mercredi 31 octobre 2012

Louis-Ferdinand CÉLINE, une légende, une vie (documentaire, 1976)

Documentaire Louis-Ferdinand Céline, une légende, une vie de 1976 (durée 1h05) réalisé par Claude-Jean Philippe et Monique Lefevre. Vous pourrez y entendre le Dr Wuillemin, François Gibault, Eliane Bonabel, Michel Simon, Arletty, Raphaël Sorin, le Pasteur Löchen et Philippe Sollers.

mardi 30 octobre 2012

« Une guerre dite pour une autre » : L.-F. CÉLINE - Louis GUILLOUX par Yves PAGÈS

UNE GUERRE DITE POUR UNE AUTRE

dans Voyage au bout de la nuit de L.-F. Céline et Le Sang noir de Louis Guilloux.

 

par Yves PAGÈS

 www.archyves.net


Céline a trente-huit ans quand parait Voyage au bout de la nuit et Guilloux trente-six quand paraît Le Sang noir. Comme s'ils avaient dû prendre du recul avant d' élaborer un dispositif romanesque capable de mesurer l'impact de la Grande Guerre sur leur génération. Mais ce recul ne tient-il pas d'abord à leur biographie respective ?
Issu de la petite bourgeoisie boutiquière, Céline quitte le collège à quinze ans et demi pour entrer en apprentissage. Issu d'une famille d'artisans modestes, Guilloux, boursier puis pion, abandonne ses études à dix-sept ans pour vivre de « petits métiers ». Dans l'après-guerre, ils vont tous deux profiter de leur expérience informelle d'autodidactes pour renouer avec des institutions culturelles ou universitaires , le premier en passant sa thèse de médecine, l'autre en devenant lecteur d'anglais à l'Intransigeant. Mais si ces parcours existentiels semblent voisins, un premier distinguo s'impose. Céline a côtoyé un milieu, et surtout un père, réactionnaire et antisémite. Guilloux a hérité d'une tradition paternelle socialiste. Ces ancrages familiaux antagoniques transparaissent clairement dans deux romans consacrés aux années 1900. Dans Mort à crédit, Céline s'attribue par l'entremise de ses oncles, une existence fictive aux côtés des apôtres de l'idéalisme scientiste. Dans La Maison du peuple, Guilloux rend hommage au principe coopératif de solidarité sociale pour lequel son père avait milité. Ces fictions rétrospectives ont cependant un point commun, elles butent toutes deux sur l'imminente catastrophe de 14-1 8. Comme si, dans les deux cas, il s'agissait bien de faire son deuil des utopies dont la Belle Epoque semblait porteuse et de souligner, a contrario, la fracture qu'introduira la guerre au sein de la société et des consciences.
Autre différence essentielle entre Céline et Guilloux. Le premier, engagé volontaire en 1912 a eu une expérience du front, brève mais traumatisante; tandis que son cadet a échappé de peu à la mobilisation de sa classe d'âge. Observons cependant que le convalescent, puis réformé, Louis Destouches et l'épargné de justesse Louis Guilloux, ont pour des raisons distinctes vécu la majeure partie de ces quatre années de conflit à l'arrière ou à l'étranger. A peu de choses près, l'entrée en guerre se doubla pour eux d'une entrée dans la vie active. Elle ne fut donc pas une expérience à sens unique de la mort - dans la chair du jeune soldat Céline ou dans l'entourage du jeune surveillant Guilloux, mais aussi une période d'intense maturation intellectuelle. D'où ce constat paradoxal : leurémancipation mentale et existentielle fut en grande partie conditionnée par la culture de guerre.
Dès lors, on saisit mieux pourquoi Céline et Guilloux n'ont pas participé à la vogue des romans de Poilus des années vingt. Contrairement à ces repentis du pacifisme de la Belle Epoque et à ces rescapés de la folie meurtrière de 14-18, ils constituaient plutôt les mutants de la génération suivante, à la fois objecteurs impuissants et rescapés malgré eux de l'Union sacrée des consciences. D'où sans doute ce délai d'incubation spirituelle qui les amena à différer leur transposition littéraire de la Grande Guerre. Il appartenait aux survivants des tranchées de témoigner à chaud, sinon à vif, de leur calvaire. A l'inverse, les victimes civiles de la propagande belliciste de masse devaient prendre du recul pour mieux analyser la part maudite de cette guerre vécue et intériorisée plus insidieusement. La maturation si tardive de Voyage et du Sang noir suffit à montrer la difficulté de leurs auteurs à tourner la page de ces charniers patriotiques, comme s' il ne s'agissait plus seulement de rendre compte de sa sauvagerie interne, mais de revenir sur une scène primitive de la barbarie de l'extérieur, de sonder cet abcès de fixation morbide en portant un diagnostic sur l'ensemble du corps social, d' interroger la guerre à partir des responsabilités collectives de la Paix.

