mardi 7 février 2012

« Une petite bécasse » suivi de « Karen Marie » par Bente Johansen-Karild

Bente Johansen
Bente Johansen est une jeune fille danoise de 18 ans, en 1945, lorsqu'elle rencontre Céline et sa femme Lucette exilés à Copenhague. C'est la fille d'Ella Johansen, amie de Karen Marie Jensen, danseuse, à qui Céline confie son or avant-guerre. Elle nous raconte ses souvenirs à travers différents témoignages : I - Les Destouches à Copenhague, II - Ma première rencontre avec Céline, III - Céline à Copenhague, automne 1945, IV - Exil à Copenhague. V - De Copenhague à Nice, été 1946


« Une petite bécasse » par Bente JOHANSEN-KARILD

A Noël 1946, je reçus de Mme Pirazzoli une lettre dans laquelle elle me remerciait du courrier que je leur avais adressé, à elle et à son mari. Elle me souhaitait de rencontrer un bon mari en 1947 et nous demandait, à ma mère et à moi, de l’aider à obtenir des visas danois pour aller voir Lucette. (1)
Le 28 mars 1947, j’écris à Céline, qui se trouve alors au Rigshospitalet, pour lui demander des nouvelles de sa santé et de celle de Lucette, et si ma mère et moi pouvons faire quelque chose pour elle. Je lui promets également de demander à des amis artistes s’ils veulent échanger leur appartement, comme Else et Henning Jensen en 1946. En outre, je lui apprends que je compte faire un séjour en Angleterre.

La lettre m’est renvoyée, avec des corrections de la main de Céline, ce qui me permet d’affirmer que la rupture définitive entre lui et Karen Marie a eu lieu entre le 1er avril et le 24 juin 1947. Je pense qu’ils étaient seuls quand cela s’est produit. Karen Marie avait peut-être imaginé qu’ils règleraient leur différend économique au sujet de l’appartement de Ved Stranden, comme le lui avait promis Céline avant qu’elle ne parte pour Stockholm. Au lieu de cela, elle dut subir les invectives de l’homme qu’elle considérait comme un ami et avec qui, plusieurs années auparavant, elle avait eu une liaison lorsqu’il l’avait demandé en mariage. Elle fut offusquée non seulement d’entendre les accusations de Céline, mais de voir l’homme qu’elle avait d’abord admiré puis pris en pitié se comporter aussi bassement.

S’agissant des scènes de jalousie qui auraient pris place au Rigshospitalet, je pense que c’est probablement la crainte qu’avait Lucette de perdre Céline qui a donné libre cours à l’imagination de cette dernière. En tout cas, aujourd’hui, en 2002, je crois que beaucoup de céliniens n’ont pas tenu compte du fait qu’une scandinave peut très bien rester amie avec un homme qu’elle a aimé ou dont elle a été l’épouse.
De même, je trouve aujourd’hui parfaitement justifié que Lucette ait disposé de l’argent de Céline. Après tout, ils étaient mariés, ils avaient vécu ensemble pendant des années, et elle supportait ses grossièretés sans broncher.

La propension qu’avait Céline de blesser et de dire du mal des gens, ma mère et moi, nous en avions déjà eu un avant-goût en 1945. J’ai retrouvé dans mes papiers une lettre que j’ai adressée à Céline cette année-là. Je l’avais écrite en anglais pour n’avoir pas à maltraiter la langue française. Elle montre à quel point Céline a blessé une sensible jeune fille de 18 ans en la dénigrant auprès de sa mère. J’étais « une petite bécasse qui ne ferait jamais rien de bon, ni dans le domaine de la danse, ni dans un autre métier ». Et dire que c’était Céline lui-même qui m’avait encouragée à devenir danseuse professionnelle ! Mes parents, eux, ne le souhaitaient pas. Ils pensaient que, grâce à mes études de langues, je pourrais par la suite travailler à une ambassade. Dans ma lettre, je disais aussi : « Je n’ai jamais rencontré un homme aussi intelligent que vous. Je me sens très « petite ». Je vous demande de me conseiller. Dois-je abandonner la danse ? », pour conclure ainsi : « Je reconnais combien je suis jeune et sans expérience. Apparemment, les gens ne pensent pas ce qu’ils vous disent ».
Je me souviens nettement que Céline me rendit ma lettre sans un mot, mais avec un petit sourire. Ma mère ne s’en émut pas outre mesure. C’était simplement, pour elle, les « nerfs » de Céline, et tout reprit comme avant, ce que prouve ma lettre du 28 mars 1947.

