lundi 27 février 2012

Comment Céline se brouillait avec ses plus fidèles soutiens par Jérôme Dupuis

Entre 1947 et 1949, l'auteur de Rigodon entretient une correspondance avec Milton Hindus, un professeur américain admiratif du travail de l'écrivain. Peu à peu la relation s'assombrit, et la personnalité complexe de Céline fait surface. Extrait.

Louis-Ferdinand Céline le sait, une telle aubaine ne se présentera pas deux fois. Un professeur d'université, américain et surtout "juif", veut prendre la tête d'une croisade en sa faveur ! Nous sommes début 1947, alors que l'écrivain croupit encore dans une prison au Danemark, en attente d'être jugé en France pour ses écrits antisémites et son attitude pendant la guerre. Le "juif" en question s'appelle Milton Hindus (1916-1998). Enseignant à l'université de Chicago, admirateur inconditionnel de Mort à crédit, cet homme étrange va tenter de sensibiliser l'opinion américaine au sort de Céline. Parallèlement, il entame avec l'écrivain une correspondance passionnante. La naïveté des questions de l'Américain amène en effet l'auteur de Voyage au bout de la nuit à révéler ses secrets d'écriture - la fameuse image du "bâton cassé", dans sa lettre du 15 mai 1947, proposée ci-après par exemple. Las !, l'idylle tourne court. A l'été 1948, Hindus passe trois semaines avec l'écrivain dans sa retraite de Korsør, sur la mer Baltique. Entre l'Américain ultra-puritain et l'anarchiste de Montmartre, les relations seront glaciales. Et le livre qu'en tirera l'universitaire, Céline tel que je l'ai vu (L'Herne), se transforme en charge contre l'auteur de Bagatelles pour un massacre. C'est la petite centaine de lettres de Céline à Milton Hindus que proposent aujourd'hui Les Cahiers de la NRF, dans une édition complète (on trouve même quelques missives inédites datant du printemps et de l'été 1949), richement annotée par Jean-Paul Louis. Même s'il s'y exprime moins vertement qu'avec d'autres correspondants, les formules du cuirassier Destouches font toujours mouche - "Je donnerais tout Baudelaire pour une nageuse olympique !" ou encore : "Je saurais s'il le fallait faire danser les alligators sur la flûte de Pan"...

Jérôme DUPUIS
Lire, 24 février 2012.



Destouches

c/o Mikkelsen

45 Bredgade -

[Copenhague.] Le 30 - mars 47

Mon cher Professeur et Ami,

Votre dernière lettre présente un tel intérêt et aussi à mon misérable niveau de tels "intérêts" que je vais vous répondre points par points. Tout d'abord croyez-moi infiniment touché par tant de gentillesses et d'efforts à mes soins. Et de quel talent ! Tout ceci est conçu observé jugé avec une maestria qui ne laisse rien dans le douteux ou l'ombre. Ce que je vois par-dessus tout c'est qu'il faut que je fasse une rentrée littéraire éclatante ou périsse et cette fois sans appel... J'accepte le défi, mais il me faut le temps et la santé, deux ou trois années au moins devant moi - Voici mon statut actuel : Je suis sorti de prison, et interné à l'Hôpital Civil. Donc en ville (Rigshospitalet) ma femme peut venir me voir toute la journée, mais je ne peux sortir sans permission de la police. C'est un internement sur parole - et provisoire. En principe la justice danoise doit ou bien m'accorder prochainement (dans un mois ou deux) le statut de réfugié politique c'est-à-dire libre au Danemark et de m'en aller où je veux à l'étranger... USA ou ailleurs... ou bien me livrer à la France - mais Mikkelsen [avocat danois de L.F. Céline] a bon espoir d'obtenir une libération. Votre action et celle de vos amis américains est primordiale. C'est elle qui décidera les Danois à agir dans le bon sens. Ils ne voient que par l'USA. J'attends la pétition américaine pour la faire circuler aussi en France.

