douceur éperdue de nature, un épanouisse ment du bocage à faire éclater les cimetières ! à faire rigodonner les cierges !... » Ici, encore, le cas de rigodon n'est pas isolé. De même que la langue populaire emploie le verbe valser pour exprimer un mouvement brusque quelconque (cf. les expressions « faire valser quelqu'un », « envoyer quelqu'un valser », « filer une valse »), de même Céline utilise les verbes de danse avec un sens élargi identique : giguer (G.B. ; Norm.), polker, dérivé de polka (Norm.), et aussi valser (Norm.). Cette extension de sens à laquelle la langue invitait Céline s'explique surtout par sa biographie : il a vu danser le rigodon, et cela seul a pu lui permettre d'en abstraire l'idée de mouvement, la description la plus précise restant bien incapable de la suggérer.
Et c'est peut-être aussi parce qu'il a vu danser le rigodon, qu'il a su en retenir toute la vivacité, l'allégresse, sens que prend parfois le mot dans ses romans, comme on peut s'en rendre compte dans cette phrase : « ... Et puis on se marre... C'est l'entrain... Mais oui, c'est ma fête ! Y a de l'humour !... du rigodon !... tant et plus !... de la fantaisie. Tirelo Youp !... die !... » (P.L.) et dans B.D., ainsi que dans Féerie I.: « ce tout très rigodonné, enlevé » où le verbe intransitif rigodonner (= danser le rigodon, se livrer à une folle joie, d'après Littré) voit son participe passé utilisé transitivement en fonction d'adjectif, avec un sens bien éloigné de son sens primitif (cf. aussi P.L.), où le verbe rigodonner employé transitivement a encore un sens différent.
Le mot rigodon désigne aussi, selon Littré et Robert (in Dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française, Paris-Casablanca, 1953-1964) la musique très animée sur laquelle se dansait le rigodon. Il semble que ce soit dans cette acception précise que Céline emploie rigodon lorsqu'il écrit à propos d'un article de journal : Il donne assez bien le "la" général de cette grande musique, tantôt symphonique, tantôt rigodon... plus tard Carmagnole. » (B.M.) On ne peut l'affirmer formellement ; contentons-nous de souligner l'emploi adjectival du nom, auquel Céline a renoncé à donner une forme féminine, rigodonne. Littré ajoute que par extension le mot signifie « tout air propre à une danse vive ». Céline ne néglige pas ce sens qui apparaît à plusieurs reprises. Air de trompette : « D'à côté, du quartier de la cavalerie, on entendait toutes les trompettes. Il savait par coeur, Arthur, tous les rigodons. » (M.C. et C.P.) ; de piston (M.C.) ; de piano « ... tintant coquin au coin des squares !... au bord des "Pubs" l'aigrelet, nerveux rigodon... à la pédale et hop-là sec !... » (G.B., C.F. aussi) ; ou tout simplement musique indéterminée comme on peut le constater dans la citation liminaire et dans G.B., B.D., ainsi que sur cet exemple du P.L.: « Elle m'invite... je peux pas refuser... Nous voilà partis... J'aime pas beaucoup la matchiche... C'est trop compliqué pour moi... Je m'embarrasse... je voudrais qu'ils changent de rigodon... — Polka! je réclame... Polka ! ... — Ça va... Prosper change d'air... non c'est une valse... Tant pis !... » Céline joue ici sur les deux valeurs du mot — cela lui arrive fréquemment, et le rigodon est ici à la fois la danse et la musique.

Avant de quitter le domaine musical, il convient de mentionner deux expressions curieuses ; la première a été trouvée dans G.B.: « affairé dans sa musique, à taper sur son rigodon, à la cadence aigrelette, à la berceuse rémoulette... » Ici rigodon équivaut formellement à piano ; mais compte tenu de l'effort de Céline vers la concision de l'expression, on peut traduire cette locution par « affairé à taper sur son (piano son) rigodon ». La seconde expression se trouve dans G.B. et, tronquée, s'énonce : « la rengaine... riguedondonne » ; le verbe riguedonner (= résonner, retentir) vaut en particulier par l'harmonie imitative de ses deux syllabes « don » qui évoquent les notes basses du piano. Ces deux exemples, tout isolés qu'ils soient, valaient tout de même qu'on s'y arrêtât, car ils soulignent quelques procédés de l'art de Céline.