Si l’on veut bien comprendre pourquoi ma mère aida Céline de toutes les manières de 1945 jusqu’au jour où, en 1947, elle vit Karen Marie revenir le visage défait de sa visite au Rigshospitalet – ce qui l’amena à couper définitivement les ponts avec Céline et à déclarer plus tard : « S’il y a quelque chose que j’ai regretté dans ma vie, c’est d’avoir aidé Céline ! », je crois qu’il faut aller chercher l’explication psychologique dans leur enfance commune, à elle et à Karen Marie. Ma mère, née en 1903 et baptisée Elle Karild, et Karen Marie, née en 1905, étaient toutes deux des enfants naturelles, mais elles furent élevées en toute sécurité et avec tendresse dans les premières années si cruciales de l’existence par la femme que, toute leur vie durant, elles appelèrent maman (2) : mon arrière-grand-mère Frederikke jantzen, née Bonne. Leurs propres mères étaient pour elles des sœurs. C’est ainsi qu’elles grandirent pendant cinq ans. Pour Karen Marie, Ella était sa grande sœur sur qui elle allait s’appuyer toute sa vie. Mais quand les entreprenants parents de Karen Marie, Anders Jensen et Karen Nørtoft, trouvèrent enfin le temps de se marier et de donner un foyer à leur fille, celle-ci vécut alors une vie dans le luxe. Elle passait toujours l’été à Marienlyst (3), et son premier poney, Knold, fut par la suite remplacé par d’autres chevaux. Anders Jensen la fit peindre à différents âges. En 1920, elle fut envoyée, comme beaucoup de filles de riches, dans un pensionnat tenu par des religieuses en Suisse, afin de se perfectionner en langue.

Au demeurant, Karen Marie et Ella se développèrent toutes les deux dans le domaine artistique. Karen Marie dessinait, peignait et dansait. Ella jouait du violon et commença à prendre des leçons pour devenir actrice. Mais elle dut renoncer à ses rêves de théâtre lorsqu’elle se maria en 1926, puis donna naissance à moi, en 1927, et à mon frère Johannes, en 1928. Néanmoins, elle continua à pratiquer le violon, et je me revois en train de l’accompagner au piano dans notre maison de Staegers Allé.
Après s’être installée en 1947 dans son nouvel appartement de Jacobys Allé, où elle me laissa une de ses chambres, Karen Marie partit pour Stockholm. De mon côté, je préparais mon voyage pour l’Angleterre. Il était toujours difficile de se procurer un visa et des devises du pays. Aussi étais-je heureuse de l’invitation qui m’avait été faite à Paris. Je passai une semaine merveilleuse chez les Vestbirk à Londres avant de rejoindre un cours universitaire à Cambridge, où je me fis beaucoup d’amis de plusieurs nationalités : par la suite, ils me rendirent visite ou j’allai les voir. Mon amie parisienne Marie-Rose vint me voir au Danemark en 1948, et moi, je lui rendis visite à Paris, en 1949. Une amitié qui dure depuis plus de cinquante ans !
Quand le cours universitaire de Cambridge s’acheva, je trouvai un travail à Newmarket : entraîner des chevaux de course le matin. Cela faillit me coûter la vie le jour où un cheval trébucha et se renversa sur moi : j’eus une fracture du bassin et des lésions aux reins qui entraînèrent une insuffisance rénale.
Ma mère prit immédiatement l’avion pour être auprès de moi. Elle repartit dès qu’elle eût l’assurance que je survivrais.

Mais j’étais trop mal en point pour rentrer avec elle. J’étais dans une salle à trente-six lits, où j’assistai à bien de tristes destins, mais où je connus aussi des heures de réconfort. Mes collègues jockeys m’apportaient des œufs et du chocolat (denrées encore rationnées à l’époque) afin que je me rétablisse rapidement. Un écrivain chinois, Chun-Chan Yeh, que j’avais rencontré à Cambridge, m’apportait des livres, à la fois les siens qui étaient traduits en plusieurs langues, et d’autres dont il pensait qu’ils me distrairaient.

Au bout d’un mois et demi, je pus enfin regagner le Danemark, mais le destin avait brutalement mis fin à mes rêves de devenir danseuse professionnelle.

Bente KARILD

Traduction de François Marchetti


Notes
1- La lettre de Mme Pirazzoli dit : « …Nous sommes allés à Aix-en-Provence ayant eu des troubles de la circulation. Je ne suis pas même complètement remise, mais ne puis plus résister d’aller embrasser Lucette qui a elle aussi été si malade. Je vous demande ainsi qu’à votre chère maman de bien vouloir facilité (sic) nos visas danois ! Ayant donné votre adresse. Merci d’avance ! »
2- En témoigne le texte d’une carte postale adressée de Suisse en 1920 par Karen Marie Jensen à…
Madame Frederikke Jantzen
Bianco Lunos Allé 12
Copenhague
Danemark
« Maman chérie,
Mes félicitations de tout cœur pour ton anniversaire ; il se peut que cette carte ne t’arrive pas le bon jour, mais je pense à toi. Lettre suivra quand j’aurai la lettre d’Ella. Très affectueusement de ta
Karen Marie ».
(La carte est une vue en couleur de Montreux).
3- Il s’agit de l’Hôtel Marienlyst, à Elseneur. C’est Anders Jensen, père de Karen Marie, qui avait fait construire cet établissement vers 1910.