Au regard des innombrables « souvenirs » d'anciens combattants publiés au cours des années 20, Le Sang noir et Voyage au bout de la nuit renouvellent radicalement les lois du genre du roman de guerre. En premier lieu, ces deux romans font l'économie de toute exposition des prémices du conflit. « Voilà t'y pas que juste devant le café où nous étions attablés un régiment se met à passer. » (1), annonce le désinvolte héros-narrateur célinien. « Quelque part, dans le voisinage, une clique militaire s'exerçait, répétait sans cesse la même marche » (2), renchérit Guilloux, selon un procédé éliptique similaire. Faute d'entrée en matière, la guerre est pour ainsi dire déjà là, comme une fatalité énigmatique. Selon les préceptes de la tragédie antique, les ressorts homicides de l'action seront délibérément laissés hors champ dans Le Sang noir. A cet égard, Voyage semble découler d'un autre choix. Le champ de bataille y est crument montré. Mais si le récit du quotidien soldatesque s'étend sur quatre chapitres, Céline se paye le luxe de dénoncer en cours de route cette fausse-piste narrative : « On est retournés chacun dans la guerre. Et puis il s'est passé des choses et encore des choses, qu'il est pas facile de raconter à présent, à cause que ceux d'aujourd'hui ne les comprendraient déjà plus » (3) . Les oeuvres de Céline et Guilloux partent donc bien d'une volonté commune : décentrer l'espace romanesque à l'écart du théâtre des événements militaires, faire fuir ta ligne du récit hors des zones de combat. Ce changement de perspective marque une véritable révolution politique et poétique dans le roman de guerre moderne. Désormais, il s'agit d 'approcherle sens de l'état de guerre, non pas à partir de ses manifestations meurtrières endogènes, mais selon une topographie d'ensemble mettant en contraste deux mondes strictement étrangers l'un à l'autre : celui des avant-postes et celui de l'arrière. On chercherait vainement trace de quelques ennemis d'outre-Rhin dans ces deux livres, tant la ligne de démarcation romanesque s'est déplacée à l'intérieur du seul camp français. Faute de « Poilus » d'un côté et de « Frisés » de l'autre, ce qui s'oppose à présent, c'est un monde de troupiers en sursis et une société civile devenue, au pied de la lettre, immonde.
D'une même voix, Céline et Guilloux nous annoncent que le Front n'était pas là où l'on croyait. Privée de ses « boches » émissaires officiels, la Première Guerre mondiale, romancée presque par défaut, apparaît ici comme essentiellement intestine. La barbarie belliciste, remise sur ses pieds dirait Marx, est à la fois l'objet et le sujet d'un nouveau Front intérieur, divisant le corps social en deux camps retranchés d'un côté les soldats-figurants aux confins des frontières de l'invisible ; de l'autre , les paisibles spectateurs de l'arrière. Pour Céline et Guilloux , ce Front intérieur est d'abord un mur d'incompréhension. C'est la séparation forcée des masses civiles et combattantes, qui, par un jeu complexe de mystifications mutuelles, perpétue l'auto-légitimation de la guerre. Le premier défi du Sang noir et de Voyage tient à cela : transgresser la loi du secret qui a mis deux humanités en quarantaine. Chacun à sa façon , Céline et Guilloux révèlent l'endroit et l'envers de cette double aliénation. Céline décrit l'irréalité de l'arrière du point de vue d'un soldat comme revenu d'outre-tombe ; et Guilloux l'irréalité de l'hécatombe en cours du point de vue des notables d'une petite ville de province. Ces sentiments d'irréalité semblent d'ailleurs se répondre et faire du Voyage et du Sang noir des romans strictement complémentaires, l'un prenant l'autre comme référent implicite, et réciproquement.
Pour Bardamu, rescapé du champ d'honneur, l'arrière-monde des civils apparaît sous un jour absolument « mensonger ». Tout y est désormais spectacle : « journées » et « quêtes » pour les blessés, stand de tir de fêtes foraines, arrière-boutique réaménagée en bordel clandestin, tournée théâtrale en hôpital militaire, etc. Ces insidieuses mises en scène aboutissent à ce constat définitif : « Bientôt, il n'y eut plus de vérité dans la ville » (4). Comme si la théâtralisation des réalités de l'arrière par la propagande de masse dépassait la vision fantasmatique que s'en faisaient au même moment les soldats consignés au Front. On retrouve, dans Le Sang noir, le même type de festivités illusoires qui , a contrario, servent à dédramatiser la perception du conflit par des non-combattants : un musée du Front dans le parloir du lycée, un canon pris aux ennemis dans la cour, un hôpital dans la sa lle des fêtes, une remise de la légion d'honneur dans la bibliothèque. Toutes ces mises en scène patriotiques donnent au hors champ de la bataille une réalité fictive que seul Cripure a l'honnêteté cynique d'assumer comme telle : « La guerre n'est qu 'un conte. Un conte sanglant, mais un conte » (5). De part et d'autre de cette scénographie irréelle, le drame militaire semble se jouer sans acteurs. Il ne subsiste, face à face, que deux sortes de spectateurs, la masse des jeunes conscrits et l'élite de leurs notabilités parentales, toutes deux « dupées », selon Guilloux; et deux sortes de « voyeurs » chez Céline, hypnotisés soit par le spectacle incendiaire du front, soit par celui du « théâtre» civil qui « était partout » (6).
Mais cette aliénation mutuelle n'est encore qu'un effet, plus ou moins intériorisé et extrémisé, de l'Union sacrée des consciences, un impact indirect de l'état de guerre sur l'état des esprits combattants ou non. Or dans ce « monde à l'envers », selon l'expression célinienne, la guerre a aussi une puissance de révélation. Elle pousse à leur limite des comportements qui lui préexistaient. DansLe Sang noir, elle met à nu la véritable nature d'un huis clos bourgeois et provincial. Et, à observer de plus près dans cet oeil du cyclone a priori paisible, on s'aperçoit qu'une guerre larvée s'inscrit en filigrane dans chaque entrelacs du tissu social. Dès lors, tout peut s' inverser aux yeux du lecteur. Est-ce le climat belliciste qui conduit le professeur Nabucet à profiter des petites orphelines, appliquant ainsi érotiquement un principe de philantropie patriotique ? Ou n'est-ce pas plutôt cette perversion propre à l'économie même de la charité qui suscite logiquement cette machine à faire des pupilles de la Nation qu 'est la guerre? Le père de Simone n'a-t-il pas expulsé deux vieilles femmes pour prendre leur logement et, en guise de trophée pour cet acte de guerre notarial, fait empaillé leur perroquet ? Ce ne sont ici que deux cas limites parmi tant d 'autres, mais ils suffisent à démontrer qu'aux yeux de Guilloux, la guerre n 'est à son tour que l'ultime conséquence d'une morbidité sociale antérieure, l'exutoire homicide d'un principe de cruauté latent. Et si les alter ego des copistes flaubertins, Moka et Glâtre, ne cessent de capitaliser des Images d'Epinal, c'est aussi parce que symboliquement la société capitaliste n 'est jamais que le musée de ses guerres précédentes. « Notre paix hargneuse faisait dans la guerre même ses semences » (7) , concluait déjà en ce sens Céline.
On sait d'ailleurs combien l'auteur du Voyage a mis en relief les « instincts de mort » des héros malgré eux du front et des civils « pousse-au-crime ». On sait aussi combien il a mis à nu la servitude volontaire des masses enrégimentées ou laborieuses, empruntant alors les accents mêmes de Cripure. Mais, là encore, il faut insister sur un point : la guerre n'est jamais pour lui que la globalisation d'un rite sacrificiel millénaire et, a contrario, la paix une guerre civile « en suspens ». D'où cet incroyable détour fictionnel qui conduit Bardamu à retrouver les symptômes morbides de la guerre dans la brousse coloniale, puis dans la misère urbaine New-Yorkaise, sans qu'au terme de ce voyage, l'auteur ne précise jamais le moment de l'armistice, comme si les conditions objectives de la guerre se survivaient indéfiniment à elles-mêmes.

Selon deux dispositifs narratifs complémentaires, Guilloux inscrit la guerre dans l'histoire faussement paisible des rapports sociaux capitalistes et Céline, lui, la voit se perpétuer sous les faux-semblants misérables de la paix des années vingt. Mais s'ils devan cent ainsi le précepte d'Orwell sur l'inclusion permanente de la guerre dans la paix, leurs romans s'efforcent cependant de distinguer un espace charnière, une zone de passage entre les premières lignes du combat et l'arrière. Chez Guilloux, c'est l'école qui constitue ce curieux sas de décompression au tour duquel s'organise toute l'architecture romanesque. Chez Céline, c'est plutôt l'hôpital.
Une fois encore, ces deux espaces vont de pair. Dans Le Sang noir, une partie du lycée est convertie en hôpital. Dans Voyage, les « blessés troubles » sont logés dans un « lycée d' Issy-les-Moulineaux, organisé bien exprès pour recevoir et traquer doucement ou fortement aux aveux, selon les cas, ces soldats (...) dont l'idéal patriotique était simplement compromis ou tout à fait malade » (8). Car, à bien des égards, ces institutions sont complémentaires. Le lycée, comme lieu de transmission des connaissances, conditionne d 'abord les futurs soldats que l'hôpital, comme lieu de cure, accueille de retour du front. Dans les deux romans, la militarisation insidieuse de ces lieux intermédiaires, conduit à leur faire jouer strictement le même rôle. Il s'agit de « rééduquer » cliniquement ou moralement, ces corps ou ces psychés invalides, afin de mieux les sacrifier par la suite. Le parallèle est d'autant plus frappant que le psychiatre Bestombes dans Voyage et le professeur Nabucet dans Le Sang noir parlent et agissent de concert. Le premier prétend traiter les mutilés « par l'électricité pour le corps et pour l'esprit, par de vigoureuses doses d 'éthique patriotique, par de véritables injections de morale reconstituante ! » (9). De même, le second convie Georges, le fils cul-de-jatte des concierges, à « chanter ». en « brave » pour mieux combattre son « cafard » défaitiste. A la sophist ique de Bestombes, démontrant que le patriotisme est d'essence altruiste tandis que la peur est égoïste, répond celle de Nabucet , démontrant que les « poilus eux-mêmes n'acceptent la maladie et la mort » que « pour le triomphe de la culture » (10). En recyclant les esprits et les corps, leurs discours épousent le cercle vicieux de la guerre : celui d 'une « récupération » clinique des corps valides au service de la Patrie qui se confond désormais avec la récupération des faits d'armes patriotiques par une morale bourgeoise qui risquait de se désincarner.
Dans Voyage, seul Bardamu, soumis à la théâtralisation permanente de l'hôpital, comprend que les figurants-soldats sont devenus les souffre-douleur du « monde civil et sanitaire ambiant » (11), malades du voyeurisme de leurs sacrificateurs. Comme si la guerre, issue d'une perversion collective sado-masochiste ne pouvait combattre cette maladie de l'âme humaine qu' en saignant et amputant les membres inférieurs du corps social. Et l'espace clinique est bien à la croisée de ce paradoxe : elle est à la fois pathologie spirituelle et médecine expéditive des chairs, sur le champ de bataille autant que dans les usines Ford. Cripure semble partager en bien des points ce diagnostic. Assistant à la remise de la légion d'honneur de Madame Faurel, il imagine que, faute de décorations, on remette « aux uns : une tête, aux autres : une jambe ou un bras » (12). Cette « modeste proposition » , à l'humour noir swiftien, révèle à son tour le commerce des corps qui se trame derrière la reproduction scolaire d'une culture en éta t de guerre et, a contrario, dévoile aussi le but inavoué de la tran smission conformiste du savoir: rendre chaque membre du corps social anonyme et interchangeable et, le cas échéant, produire un soldat inconnu de masse.
On sait pourtant que Cripure s'est livré l'année précédente à un hypocrite exercice de surenchère patriotique devant ses pairs . De même, sur le bateau qui le conduit en Afrique, Bardamu a consenti, pour éviter un lynchage, à faire sienne la loghorrée cocardière. Ainsi, leurs narrateurs respectifs ont beau prêter une conscience suraiguë à ces deux personnages, cet esprit critique s'avère au bout du compte incapable de passer à l'acte d'un e quelconque révolte. Il s'agit main tenant d'i nterroger cette passivité fondamentale, cette résignation empreinte de cynisme qui a déconcerté les premiers admirateurs de Voyage surtout, mais aussi ceux du Sang noir.