Publications. Puisque vous voulez bien pressentir à New York vous-même les éditeurs pour l'édition française et américaine - je vous en prie, rien ne peut m'agréer mieux... nul ne peut se charger de cette délicate et périlleuse liaison mieux que vous... Ce que vous ferez sera très bien fait. Je n'ai plus aucun engagement avec Personne. Mes livres sont absolument libres en français et en anglais - tous mes livres - Les éditions Denoël ayant cessé de m'imprimer - en français et Little Brown étant enchanté de me rendre ma liberté. Tant mieux pour Semmelweiss. Il est traduit en anglais par Parker comme vous savez. A ce propos quelle est l'adresse actuelle de Parker ? (Il s'agit bien de Parker mon exquis et si séduisant et humoresque traducteur Beekman Pl. 2 ?) Je suis à la disposition du cinéma s'ils désirent ma version (très romancée je les en préviens). Il n'est pas impossible que Semmelweiss ait été juif - Cela m'a été opposé. Tant mieux ! J'ai autre chose pour le cinéma si cela pouvait être fructueux il s'agit d'un scénario de dessin animé. Je vous le fais envoyer par ma fidèle et admirable secrétaire - Mlle Marie Canavaggia 16 Square Port-Royal. Cela s'intitule "Scandale aux Abysses" il était à imprimer au moment où j'ai quitté Paris. Je le destinais au cinéma animé français - J'aime le cinéma fantastique. En principe c'était décidé... par Vichy... et puis... vous savez la suite. Seulement rien de ce scénario n'est déposé en Amérique... Il est "déposé" en France. Et les gens de cinéma sont si voleurs ! Enfin je le crois assez réussi. Pour mes livres, pour tout ce que j'ai écrit, je suis seul propriétaire de tous les droits de traductions, adaptations etc. - aucun compte à rendre à personne à leur sujet. J'ai Guignols' II à terminer et Guignols III ! et puis "Féerie pour une autre fois". J'ai abandonné tant de manuscrits... arraché, traqué, jeté sous les bombes ou en cellule. Je n'en peux plus, je n'en veux plus. Si les Danois me donnaient cette rémission dont j'ai tant besoin j'aurais le temps je crois de tout finir avant d'en terminer moi-même... mais vous savez je suis beaucoup plus poète que prosateur et je n'écris que pour transposer alors il s'ensuit une fatigue extrême qui devient intolérable dans mon état de maladie et d'angoisse. Les gens s'imaginent que je peux produire comme les journalistes au fil de l'inspiration. Je ne suis qu'un pauvre homme, pas un demi-dieu. Je vis dans l'insomnie et la migraine et j'ai 54 ans ! Et je travaille très vite pourtant - pas assez vite pour le train du monde. L'essentiel est la décision de la justice danoise et puis ensuite parvenu à une espèce de liberté à une condition tolérable livrer ma dernière bataille...

Refaire des débuts pour un public cette fois infiniment hostile mais ceci n'est pas grave. Je connais la musique du fond des choses... Je saurais s'il le fallait faire danser les alligators sur la flûte de Pan. Seulement il faut le temps de tailler la flûte et la force pour souffler... Souvent la flûte si légère qu'elle soit me tombe des doigts...

Ecrivez-moi cher ami et soyez assuré de toute ma reconnaissance et mon affection

LF Céline

[Copenhague] Le 15 mai 1947

Cher Hindus

Vos photographies ont fait notre ravissement, chacun pour notre compte ! Que Mme Hindus est gracieuse que M. Hindus est mâle majestueux et princier - ma femme que tout ce qui est hindou passionne vous déclare de sang hindou. Est-ce exact ? Je suis tout à fait à votre disposition pour tous les renseignements possibles relatifs à la préface. En vérité mon apport aux lettres françaises a été je crois ceci : on le reconnaîtra plus tard - rendre le langage français écrit plus sensible plus émotif, le désacadémiser - et ceci par le truc qui consiste (moins facile qu'il y paraît) en un monologue d'intimité parlé mais TRANSPOSE - Cette transposition immédiate spontanée voilà le hic. En réalité c'est le retour à la poésie spontanée du sauvage. Le sauvage ne s'exprime pas sans poésie, il ne peut pas. Le civilisé, académisé, s'exprime en ingénieur, en architecte, en mécanisé, plus en homme sensible - Il s'est agi en réalité d'une petite révolution dans le genre de l'impressionnisme, avant Manet on peignait en "jour d'atelier", après Manet on peignait au grand jour à l'extérieur - Immense surprise - on retrouvait le chant des couleurs. J'aurais voulu qu'on retrouve dans les mots le chant de l'âme - Je me souviens qu'avant de me lancer dans le "Voyage au bout de la nuit" une idée m'est venue. Je me suis dit : il y a 2 façons de traverser Paris (ou New York) l'une en surface, par auto, vélo, à pied etc... alors on se cogne partout, on s'arrête partout, on est soumis à toutes les impressions, descriptions, etc. pour se rendre mettons : de Montmartre à Montparnasse et puis il y a l'autre façon qui consiste à prendre le métro - (underground) d'aller alors directement à son but par l'intimité même des choses... mais cela ne va pas sans imprimer à la pensée un certain tour mélodieux, mélodique, un rail... et n'en dériver, dérailler à aucun prix.