Et si Céline est créateur, la langue, ou du moins la collectivité des sujets parlant l'est autant, et c'est elle qui, par une extension de sens, va attribuer au mot rigodon une signification des plus inattendues : « Dans un exercice de tir, batterie, sonnerie ou signal fait avec un fanion pour indiquer que la balle a touché le centre de la cible. Par ext., Balle mise en pleine cible. Faire un rigodon. » (Robert, s.v. rigodon). Ce sens nouveau, ignoré par Littré, n'est pas attesté avant 1907, date à laquelle il entre dans le Larousse accompagné du verbe rigodonner : tirer des balles au centre de la cible. Ce dernier sens du mot rigodon est peu connu de nos contemporains. On doit supposer qu'il est rapidement tombé en désuétude, ce que confirme d'ailleurs l'article Rigaudon du Grand Larousse Encyclopédique (1964), qui commence ainsi: « Ancienne batterie ou sonnerie... » Comment est-on arrivé à ce sens exclusivement militaire à l'origine ? Nous sommes réduits à émettre des hypothèses. Au cours d'un exercice, le soldat à qui un signal indique qu'il a fait mouche, bondit de joie, danse sur place ; il danse un rigodon ; moins précisément il fait un rigodon, l'expression désignant à la fois la manifestation de joie et ce qui l'a provoquée, puis exclusivement le signal et le fait de placer une balle dans la cible. Ce sens a dû naître d'actes de parole individuels, puis, ayant plu, il s'est propagé ; peut-être a-t-il été quelque temps cantonné dans l'argot du troupier avant de passer dans le parler militaire. Toujours est-il que le cuirassier Destouches, engagé volontaire en 1913, combattant en 1914, n'a pas manqué d'être en contact avec cette expression dont la saveur ne lui a pas échappé. En portent témoignage les nombreux exemples de cet emploi relevés tout au long de son oeuvre de Casse-pipe à Nord. Il suffira d'en citer quelques-uns pour lesquels Céline, négligeant la situation particulière dans laquelle le mot est employé (au champ de tir), ne retient que l'idée essentielle de « faire mouche ». « ... Le bleu qui fait le Jacques, qui lambine, il a droit au redressement d'autor, à la galoche rigaudon. Ça y arrive en pleine poire, au vol. Meheu, il y va pas de main morte. C'est un artiste pour la mouche » (ch. inéd.). On remarquera la formation « galoche rigodon » que l'on peut interpréter soit comme un nom composé soit comme un groupe dans lequel rigodon deviendrait adjectif (cf. l'exemple de B.M. commenté plus haut). Si l'on examine attentivement toutes les occurrences du mot rigodon dans cette acception on remarquera que dans la très grande majorité des cas Céline emploie ce mot comme interjection. «— Entrez fainéants ! Un qui savait pas... il osait... un nouveau... La petite croisée... Une enjambée... alors pfluf ! pfloc ! Fers ! cannes! bouteilles ! poire du mec ! Ah ! Hi ! Ah ! Hi ! Cul-de-jatte le Jules mais pas manchot; l'adresse même !... une adresse de singe!... terrible !... rigodon chaque projectile... » (Féerie I), puis plus tard dans Normance. « ... l'immeuble entier incline... houle, vogue... et l'immeuble d'en face pire que nous !... tout un balcon lui pend, balance... un obus y a arraché sec ! j'ai vu ! rigodon ! cette trépidation, vous pensez ! plein fouet ! », et dans Nord: « ... et dans les branches quelques "tireuses de précision" ... elles devaient repérer les officiers... et pteuff !... elles n'avaient droit qu'à une seule balle !... repérées, rigodon !... culbute, les demoiselles ! » Voyez aussi Féerie I, Normance, Nord. Ainsi isolé, mis en évidence, le mot rigodon prend un relief propre à renforcer l'expression. Ce qu'elle perd en volume, elle le gagne en force impressive. Dans ce cas, rigodon n'est plus qu'un signe indiquant qu'un projectile a touché son but. Il n'est pas différent des interjections diverses (Boum !, Broum !, Baoum !, Ptaf !, etc.) dont Céline use et abuse. Cet emploi du mot isolé hors-phrase, nous le trouvons dans d'autres pages où il est très difficile d'en donner une définition précise. Une première fois dans un contexte musical de G.B. : « Ainsi de suite jusqu'au dîner, des fois, trois, quatre heures à la file ! à la bagotte ! à la galope ! d'octaves en ré !... ding ! dim ! brim ! à la moustille !... à la remoule cinq ! trois ! quatre ! Dzim ! une pluie de dièzes !... triste à liesse rigodon !... » ; puis plus tard dans P.L. : « Promis, craché, on se serre les poignes ! Un fier matelot ! Je serai là eight fifteen ! Huit heures et quart ! Départ ! C'est juré o'clock et tout ! Hurray ! Vie nouvelle ! Maintenant c'est pas tout ! Mademoiselle, le vioque, voltige ! Au diable les crampons ! Rigodon ! Merde pour le vieux ! Merde pour la petite. Ils iront se baiser ! La vie nouvelle ! On liquide. Du nerf c'est réglé !... » Dans ces deux exemples que veut dire rigodon ? Le meilleur équivalent que nous ayons trouvé est « Valsez ! » ; au reste Céline avait-il une idée bien définie de sa signification dans ces contextes ? Cela reste à savoir.