Si la militarisation du lycée, conditionnant les consciences en genèse, et de l'hôpital, rentabilisant les corps déchus du prolétariat, ont mis en lumière leur nature maligne, il demeure que ces institutions ont une autre fonction possible. L'espace scolaire témoigne aussi d'une utopie maïeutique : celle de l'épanouissement des singularités de la maîtrise et de la connaissance de soi. De même l'espace clinique témoigne d'une utopique égalité sanitaire entre les hommes et d'un respect absolu de la vie. Pour Bardamu comme pour Cripure, tout est d'abord une affaire de deuil. La guerre les a conduit à faire leur deuil de ces utopies, toutes deux mises au service de la mort. Comme l'écrit Guilloux, paraphrasant une sentence célinienne : « La vérité de cette vie, ce n'est pas qu'on meurt : c'est qu'on meurt volé » (13). Et ce qu'ici, on a volé à Cripure autant qu'à Bardamu, c'est un idéal depuis longtemps asservi à d'autres fins.
La vocat ion médicale de Bardamu, si elle porte encore la trace d' une éthique originelle de la solidarité, demeure une façon d'exorciser une invalidité de guerre définitive. Elle a déjà fait l'expérience de ses propres limites. Dès lors, le docteur-mutilé « 75 pour 100 » sait qu'il ne sera jamais rien d'autre que le rouage d'un système qui l'a lui-même broyé. Il ne peut espérer autre chose que révéler à travers son statut paradoxal de médecin-maladif les contradictions de cette mission curative, froidement assassine en temps de guerre, désarmée face à la misère sociale en temps de paix.

Chez Cripure, la guerre ne constitue pas un traumatisme initial, mais une confirmation a posteriori d'un échec existentiel. En effet, dans l'espoir d'intégrer l'Université, Cripure a d'abord dû faire son deuil des idéaux contenus dans sa thèse sur Turnier, puis accepter de devenir un banal professeur de morale et enfin consentir à l'Union sacrée des propagandes de masse. Pourtant, il est aussi celui qui, subissant l'indiscipline naturelle de la jeunesse, la porte aux nues en son for intérieur. Celui qui approuve secrètement « l'irrespect des idoles » (14) dont ces élèves les plus chahuteurs font preuve. Celui qui a suscité la révolte pacifiste de Lucien et l'idéalisme intransigeant d 'Etienne, mais qui ne peut l'assumer haut et fort sans contredire, et son statut, et les leçons pessimistes qu'il en a tirées. Car, Crtpure a compris depuis longtemps que ce qu'il enseigne vraiment, il ne peut le communiquer que malgré lui, non pas par simple lâcheté, mais parce que l'institution scolaire avec laquelle il fait maintenant corps est par essence conformiste. Sa libre-parole, institutionnalisée, est devenue une langue aussi morte que celle en ordre de bataille. Si Bardamu avait tardivement pris conscience que la société militarisée n'est qu'un immense hôpital pour incurable et la médecine sociale un placebo de la misère sociale, Cripure a compris depuis longtemps que toute pédagogie libératrice est vouée à un mur d'incompréhension que la guerre va mettre en abyme entre les rééduqués du Front et les donneurs de leçon de l'arrière. D'une certaine façon, la pathologie du géant invalide Cripure n'est que la somatisation d'une initiation à la révolte en deuil d'elle-même, l'incarnation souffrante et grotesque d'un impossible « professeur de désordre ». 
« Cripure est le Don Quichotte d'aujourd'hui. Dans la littérature française contemporaine, je ne connais qu'une figure qui lui soit concurrente, et c'est ce docteur Bardamu »(15), conclut Aragon. Ne sont-ils pas tous deux, comme le chevalier à la triste figure, prisonniers des contradictions d'une société malade de corps et d'esprit, et dont la guerre suffit à révéler l'état critique ? Ne sont-ils pas les petits-bourgeois fossoyeurs d'eux-mêmes et du vieux monde qui va disparaître avec eux, comme le seigneur Don Quichotte l'avait été avec l'époque féodale ? Cette hypothèse fait cependant l'impasse sur un point essentiel : Don Quichotte a été jusqu 'au bout le sujet belliqueux et téméraire de sa propre faillite. On peut juger son épopée suicidaire, mais non lui ôter son sens de l'héroïsme. Tandis que chez Cripure , il s'agit d'emblée d' être plus suicidaire que la société elle-même, mais d'un suicide qui ne serait pas porteur d'une quelconque valeur héroïque. Sa mort est l'acte manqué d'un duel, autrement dit un ami-duel passé à l'acte. Comme aboutissement logique d'un pur itinéraire de petites lâchetés, compromis et reniements, il ne délivre qu 'un sens en creux. De même, le docteur Bardamu, professant une médecine sans honneur ni honoraire se voue-t-il, par « provocation volontaire », à la misère qu'il est censé soigner, épousant alors le destin de son alter ego Robinson, suicidé par procuration à la fin de Voyage selon un programme aussi désespérant que désespéré : « Eh bien, c'est tout, qui me répugne et qui me dégoûte à présent ! » (16). Les destins de Cripure et Bardamu convergent ainsi en une seule et même politique du pire. Tous deux ne font pas le sacrifice de leur vie pour que leurs contradictions mortelles produisent un sens rédempteur ou un monde nouveau. Ils refusent cet ultime don de soi, qui appartiendrait encore à une rhétorique de combat. Aucun héroïsme ne fait plus illusion à leurs yeux. Ils savent qu'ils vont mourir sur le champ de leur propre déshonneur.
Ce distinguo est essentiel. En effet, si l'oeuvre au noir du pessimisme de Guilloux et de Céline conduit à refuser de donner un sens cathartique à la défaite de leurs personnages, c'est parce que le suicide collectif militariste n'a pas vocation à délivrer une issue révolutionnaire. La guerre est une apogée de morbidité, non le lieu d' une secrète dialectique entre la vie et la mort . Contrairement à nombre de leurs contemporains, ils n'ont pas tiré des leçons schématiquement marxistes de l'hécatombe mondiale de 14-18. En ce sens, Cripure et Bardamu sont plus proches d'Hamlet que de Don Quichotte, ils condamnent les venus de l'héroïsme en bloc, fut-il retourné contre lui-même. Leur perdition volontaire ne les venge pas non plus. C'est ce que sous-entend à mots couverts Guilloux, tra nsformant l'enterrement de Cripure en une cérémonie expiatoire poussant à son paroxysme le théâtre sacrificiel de l'Union sacrée des consciences. Le sens de sa rébellion auto-destructrice n'échappera pas à son ultime récupération. Les « récupérés » des Conseils de guerre en ont fait trop souvent l'expérience malheureuse. Quant à Bardamu, son suicide différé n'hésite pas sur le seuil d'une révolution, il est seulement à l'image d'une guerre qui n'a pas encore cessé de finir.