Il faut s'enfoncer dans le système nerveux, dans l'émotion et y demeurer jusqu'à l'arrivée au but. Transposer le parler en écrit n'est pas commode. Je me demande en quoi les gens me comparent à Miller qui est "traduit" ? Alors que tout est dans l'intimité même de la langue ! dans le "rendu émotif" du style - Cela ne marche pas en traduction - Le truc consiste à imprimer au langage parlé une certaine déformation de telle sorte qu'une fois écrit, à la lecture, il semble au lecteur qu'on lui parle à l'oreille. Mais le langage parlé réel, sténographie ne donne pas du tout en réalité cette impression (- voir discours !) Cette distorsion est en vérité un petit tour de force harmonique. Ainsi le bâton que l'on plonge dans l'eau n'aura l'air droit dans l'eau qu'à condition que vous le cassiez avant de l'enfoncer dans l'eau - mais pas trop casser - juste ce qu'il faut - Nous sommes vous le voyez très loin de Miller et des "audaces verbales" ! Ces gens n'y comprennent rien du tout - Il n'y a jamais eu au fond qu'un malheureux critique français qui ait compris le truc - il s'appelle Gaucher - dans un obscur article d'un journal (horreur des horreurs, très bêtement antisémite, Le Pilori). Gaucher est mort ou en prison - c'était un grand ennemi de Léon Daudet. L'article dont je vous parle personne ne l'a lu - mais il y en eut mille autres articles, qui ne veulent rien dire du tout - Resensibiliser la langue, qu'elle palpite plus qu'elle ne raisonne, tel fut mon but. Je suis un styliste, un coloriste de mots mais non comme Mallarmé des mots de sensations rares, des mots usuels des mots de tous les jours. Ni la vulgarité, ni la sexualité n'ont rien à faire dans cette histoire - Ce ne sont que des accessoires -

Le gouvernement danois ne sait toujours pas ce qu'il peut faire de moi - On attend - mais cela ne saurait plus tarder. On n'a rien trouvé à me reprocher comme "criminel de guerre". On ne m'aime pas - c'est tout - Surtout l'ambassadeur de France ici, Charbonnière - Il est idiot mais heureux il a trouvé un but dans la vie il me hait, il veut ma mort - auparavant il s'ennuyait -

Votre bien fidèle

LF Céline

[Copenhague] Le 5 déc [1947]

Mon cher Hindus,

Le dessin que vous m'envoyez est parfait : l'Europe en est là. C'est un continent moribond. Il semble assez normal que les Asiates atteignent les mers chaudes... Il n'y a plus d'armées devant eux... C'est une promenade. Je ne crois guère à la guerre Russie-Amérique... Trop peu d'hommes en USA... Ils se partageront le monde et c'est tout - Nous serons lithuanisés - Enfin je veux bien me tromper - mais j'ai grand peur... Je conçois très bien d'ores et déjà un marché conclu dans ce sens entre Russie et Amérique. Bien sûr on amuse la galerie... on a l'air de vouloir se battre... on se battra peut-être un peu pour la forme... J'ai vu bien des choses se traiter ainsi pendant que j'étais à la SDN. Que faire ? Rien - De la France je n'ai guère à attendre que des vacheries... Il n'y a plus de France d'ailleurs - plus que le nom, l'entité... Deux énormes cinquièmes colonnes = russes et USA, occupent l'ancienne France - elles ne veulent d'ailleurs pas se battre. Elles attendent aussi...

Ici cher Hindus, c'est le froid - et la nuit - Voici la 4ème année d'exil et de supplices divers... C'est long - On en a assez de tout et surtout de se plaindre. Tout est humiliation et cauchemar - Les éditeurs néo-Denoël me racontent des blagues. Ils ne font rien - La maison est en déconfiture - Ils veulent un nouveau livre ! C'est vite dit ! Le malheur est que dans le grenier où je vis il pleut ! Les champignons poussent sur ma table. J'ai du mal à défendre mes manuscrits contre la nature ! L'oubli ce n'est rien mais les champignons ! Les Français se foutent pas mal de leurs écrivains ils ont à faire dérailler les trains, condamner à mort les "collaborateurs" et attendre les bateaux de "chocolats" d'Amérique.

Votre bien affect

LF Céline

[Copenhague] Le 15 Déc [1947]

Mon cher Hindus

Que de mal vous vous donnez pour mes ouvrages ! J'en suis confus, confondu, malheureux et ravi tout ensemble ! Quelle peine ! Vous êtes plus heureux que moi avec mon édition française. 20 chichiteurs pas un qui se prononce nettement. Il est vrai que je traîne un contrat Denoël qui ne me vaut rien, ils ne m'ont plus imprimé depuis 44. Mais ils se raccrochent... Bref je peux crever de faim pour ces chichis.