Nous l'avons vu plus haut dans le parler des soldats une balle mise en pleine cible s'appelle un rigodon. « Voilà, vous avez compris caporal Peugeot ?... Ainsi dès l'ouverture du prochain stand "Pour la libération des Peuples", pour la France toujours plus libre et plus heureuse, eh bien vous vous précipiterez !... Le premier rigodon, comme d'habitude mon ami, c'est pour votre thorax de cocu ! Qu'on se le dise !... » (B.M.), écrit Céline qui n'hésite pas à employer le nom en équivalent exact de « balles » : « Le terrible avion ! Il nous sucre encore ! Et trois loopings ! Et c'est la grêle !... Dans l'atmosphère une friture ! Des rigodons plein les pavés !... » (G.B.).



Les extensions de sens que nous avons relevées jusqu'ici sont pour ainsi dire normales ; globalement elles révèlent une tendance à élargir le champ sémantique d'un mot ; et nous aurions pu, à partir d'un autre mot souligner la tendance antagoniste qui consiste à en resserrer l'étendue d'application, à conférer un sens précis à ce qui est général ou vague. Céline met en oeuvre ces deux procédés ; mais il se sert aussi d'une troisième possibilité offerte par la langue et va inventer une acception nouvelle originale, réalisant la synthèse de divers sens du mot rigodon, effectuant une fusion dont ce mot va sortir renouvelé. Cette transmutation s'opère à partir du sens relevé chez Céline de « toute danse vive, par extension toute danse » d'un côté ; de l'autre côté le rigodon c'est le « fait pour un projectile d'atteindre son but » et « une balle ayant atteint son but, par extension une balle ». Lorsque la cible est un homme, ce dernier sens évoque irrésistiblement l'idée de mort ; par la contamination de cette évocation avec l'idée de danse contenue dans rigodon, Céline confère au mot l'acception de « danse macabre ». Voyez cet extrait des Beaux Draps : « Diaphanes émules portons ailleurs nos entrechats !... en séjours d'aériennes grâces où s'achèvent nos mélodies... aux fontaines du grand mirage !... Ah ! Sans être ! Diaphanes de danse ! Désincarnés rigodondants ! tout allégresse ! heureux de mort ! gentils godelureaux ! A nous toutes fées et le souffle ! Élançons-nous ! Aux cendres le calendrier ! » ; et celui-ci trouvé dans Nord : « Aussi borné bouché qu'on soit nous pouvions donc être quasi sûrs de voir surgir nos exécuteurs d'un moment, de l'air ou de la plaine, avec vraiment tout ce qu'il fallait, paniers, guillotines, cornemuses et mille tambourins, nous faire danser les rigodons, nos têtes bilboquets libérés !... » (cf. aussi Féerie I). Cette découverte est d'ailleurs confirmée par le fait que Céline introduit très fréquemment (40 p. 100 des cas) le mot dans des contextes contenant en puissance l'idée de mort. Cela est évident lorsque ce sont des obus ou des balles qui l'ont le rigodon (cf. Norm., Nord, G.B.). Mais bien des fois, le caractère macabre n'est pas uniquement suggéré, il est explicité. Qu'on se reporte aux exemples déjà cités dans G.B. et qu'on lise attentivement celui-ci extrait de Nord : « ... des très très dangereuses fillettes, tireuses d'élite... leur truc, perchées haut des arbres, elles savaient reconnaître l'officier, à plus de deux mille mètres, pourtant vêtu comme ses hommes, tout blanc... elles le rataient pas ! ptaf ! d'une seule balle, rigodon !... l'instinct ! ». L'entourage du mot rigodon est parfois d'une tonalité tellement sinistre, annonciatrice d'imminentes catastrophes que, quoiqu'il n'ait pas exactement le sens de « danse macabre », l'image de cette farandole animée et sinistre sera irrémédiablement imposée à l'esprit du lecteur. Relisez ceci, par exemple : « Au moment où montent les ombres, où bientôt il faudra partir on se souvient un petit peu des frivolités du séjour... Plaisanteries