Si ces deux romans sont aussi « noirs » l'un que l'autre, c'est parce qu'ils décrivent la guerre, non comme une expression ouverte d'un antagonisme social, mais comme un système morbide en vase-clos. Certains jugeront cependant que le parallèle est quelque peu forcé. Entre Céline et Guilloux, il y a aussi les mutineries de 1917, celles que le premier passe sous silence, que l'autre met en point d'orgue de sa fiction. Leur sensibilité politique, comme leur stratégie narrative diffèrent sur ce point. De même, à travers le personnage de Lucien, une autre porte est laissée entrouverte, celle du voyage en URSS. Mais sont-ce vraiment là les issues majeures ou les ferments d'émancipation collective qui iraient au-delà du « bout de la nuit » ? On remarquera à cet égard que la mutinerie manquée du Sang noir s'achève sur le lynchage rituel de l'officier au départ du train, selon une clôture typiquement célinienne. On notera en outre que le soviétisme affiché du voyageur Lucien, n'est pas l'unique point de fuite qui changerait la perspective du livre, mais une fugue adolescente parmi d'autres, le détail d'un puzzle romanesque jamais unifié. Or c'est sans doute ce morcellement-là qui permet d'accéder aux paradoxales leçons d'espérance du vitalisme de Guilloux.
Au cours de mes recherches sur Céline, il m'est apparu que si la trame de Voyage ne fictionnalisait pas une seule doctr ine politique, l'oeuvre fourmillait pourtant de microfictions subversives, dont j'ai sondé les affinités anarchisantes (17). La plupart de ces brèches tenaient à un même processus : se priver de tout honneur pour advenir au gai savoir de l'opprobre social. Cette quête du « déshonneur automatique » conduira Bardamu à devenir le maquereau de Molly aux Amériques pour refuser l'exploitation salariée chez Ford. Elle conduira le caporal Princhard à voler des boîtes de conserve pour être emprisonné loin du Front. Elle conduira Robinson et la mère Henrouille à se faire passer pour fous afin de mieux échapper à la folie homicide de l'ordre familial . Il me semblerait essentiel de soumettre Le Sang noir à une analyse similaire partant du même précepte énoncé par Cripure : « Rouler jusqu'à l'extrême fond de la bassesse, là où les derniers liens humains achèvent de se dénouer et de pourr ir » et se perdre dans une « Ivresse mal dirigée » (18). On s'apercevrait alors que, faute de croire aux vertus réalistes-socialistes d'un message globalisant, Guilloux a lui aussi parsemé son roman de projets d'émancipation précaires, d'attitudes éthiques fragiles et d'objections de conscience partielles . Il faudrait citer le chapardage d'une bouteille de champagne par Moka, échappant ainsi brièvement à sa condition de répétiteur du conformisme social. Il faudrait citer Simone, se rendant étrangère à ses parents en les volant d'abord, puis en les insultant selon les vers libres du roman tisme anglais. Il faudrait citer Madame de Villapane, imposant à sa pension un règlement si sévère qu'elle en tarit la clientèle pour mieux préserver l'utopie d'un hors champ amoureux délivré du principe d'échange commercial. Il faudrait bien sûr prendre au pied de la lettre toutes les tentations fantasmatiques de Cripure : passer la « saison du bachot » au bordel pour inventer un « rapport fraternel avec des femmes qui savaient ne pas se moquer de lui, ne pas avoir pitié non plus » (19), rêver d'un mariage en blanc avec sa souillon illetrée au banquet duquel on inviterait tous les « vagabonds » du voisinage et, enfin, évidemment, selon le programme minimum d'un hédonisme jamais triomphant, boire pour être deux.
Toutes ces lignes de fuite romanesques dessinent la véritable trame politique du livre, éphémère, disparate et jamais totalisante, celle d'une sensibilité libertaire latente, rétive à son propre crédo doctrinal et, surtout, ayant fait son deuil de tout idéalisme après la défaite mondiale de 14-18. Dès lors , il est temps de revenir à la seule filiation manifeste du Sang noir et de Voyage, Georges Palante, cet alter ego de Cripure que Guilloux a côtoyé au lycée, ce suicidé de la société dont la légende, revenue aux oreilles du breton Céline à la fin des années vingt (20), l'a sans doute secrètement inspiré.

Yves PAGÈS
www.archyves.net

Cette communication a paru initialement dans les Actes du Colloque Louis Guilloux et la guerre (Saint-Brieuc 4-5-6 novembre 1994).


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Nous remercions l'auteur d'avoir bien voulu nous autoriser à reproduire ce texte.
Sur son site internet, une page est consacrée à l'ensemble de ses écrits sur Céline : http://www.archyves.net/html/LesFictionsdupolitique.html 


NOTES
(1) Voyage, p. 10, Denoël, 1932 (cil~ in Bibliothèqu e de la Pléiade,
1981).
(2) Le Sang noir, Folio Ga llimard, p. 12.
(3) Voyage, p. 47.
(4) Idem, p. 54.
(5) Le Sang noir, p. 207.
(6) Voyage, p. 90.
(7) Idem, p. 72 .
(8) Idem, p. 61.
(9) Idem, p. 94.
(10) Le Sang noir, pp. 109-110.
(11) Voyage, p. 87.
(12) Le Sang noir, p. 306.
(13) Phrase inscrite sur le bandeau du Sang noir à sa sortie en 1935. Cf. la citation de Céline « La vérité de ce monde, c'est la mort », Voyage, p. 200.
(14) Le Sang noir, p. 199.
(15) Arogon parle avec D. Arban, Segben. 1968, p. 98.
(16) Voyage, p. 493.
(17) Yves Pagès, Les Fictions du politique chez L.-F. C éline, Seuil, 1994.
(18) Le Sang noir, p. 238.
(19) Le Sang noir, p. 142.
(20) « Edith Lebon (première épouse de Céline) reconnaît l'influence qu'exerça sur Louis Destouches le philosophe Georges Palante » (Pierre Lainé, De la débacle à l'insurrection contre le
monde moderne, Doctorat d' Etat, Université Paris VI, 1973, pp, 95-96).