Pour ce qui concerne la biographie... Je n'éprouve aucun mal à concevoir un roman et toujours "j'obéis" au même procédé... Je ne bâtis pas de plan. Tout est déjà fait dans l'air il me semble. J'ai ainsi vingt châteaux en l'air où je n'aurai jamais le temps d'aller. Mais ils sont complets tout y est - Ils m'appartiennent - Seulement, il y a un grave, très grave seulement... Quand je m'approche de ces châteaux il faut que je les libère, les extirpe, d'une sorte de gangue de brume et de fatras... que je burine, pioche, creuse, déblaye toute la gangue, la sorte de coton dur qui les emmaillote mirage, fouille, puis ménage - Ainsi Voyage - ainsi Mort ainsi Guignols - J'en ai encore une vingtaine ainsi qui sortiraient des ténèbres si je vivais 2 siècles.

-La Volonté du Roi Krogold.

[Kas] - Casse Pipe -

-La Bataille du Styx -

etc -

Toutes ces histoires de plans me paraissent idioties. Tout est écrit déjà hors de l'homme dans l'air -

[...] dès que j'essaye d'y toucher c'est-à-dire de les mettre sur le papier, de les écrire, décrire, la transmutation du mirage au papier est pénible, lente, c'est l'alchimie - Mais tout est là - Je ne crée rien à vrai dire - Je nettoye une sorte de médaille cachée, une statue enfouie dans la glaise - Tout existe déjà c'est mon impression - Lorsque tout est bien nettoyé, propre, net - alors le livre est fini. Le ménage est fait - On sculpte, il faut seulement nettoyer, déblayer autour - faire venir au jour crû - avoir la force c'est une question de force -

forcer le rêve dans la réalité - une question ménagère - De soi, de ses propres plans il ne vient que des bêtises - Tout est fait hors de soi - dans les ondes je pense -

Aucune vanité en tout ceci - C'est un labeur bien ouvrier - ouvrier dans les ondes -

Votre bien affectionné

LF Céline

[Klarskovgaard] Le 10 [avril ou mai 1949]

Mon cher Hindus

C'est parfait ! Vous faites un enfant et un livre ! Tout vous réussit ! Et en plus on vous plaint ! on pleure sur vos épreuves, vos patiences, vos sacrifices ! C'est admirable et dégueulasse et bouffon et tout mensonger - donc bien vivant vous avez raison ! C'est moi qui bouffe du hareng, qui n'ai plus de draps, ni de chemise et c'est sur votre compte qu'on s'apitoye ! planqué, choyé, fainéant, profiteur des circonstances ! admirable ! et jeune et douillet et plein d'avenir ! Le public américain est le plus con du monde complètement dépravé par le tam tam, le bluff, et l'artifice. Vous allez sûrement gagner - Et puis être méprisé par un Sinclair Lewis ce Lehar de la littérature naturalo yankee ce feuilletoniste paranoïaque n'est-ce pas le plus divin des baumes ?

Certes envoyez-moi 10 exemplaires de votre livre. Je le lirai et ferai lire. Mais pas d'argent Hindus ah pas un sou ! Gardez tout ! Café etc... Vous me connaissez encore mal - Plus rien Jamais

Je ne suis pas fâché mais vous m'inspirez une certaine méfiance. Monstre moi ? Eh bigre c'est le monde, les hommes qui se sont montrés monstrueusement injustes et dégueulasses à mon égard. Je ne suis pas monstre du tout - Ce sont mes frères qui sont des monstres - et des sales idiots désastreux au surplus - on le verra bien, trop bien ! bientôt ! Regardez donc Jerome Bosch ! avec vos lunettes. Le monde est là. Il n'est pas là chez Sinclair, ou Dreiser - ces Balzacs pour professeurs de dactylographie - Toute cette artisterie américaine mort-née est bien écoeurante !... Ces bébés d'une émotivité qui ne se fera jamais. Et que toute cette nursery donne des conseils, juge, tranche ! Fumistes ! et fumistes inconscients ! innocents - Ils ne doutent de rien parce qu'ils ne se doutent de rien.

L'Apothéose des Insipides ! Le Jazz nègre leur a pris tout l'âme [sic] - enfin je suis gentil, ils n'avaient pas d'âme,...la place de l'âme...

Votre ami

LF Céline

Copyright Gallimard

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