courtois devis, frais rigodons, actes aimables et puis le tout ce qui n'est plus après tant d'épreuves et d'horreur que lourd et fantasque apparat de catafalques... Draperies à replis de plomb, peines perdues ! l'énorme chape des rigueurs, arias, sermons, vertus chagrines, déjà tout le mort écrasant, souqué, fagoté sous pitchpin, en crypte vide. » (G.B.) Et encore ce passage d'une fascinante beauté : « Plus tard on prend son parti... on s'arrange de tout... on se contente... on chante même plus... on radote... puis on chuchote... puis on se tait... Mais quand on est jeune... C'est dur. Il vous faut du vent ! de la fête !... j'ai lutté gentiment contre elle, tant que j'ai pu... cotillonnée, l'ai festoyée, rigodonnée, ravigotée et tant et plus... enrubannée, émoustillée à la farandole tirelire. Hélas ! je sais bien que tout casse, cède, flanche un moment... je sais bien qu'un jour la main tombe, rebombe, long du corps... j'ai vu ce geste mille et mille fois... l'ombre... le poids du mort... Et tous les mensonges sont dits ! tous les faire-part envoyés, les trois coups vont frapper ailleurs !... d'autres comédies !... » (P.L.)

C'est avec des transmutations semblables à celle que nous venons d'étudier que s'élabore l'art d'un écrivain. Afin de ne pas s'égarer il faut remettre les choses à leurs places véritables. Certes, le mot rigodon tient une place importante dans l'œuvre célinienne, mais ce n'est qu'un mot important parmi d'autres. Et peut-être n'aurions-nous pas découvert ce thème si Céline n'avait intitulé son ultime écrit Rigodon. Quoi qu'il en soit, cette étude vaut surtout par l'accent qu'elle met sur les procédés de création verbale de l'écrivain. Pour résumer cette étude sémantique et rendre plus clairs les filiations, les enchaînements des sens, nous avons dressé un tableau des diverses acceptions du mot rigodon ; à gauche de la ligne médiane en pointillé se trouvent les faits de langue, à droite les faits de style, de la création artistique. L'étude de ce tableau (cliquez ici) conduit à reconnaître que chez Céline le mot rigodon tient à trois champs sémantiques : celui de la vivacité, de la joie ; celui du mouvement dans lequel est compris le concept plus restreint de danse ; enfin, le dernier champ sémantique comprend l'idée de macabre (projectile ayant fait mouche, balle, idée de mort) et par croisement avec le second champ détermine l'acception nouvelle pour le mot de « danse macabre ». La vivacité, le mouvement qui la traduit, la mort, trois thèmes constants de l'œuvre de Céline. Ses personnages vont, viennent, disparaissent, reviennent, s'agitent sans cesse. Dans un monde mouvant, ils essaient vainement de se fixer sans jamais y parvenir car la mort les guette qui mettra fin à cette agitation stérile. Mais c'est elle qui donnera un sens à ce déploiement inconsidéré d'efforts inutiles. Céline la chérit et la hait à la fois. Dans son oeuvre, la mort est omniprésente ; reine de l'espace et du temps, elle est partout, toujours. Le docteur Céline a été en contact permanent avec la mort ; il l'a vue « mille et mille fois », l'a maudite, incapable de s'affranchir de cette fascination étrange qu'elle exerce sur lui, en dépit de sa longue méditation qui part de sa thèse de médecine pour se terminer à Rigodon.
Dans ce Voyage au bout de la vie que constitue l'œuvre de Céline, Rigodon sera donc vraisemblablement un approfondissement des thèmes de sa pensée, thèmes révélés par l'étude des sens nombreux et variés que prend le mot rigodon dans ses écrits. Fresque grandiose dans laquelle la vivacité, l'allégresse et le mouvement, caractéristiques de la vie s'amalgameront à la rigidité, à l'immobilité funèbres en une sarabande fantastique, danse macabre, rigodon.

Alain HARDY
L'Herne, 1963