En kiosque : Spécial Céline n°7 - Le véritable Céline

Vient de paraître : Spécial Céline n°7 (novembre/décembre 2012/janvier 2013). En vente en kiosque. Sommaire :

Actualité
Présence célinienne, par David Alliot 
Étude
Deux bardes bretons, L.-F. Céline et Théophile Briant, par Éric Mazet
Anthologie
Propos d'outre-tombe portés sur Céline - Première partie, par Éric Mazet
Extrait
Bruno Léandri raconte L.-F. Céline, par David Alliot
Extrait
Roger Nimier et Louis-Ferdinand Céline, une amitié littéraire, par David Alliot 
Étude
Céline et la Grande Guerre, par Charles-Louis Roseau
Portrait
Les intuitions de Robert Poulet, par Francis Bergeron


Le numéro 8 de Spécial Céline paraîtra le29 janvier 2013.
 

dimanche 28 octobre 2012

Échos céliniens...

> Allemagne : l'éditeur allemand Wilhelm Fink publie cette année une analyse du texte célinien de Sven Thorsten Kilian intitulé Die Szene des Erzählens, Ereignishaftes Sprechen in "Bagatelles pour un massacre", "Guignol's band" und "Féerie pour une autre fois" von Louis-Ferdinand Céline. www.fink.de

> Lorant Deutsch : M, le magazine du Monde consacre dans son numéro du 26 octobre 2012 un article à Lorant Deutsch et au Paris de Céline de Patrick Buisson, qui vient de paraître chez Albin Michel. A lire ici.

> Fabrice Luchini a accordé une interview au magazine Illimité, le magazine des cinémas UGC, à l'occasion de la sortie du film Dans la maison de François Ozon. Céline est évoqué à quelques reprises. A télécharger ici. Anecdote : A la fin du film, Luchini se fait assommer à l'aide d'un livre, mais pas n'importe quel livre. Un bel exemplaire de Voyage au bout de la nuit relié cuir. Nous vous proposerons les images dès que possible.

> Philippe Sollers : "Êtes-vous tweet ou Louis-Ferdinand Céline ?" est le titre de la dernière chronique de Philippe Sollers publié dans Le Point du 26 octobre 2012.

> Voyage au bout de la nuit dans la presse suédoise : le site svd.se consacre un long article à Voyage au bout de la nuit, sa réception, sa langue, etc. La sortie aux éditions Vertigo d'une nouvelle traduction de D'un château l'autre avait déjà fait l'objet d'un article paru le 1er octobre 2012 sur le site www.corren.se. On redécouvre aussi Céline en Finlande avec la réédition de Voyage au bout de la nuit évoqué ici le 9 octobre et l'organisation par l'Université d'Helsinki d'un séminaire Céline le 27 septembre 2012 en présence d'Henri Godard.

Le Bulletin célinien n°346 - novembre 2012

Vient de paraître : Le Bulletin célinien n°346. Au sommaire :

- Marc Laudelout : Bloc-notes
- M. L. : Les pamphlets enfin réédités
- Bernard Gasco : À propos de mon livre…
- Jérôme Leroy : Roger Nimier : la légende et la dette
- M. L. : Actualité célinienne
- Émeric Cian-Grangé : Entretien avec Philippe Alméras


Un numéro de 24 pages, 6 € franco à :

Marc Laudelout, Bureau St Lambert, BP 77, 1200 Bruxelles.

samedi 27 octobre 2012

« Les yeux de la nuit » : Henri Godard évoque Voyage au bout de la nuit - France culture - 19 juin 2012

C'est Voyage au bout de la nuit qui occupe Adèle Van Reeth et son invité, Henri Godard, pour « Les nouveaux chemins de la connaissance », émission diffusée le 19 juin 2012 sur France culture :





jeudi 25 octobre 2012

Le Petit Célinien - Lettre d'actualité n°34

Pour recevoir gratuitement par courriel à chaque parution la lettre d'actualité du Petit Célinien, laissez-nous votre mail à l'adresse habituelle : lepetitcelinien@gmail.com.

Le Petit Célinien - Lettre d'actualité n°34.
> Télécharger nos anciens numéros ici.

Vient de paraître : Dictionnaire de la correspondance de L.-F. Céline aux éditions du Lérot

Les éditions du Lérot avaient déjà publié en 2008 un Dictionnaire des personnages de Gaël Richard. Elles mettent aujourd'hui à disposition du public un étonnant Dictionnaire de la correspondance de Louis-Ferdinand Céline suivi d'une Chronologie épistolaire, ouvrage signé Gaël Richard, Éric Mazet et Jean-Paul Louis.

La correspondance de Céline, foisonnante, qui s'étale de 1907 à 1961, année de la mort de l'écrivain, reste encore aujourd'hui incomplète, et certaines correspondances inédites continuent chaque année d'être exhumées, à l'image des lettres au Dr Alexandre Gentil, publiées pour la première fois en 2011 dans le numéro de décembre de la Revue des deux mondes.

Cette véritable « oeuvre seconde » que constitue ce corpus épistolaire ouvre un univers parfois absent des romans. L'idée de ce dictionnaire est donc, selon ses auteurs, de mieux comprendre cette « oeuvre seconde ». 

Pour ce faire, cet ensemble, proposé en trois volumes, regroupe d'une part des notices de tous les correspondants connus à ce jour (738 destinataires sont recensés), et d'autre part une palette de notices analytiques qui viennent décrire, expliquer, éclaircir et analyser les caractéristiques de la correspondance elle-même. Les deux premiers volumes, illustrés de nombreuses photos, reproductions de documents, manuscrits et dédicaces, précèdent un troisième volume constitué d'une Chronologie épistolaire, qui vient recenser systématiquement jour après jour la correspondance échangée par Céline, mêlant ainsi éléments biographiques et correspondances.

Une somme de travail impressionnante, qui répondra aux attentes de ceux, chercheurs, amateurs ou simples curieux, qui veulent tout savoir sur la correspondance célinienne.

M.G.
Le Petit Célinien, 25 octobre 2012



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150 € les 3 volumes

                                                                                                                          DU LÉROT, éditeur
                                                                                                                         Les Usines Réunies
                                                                                                                        16140 TUSSON
                                                                                                                         Tél : 05 45 31 71 56

                                                                                                                          ou sur
                                                                                                                            www.dulerotediteur.fr


Dans la presse :
Politis (13 décembre 2012)

mercredi 24 octobre 2012

Nouvelles traductions : D'un château l'autre et Céline de Philippe Muray

Cette année 2012 reste riche en éditions ou rééditions étrangères des textes de ou sur Céline. Nous en avons répertorié quelques-unes :

> EspagneDe un castillo a otro par les éditions RBA publié le 10 février 2012. www.sellorba.com.

> Allemagne : le Céline de Philippe Muray vient de paraître aux éditions Matthes & Seitz Berlin. Traduction Nicola Denis. Une seconde couverture est proposée sur le site de l'éditeur : www.matthes-seitz-berlin.de.

> Suède : Från slott till slott (D'un château l'autre) par les éditions Vertigo. Traduction assurée par Hans Johansson. www.vertigo.se.

> Royaume-Uni : chez Alma Classics trois traductions : Guignol's band de Bernard Frechtman et  Jack Nile, London bridge (Guignol's band II) par Dominic di Bernardi, et Journey to the End of the Night traduit par Ralph Manheim. www.almaclassics.com.

> Finlande : Aux éditions Siltala, Voyage au bout de la nuit. Traduction de Jukka Mannerkorpi. www.siltalapublishing.fi.

> Roumanie :  Une traduction de Féerie pour une autre fois aux éditions Paralela 45. Traduction Irina Negrea. www.edituraparalela45.ro.

Morte a credito, prochain album du groupe Zen Circus

On connaissait l'hypothèse du parallèle entre la chanson End of the night du groupe américain The Doors et Voyage au bout de la nuit, des chansons de Bruno Gratpanche interprétées par Jean-Michel Dauphy, ou bien encore la chansonnette de Pierre Perret Ferdinand, c'est aujourd'hui le groupe italien Zen Circus qui affiche clairement son attrait pour Céline en intitulant son prochain album Morte a credito (sortie en janvier 2013) :

En vue de l'année sabbatique imminente du groupe Zen Circus même le batteur Karim Qqru est prêt à se mettre à son compte avec un projet intitulé La nuit des longs couteaux. L’album qui aura pour titre Mort à credit est un hommage au roman de Louis-Ferdinand Céline, l’une des sources d’inspiration avec Albert Camus. La sortie est prévue pour le 21 janvier 2013 chez Black Candy Records/Warner, tandis que le single sera lancé au mois de décembre.


mardi 23 octobre 2012

Échos céliniens...

> Christophe Malavoy, invité par la Foire du Livre de Brive, dédicacera son livre Céline même pas mort ! (Balland, 2011) et participera à une rencontre lecture le dimanche 11 novembre 2012. Foire du livre de Brive, du 9 au 11 novembre 2012. www.foiredulivre.net.

> La Fontaine : Gilles de Becdelièvre publie une nouvelle biographie de Jean de La Fontaine intitulée La Fontaine, ultime confession (Ed. Télémaque, 2012).

> Presse : Deux articles, tout deux assez sévères, accompagnent la sortie de Le Paris de Céline de Patrick Buisson (Albin Michel, 2012) : le premier sur le blog d'Yves Pagès www.archyves.net, le 19 octobre, le second de Guy Konopnicki publié sur le site de Marianne, www.marianne.net, le 20 octobre 2012.

> Arletty est l'objet d'une nouvelle parution. Cet entretien avec Robert de Laroche, Arletty, paroles retrouvées vient de paraître aux éditions La Tour Verte.

> Les Fidélités successives est le titre du dernier roman de Nicolas d’Estienne d’Orves.On y croiserais le nom de Céline par l'un des personnages, Simon Bloch, ami de l'écrivain. Source : www.valeursactuelles.com.

Pierre Assouline recevait en 1988 dans l'émission A voix nue, diffusée sur France Culture, Lucien Combelle. A télécharger ici.

> Lire Philippe Muray est le titre du recueil d'essais que consacre les éditions P.-G. de Roux à Philippe Muray, sous la direction d'Alain Cresciucci. Commandez votre exemplaire sur Amazon.fr.

Théâtre : « Y'en a que ça emmerde qu'il y a des gens de Courbevoie... ? » le 27 octobre 2012 à Paris

Retrouvez le « fantôme de Céline » sur scène avec cette nouvelle représentation du spectacle « Y'en a que ça emmerde qu'il y a des gens de Courbevoie... ? » de Stanislas de la Tousche. Un très beau spectacle, remarquablement interprété, construit à partir de Féerie pour une autre fois, D'un château l'autre, Rigodon et des derniers entretiens, mis en scène par Géraud Benech.

Bande-annonce :



Le spectacle emprunte des voies inédites et résolument originales dans le choix et l’approche des romans, des entretiens et de la correspondance de Louis-Ferdinand Céline, pris pour l’essentiel dans sa maturité et au-delà, entre la fin de l’année 1944, et sa mort, le 01 Juillet 1961. Il se veut une randonnée intime d’une heure dans les traces souvent imprévisibles de ce grand solitaire… 


Samedi 27 octobre 2012
20h30

Catch Palace
3, rue d'Avron
75020 PARIS
Métro Avron

Réservations
06 22 39 01 84
yenaquecaemmerde.fr



A lire

dimanche 21 octobre 2012

Vient de paraître : Céline ? C'est Ça !... de Serge KANONY

Et si on lisait Céline autrement ? Et si Céline renouait avec les grands mythes fondateurs de notre culture ? Et si la clé de cette œuvre, géniale et scandaleuse, se laissait entrevoir dans le monosyllabe par lequel s'ouvre son premier roman Voyage au bout de la nuit : « Ça a débuté comme ça. » ?

Le « Ça » célinien, c'est d'abord le Chaos originel, la Nuit primordiale des antiques cosmogonies, d'où surgissent tant l'œuvre que l'auteur ; c'est aussi deux guerres mondiales pleines de bruit et de fureur, où se déchaîne la folie meurtrière des hommes ; c'est encore une langue de rupture, chaotique, charriant le meilleur, mais aussi le pire : celui des éructations antisémites ; c'est enfin le « Ça » intérieur, la part maudite dont chacun est porteur.

Serge Kanony ouvre une porte que d'autres n'avaient fait qu'entrouvrir, derrière laquelle on entendait de drôles de cris. Serge Kanony ouvre la boîte de Pandore d'où s'échappent des ombres redoutables.

Agrégé de lettres classiques, Serge Kanony est aussi l'auteur d'un essai : D'un Céline et d'autres (L'harmattan, 2010).

Serge KANONY, Céline ? C'est Ça !..., Le Petit Célinien Éditions, 2012.
 Préface d'Éric Mazet.

216 pages, format 14x21. Tirage limité sur papier bouffant. ISBN 978-2-7466-5216-3.
Illustration de couverture : Loïc Zimmermann.



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Les Entretiens du Petit Célinien (IX) : Serge KANONY

Agrégé de lettres classiques, Serge Kanony a enseigné le français, le latin et le grec à des élèves de Première et de Terminale. Il est l’auteur d'un second essai : Céline ? C’est ça !... (Le Petit Célinien Editions, 2012)

Dans quelles circonstances êtes-vous arrivé à Céline ? 

A mon arrivée à Toulouse, inscrit à la fac des lettres, un copain a joué le rôle du passeur : il m’a parlé de Céline dont j’ignorais jusqu’au nom, et m’a dirigé vers une petite librairie à deux pas de la basilique Saint-Sernin : La Bible d’or. Le libraire, un petit homme tout en rondeurs, au visage lisse et avenant, officiait dans un minuscule espace devant un auditoire restreint qui se renouvelait au gré des heures : des étudiants, un journaliste et critique de cinéma, auteur avec le directeur de la cinémathèque d’un Panorama du film noir. Tant et si bien que ma découverte de Céline est allée de pair avec celle des Walsh, Lang, Mankiewicz
Découvrir Céline dont on ne m’avait dit mot au lycée c’était me revancher des Sartre, Camus et autres auteurs dont je m’étais nourri. De l’après-guerre aux années soixante, l’existentialisme avec son icône Jean-Paul Sartre était dans l’air du temps. Pour se faire une idée de cette Sartrolatrie, il suffit de lire ce que nous en dit Gabriel Matznef dans Le taureau de Phalaris : « En classe de philo, j’avais un condisciple qui nourrissait une fervente admiration pour Jean-Paul Sartre… il suivait Sartre dans la rue… il collectionnait ses mégots. »
Dans cette librairie, donc, que des auteurs non conformistes et en réaction contre l’idéologie dominante : les Hussards avec Blondin, Nimier, le copain de Céline, etc. C’est là que j’ai acheté la plupart des romans de Céline, les Cahiers de l’Herne, etc.
Pour moi, comme pour beaucoup, la porte d’entrée qui a ouvert sur Céline ce fut Voyage au bout de la nuit. D’un seul coup, brutalement, sans même respecter les paliers de décompression, je me hissais de la nausée sartrienne à la nausée célinienne. De Roquentin à Bardamu. Le premier dégueule dans l’abstrait, ontologiquement, dans le Jardin public de Bouville ; le second, physiquement, dans la boue des Flandres.
Après la licence, pour présenter l’agrégation, il fallait avoir rédigé un Diplôme d’Etudes Supérieures ; sans hésiter, je choisis de composer un mémoire sur Céline, disposant ainsi d’une année pour pousser plus avant ma découverte de l’univers célinien. C’était en 1965 et les travaux critiques consacrés à cet auteur étaient peu nombreux : trois Belges : Marc Hanrez, Pol Vandromme et Robert Poulet, une Française : Nicole Debrie.
L’importance de ce mémoire n’était pas dans son contenu, mais dans le fait qu’il constituait une sorte de certificat de baptême, un devoir de fidélité.

Qu'aimez-vous dans l'oeuvre célinienne ?

Il est bien plus facile de donner les raisons pour lesquelles on n’aime pas un auteur, un livre ou une personne que de dire celles pour lesquelles on les aime. Le coeur a ses raisons… Pourquoi Montaigne aimait-il La Boétie ? Parce que c’était lui ! Pourquoi j’aime Céline ? Parce que c’est Céline, parce qu’il touche en moi à des zones que les autres auteurs n’atteignent pas, n’atteindront jamais ; au plus profond de ma viande. Céline ? Il est intradermique, les autres, épidermiques ! Je crois qu’il y a là une part de mystère, ne pas trop gratter !
Voyage au bout de la nuit, je l’ai téléchargé, mis dans le disque dur de ma mémoire, sécurisé… Mon de poche, celui de mes vingt ans, tout écorné, surligné, avec plein de notes, je l’ai toujours à portée. Si je veux vérifier une phrase, d’instinct, j’y vais tout de suite. Sur l’échelle Richter de mes préférences, il fait force 9 ! Mort à crédit ? Force 8. La trilogie allemande ? Force 7.
Qu’est-ce que j’aime dans l’oeuvre célinienne ? Sa démesure, son hybris, son Verbe, sa puissance d’évocation, sa poésie, son délire, son côté dionysiaque…
Céline ? Grandes orgues et petite musique de nuit.
Bien sûr, Mort à crédit est presque tout aussi présent en moi que le Voyage. Selon moi, ils sont complémentaires. Dans le Voyage est énoncée la vision célinienne du monde à travers la poésie de la Nuit, émaillée d’aphorismes ; on « s’instruit ». Qui a lu le Voyage on ne la lui fera pas sur l’homme ; on y fait son éducation, on est Candide qui voyage de l’Europe à l’Amérique en passant par l’Afrique et qui revient « plein d’usage et raison », etc.
Mais dans le Voyage la bonde n’est pas lâchée, les flots sont encore contenus dans les digues du langage. Dans Mort à crédit, les digues pètent, celles de la phrase, le torrent verbal emporte tout… La moindre altercation entre Ferdinand et son père se change en une gigantomachie.
Ce que j’aime dans le Voyage ? Cette hésitation entre les résidus du style écrit et la langue parlée, l’argotique, leur télescopage ; sa dimension mythique (la Nuit, la Mort…), sa poésie surtout, même celle des phrases filées que l’auteur à reniées. Il n’est pas interdit d’aimer Céline contre lui-même !
Deux exemples :
D’abord la poésie à l’ancienne : « Les vivants qu’on égare dans les cryptes du temps/dorment si bien avec les morts/qu’une même ombre les confond déjà. » Un alexandrin, un octosyllabe, un décasyllabe.
A la moderne : « Il avait comme un tisonnier en bas de l’oesophage qui lui calcinait les tripes… Bientôt, il serait plus que des trous… Les étoiles passeraient à travers avec les renvois. » Poésie cosmique.
Ou encore : « … comme si son âme lui serait sortie du derrière, des yeux, du ventre, de la poitrine, qu’elle m’en aurait foutu partout, qu’elle en illuminait la gare… » Poésie mystique.
La trilogie allemande, aussi, à ne pas oublier (D’un château l’autre, Nord, Rigodon) avec un Berlin éventré, ses champs de ruines, ses hôtels dont les couloirs vous basculent dans le vide, les bombardements, etc. Seul, peut-être, un film de Douglas Sirk (je pense au soldat Graeber cherchant sa maison natale parmi les entassements de gravats dans A time to love and a time to die) se hisse à la hauteur des évocations céliniennes. Ce que j’aime enfin : le dernier Céline, celui des interviewes (1957-1961), le Céline moraliste qui décrypte notre époque, commente l’actualité d’une manière souvent prophétique.

Votre premier livre, D'un Céline et d'autres (L'Harmattan, 2010), démontrait combien la littérature française des cinq derniers siècles est restée d'une étonnante modernité.

Un « classique » est toujours « moderne », mais il n’est pas certain que le moderne d’aujourd’hui sera le classique de demain !
Le titre m’a posé des problèmes. J’ai renoncé à l’ordre chronologique car, partir de Montaigne en passant par Pascal, Racine, aurait découragé bien des lecteurs. Pourtant Montaigne avec son essai Des coches est d’une brûlante actualité : les Espagnols avec Pizarro débarquant chez les Amérindiens, ce sont les Ricains débarquant en Irak : mêmes pillages, mêmes tortures.
On entend souvent dire à propos d’une oeuvre, d’un artiste : il est dépassé. C’est confondre le domaine esthétique avec le Grand Prix de Monaco ou les Vingt-Quatre Heures du Mans ! Un romancier, un poète ne sont jamais dépassés, ils sont parfois oubliés ; s’ils sont oubliés, c’est parce que ne se trouve pas dans leurs écrits quelque chose qui les rattache à nous, à l’universel.
Quoi de plus moderne que Les Fleurs du mal ? Baudelaire y invente la poésie urbaine, celle des cheminées qui crachent leurs fumées, des fêtards sortant de boîte au petit matin, et la chanson de Jacques Dutronc Paris s’éveille n’est rien d’autre que la mise en musique du poème Le crépuscule du matin.
C’est tout cela que j’essaye de montrer dans ce premier essai littéraire : la modernité des écrivains passés. 

Votre nouvel ouvrage, Céline ? C'est Ça !... (Le Petit Célinien Éditions, 2012), est un essai littéraire dont le sous-titre est : Petites variations sur un gros mot. Faut-il entrevoir la clef de l'oeuvre célinienne dans le monosyllabe par lequel s'ouvre Voyage au bout de la nuit : « Ça a débuté comme ça. » ?

Cet incipit m’a toujours fasciné. Sa banalité voulue me semblait cacher quelque chose. Confirmation m’en a été donnée par la lecture d’un court article de Raymond Jean intitulé : Ouvertures, phrases seuils, paru en 1971, où à propos du premier Ça, il évoquait la matière à « l’état de chaos… le ça des psychanalystes et de Groddeck… »
A partir de là, l’illumination : je me suis souvenu du poète grec Hésiode et de sa Théogonie : « Donc, avant tout fut CHAOS… » Mais, bon Dieu, le voilà le Chaos célinien : C’est le Ça ! Et cette Nuit née du Chaos, c’est Céline, cet enfant de la nuit qui enfante, à son tour, Voyage au bout de la nuit. Et les trois monstres : Cottos, Briarée, Gyès que leur père « cachait tous dans le sein de la Terre », ce sont les trois monstres céliniens : les pamphlets que les libraires cachent au sein des arrière-boutiques !
Le Ça célinien c’est le Big Bang initial qui crache « une masse informe et confuse… un entassement d’éléments mal unis et discordants » (Ovide), un bordel cosmique dont Céline se porte témoin, chroniqueur…
Le titre, comme le sous-titre « Petites variations sur un gros mot » ne prennent sens qu’après la lecture de l’essai. Le gros mot ne renvoie pas ici à une injure ou à une grossièreté, sens qui est le sien dans le langage courant.
Je prends l’expression gros mot dans l’acception que lui donne Paul Valéry. Celui-ci ironise sur les philosophes qui s’échinent à rendre compte de certaines réalités qui nous dépassent, et dont le sens ne se laisse pas épuiser, dont on ne peut jamais faire le tour, et qui se prêtent ainsi à toutes les définitions. Comme exemples de gros mots il proposait Dieu, Ame, Nature, Liberté, etc. A leur image le Ça n’est pas seulement le démonstratif que nous connaissons tous, il est avant tout un gros mot, parce qu’il est synonyme du Chaos.
Il s’agit, je le répète, de variations, ce qui me laisse la liberté de jouer avec ce mot qui, sous ma plume, tantôt renvoie au Chaos, tantôt redevient un simple démonstratif.
Quand il est le démonstratif, je le fais entrer dans une opposition avec Cela, ce qui me permet un petit développement sur l’intrusion de la langue parlée dans la langue écrite. Je reprends la remarque faite par Henri Godard dans Poétique de Céline : « Céline a choisi de dire Ça a débuté comme ça. et non : Cela a commencé de la manière suivante ».
Dans un autre chapitre le Ça devient synonyme du Ça freudien, et je me jette avec délice dans un développement scatologique.
On le voit donc bien : cet essai d’une centaine de pages [216 pages], est tout le contraire d’une thèse épaisse, sérieuse et ordonnancée ; il va de Ça, de Cela…

Pouvons-nous par ailleurs lire cette oeuvre comme étant l'expression d'une pensée mythique, transposée par l'auteur pour les besoins de son art ?

Que l’oeuvre de Céline plonge ses racines dans les plus anciens mythes de la tradition occidentale, qui le contesterait aujourd’hui ? Le mythe est partout chez Céline : dans ses romans et dans sa personne même. Aujourd’hui Céline est un mythe.
Lorsque Voyage au bout de la nuit parut en 1932, les contemporains, étonnés (frappés par la foudre) par la nouveauté de son écriture prirent cet auteur pour un réaliste qui ne se plaisait que dans l’évocation de l’ordure, et laissèrent souvent échapper la dimension mythique du roman.
Le Voyage nous renvoie à l’Odyssée, à Ulysse, tout cela transposé dans le monde contemporain : une Odyssée en négatif, en dégradé. A Bardamu-Ulysse Molly-Calypso ne promet pas l’éternelle jeunesse et l’immortalité, mais le gite, le couvert et la rêverie à volonté !
Dans le même roman, Bardamu devenu Énée descend aux Enfers, ceux de l’hôtel Laugh Calvin.
Le Ça qui ouvre le premier roman se présente, on l’a vu, comme l’équivalent du Chaos hésiodique, et dans Voyage les personnages plus présents que Bardamu, Robinson ou Molly, ce sont la Mort, la Nuit, le Néant.
Toujours dans la mythologie grecque les Dieux prenaient en charge ce Chaos, pour l’ordonner, l’agencer et en faire un ordre, une parure c'est-à-dire un Cosmos ; pour l’accomplissement de cette tâche, les Dieux étaient qualifiés de Démiurges : ordonnateurs du Chaos. Céline, c’est l’anti-démiurge ; ce foutoir cosmique, il se contente de le regarder et, pour nous le montrer, son écriture se modèle sur lui : une écriture éclatée. Chez lui, la parure se situe dans la beauté convulsive de son écriture : un « Cosmon Acosmon », c'est-à-dire un ordre désordonné, une parure déparée.
Parfois la mythologie fait intrusion directement dans le récit : la barque de Caron dans D’un château l’autre. Et quand il jure, Céline substitue même au Nom de Dieu classique un « nom de Styx » mythique (Féerie pour une autre fois)

Pour qui écrivait Céline ? Dans quel but ?

Peut-on répondre à une telle question, je m’en réfèrerai tout simplement… à Céline lui-même. Interrogé en 1957 par Madeleine Chapsal, journaliste à L’Express, qui lui demande « Pour qui écrivez-vous ? », il répond : « Je n’écris pas pour quelqu’un. C’est la dernière des choses, s’abaisser à ça ! On écrit pour la chose elle-même. »
Je suis d’accord avec lui : on écrit pour écrire. Pourquoi la danseuse danse-t-elle ? Pour danser, comme nous le dit Paul des cimetières Valéry. C’est ce qui différencie la marche de la danse. On marche pour aller quelque part ; la marche est utilitaire ; la danse est gratuite.
Pour quelles raisons ? Montaigne prétendait qu’il n’avait écrit Les Essais que pour ses amis, parents et alliés ! Evidemment il mentait ou bien il avait une sacrée famille : tous ses frères humains. Difficile, alors, pour ceux qui revendiquent une telle filiation de faire une cousinade !
Quant aux raisons qu’avance Céline (payer le terme), celui qui les croirait ferait la preuve qu’il est naïf, qu’il n’a rien compris.
Dans un entretien, Céline a déclaré un jour écrire « pour rendre les autres [écrivains] illisibles ». De ce côté là il n’a pas mal réussi ; il y a désormais un avant et un après Céline.
Je retournerais volontiers la question : « pour qui Céline écrivait-il » en « contre qui Céline écrivait-il ». Il écrit contre la guerre, les petits colons, les gadoues banlieusardes, contre la Mort, le cancer du rectum, contre lui-même (liste non exhaustive).
Chez Céline, écrire est un cri, celui d’Edvard Munch.

Avez-vous enseigné Céline dans vos classes ?

J’ai toujours enseigné en lycée en classe de Première et de Terminale. A cette époque il n’y avait pas un programme national, et chaque professeur avait la liberté d’expliquer les auteurs et les oeuvres qu’il souhaitait. L’enseignement des lettres était facultatif pour les terminales scientifiques et portait sur des auteurs du XXè siècle. Je choisissais donc les auteurs qui avaient ma préférence : Proust, Valéry, Bernanos, Céline. C’est ainsi que je commentais le Voyage. Par la suite, j’ai fait la même chose avec mes classes de Première. Mais dans les années 90 les programmes ont été nationalisés, et tous les élèves de toutes les classes de 1ère et Terminales Littéraires ont étudié les mêmes auteurs : Aragon, Aimé Césaire, Primo Lévi, etc. Je suppose que cela aujourd’hui a changé.

L'intérêt que vous portez à cet auteur vous a-t-il valu quelques désagréments d'ordre professionnel ?

En province, tout au moins à mon époque (1970/80), expliquer Céline n’était pas courant ; la place qui lui était allouée dans les manuels était réduite : dans le XXè Lagarde et Michard (éd 1962), 1,5 page contre 8 à Giono, 39 à Proust. Dans l’édition de 1988, de 1,5 il passe à 8 pages. Aujourd’hui le lycée où j’ai enseigné a choisi comme manuel de littérature celui des éditions Nathan qui accorde 4 pages à Céline et 3 à Sartre.
Mes élèves aimaient bien le Voyage, et l’un deux par la suite a fait une thèse de 3è cycle sur Céline ; certains parents, je l’ai su plus tard, ont été choqués de voir Céline débarquer dans le lycée ; certains s’en sont plaint, mais le proviseur arrêtait tout.
Sur la liste du bac de Français Céline avait sa place ; certains examinateurs faisaient des réflexions à mes élèves du genre : Ah, encore cette liste ! Les listes politiquement correctes étant celles où figuraient Boris Vian, Claire Etchérelli, Richard Wright.
Pas de désagréments, sinon une réputation sulfureuse auprès de certains collègues. Il faut dire à leur décharge que je n’ai jamais fait d’effort pour m’intégrer à cette corporation : je n’appartenais pas à leur syndicat, je n’achetais pas mes pantalons à la Camif, je ne roulais pas en Renault, je ne tractais pas une caravane… Bref, t’as pas le look, coco !

Propos recueillis par Emeric CIAN-GRANGÉ
Le Petit Célinien, 21 octobre 2012.

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