Karen Marie par Bente JOHANSEN-KARILD

Après mon retour d'Angleterre, je repris mes études d'italien, à la fois à l'université et en leçons particulières, afin de me qualifier pour être admise au " corso superiore " à l'université pour étrangers de Pérouse durant l'été 1948. Au bout de quelque temps, je me remis à la danse, mais avec la plus grande circonspection, car certains mouvements, notamment le grand écart, m'étaient à jamais interdits. A l'entraînement, je rencontrais Lucette : je croyais que nous avions gardé des rapports amicaux en dépit de la fin définitive des relations entre Karen Marie et ma mère, d'un côté, et Céline, de l'autre.

Je ne compris pas alors son changement d'attitude à mon égard, sa froideur, mais, à chaque rencontre, je me gardais bien d'insister : nous nous contentions d'échanger un petit signe de tête, voire quelques propos sans importance.

La Noël de 1947 reste profondément gravée dans ma mémoire. Mon père leva son verre aussi souvent que les autres fois pour nous souhaiter un joyeux Noël, mais, à présent, en regardant chacun d'entre nous longuement dans les yeux comme s'il voulait nous dire adieu. Deux mois plus tard, il était mort, après un pénible alitement.
Ma mère eut beaucoup de mal à surmonter son chagrin. Notre avocat lui conseilla d'investir la fortune que laissait mon père dans des titres afin de pouvoir vivre des intérêts. Mais, trait caractéristique de ma mère, elle se décida à réaliser le projet de mon père de construire une nouvelle usine, à Rödovre, à la périphérie de Copenhague. Il avait acheté le terrain et fait dresser des plans. C'est ainsi que ma mère se retrouva être la seule femme du Danemark à diriger une usine métallurgique avec fonderie.

Pour Karen Marie aussi, 1948 fut une année décisive, puisqu'elle résolut de renoncer à partager la vie de Juan Serrat. Je me rappelle qu'il nous rendit visite à " Viben " pour demander à ma mère d'intercéder pour lui auprès de Karen Marie. Elle essaya, mais en vain. Karen Marie partit pour l'Espagne pour entamer une vie commune avec le docteur Angel Robato, dont elle pensait qu'il serait un meilleur père pour la petite Juanita.

Pour moi, l'été 1948 fut une période riche en événements et où je me fis de nouveaux amis. Je me rendis d'abord à Lausanne, puis à Genève pour voir des amis que j'avais rencontré en Angleterre. Ensuite, j'allai à Pérouse suivre des cours à l'université. Parmi les nombreux et remarquables enseignements que nous avions, je me souviens tout particulièrement de notre professeur en histoire de l'art, un conférencier si vivant et si enthousiaste que je n'en ai pas rencontré l'équivalent depuis. Le séjour à Pérouse terminé, je poursuivis ma route avec quelques étudiants pour voir, en Italie, plus que la Toscane. Nous allâmes à Naples, à Pompéi, à Capri, en Sicile, pour finir à Rome. Je rentrai à Copenhague pour me spécialiser en gymnastique corrective selon la méthode Mensendieck, et, après deux ans d'études, j'eus mon diplôme d'enseignante.

J'avais des nouvelles de Céline par l'entremise de Knud Otterström lorsque je rencontrais celui-ci dans l'appartement (1) de Jacobys Allé, où il passait de temps en temps la nuit.

Quant à Karen Marie, elle ne tint pas, pendant des années, à avoir des nouvelles de Céline. Aujourd'hui, en mai 2002, je comprends mieux à quel point Céline l'avait blessée. Je m'imagine très bien une rencontre entre deux jeunes artistes, qui se racontent leur vie mutuelle et découvrent que leur prime enfance présente bien des points de ressemblance.

Céline comprend en un éclair que pour garder ce nouvel amour en une jeune Nordique indépendante, qui en sait autant que lui en art et en littérature, il doit jouer le rôle d'un père qui conçoit le bien-fondé de ses aspirations artistiques en matière de danse, une compréhension qu'elle n'a jamais rencontrée chez son propre père. Il suffit de lire la première lettre des Cahiers Céline 5 (2) pour ce rendre compte que c'est l'HOMME et même l'homme jaloux qui parle. Peut-être faut-il chercher là aussi l'explication de la haine de Céline à l'égard de Juan Serrat.

Karen Marie était d'une beauté éclatante, et, avec ses lignes élégantes et déliées, elle était le prototype même de la danseuse moderne vu par les yeux de Balanchine. Mais elle était également une femme du monde qui, depuis son enfance, avait fréquenté les cercles artistiques, diplomatiques et noble. Malgré son opposition, son père, Anders Jensen, avait tenu à lui assurer la meilleure formation de danseuse à la fois en Europe et en Amérique, où Fokine conçut, comme il l'avait fait pour la Pavlova, une danse spécialement dédiée à Karen Marie.

En 1935, Karen Marie se produisit au Tivoli de Copenhague. Elle avait maintenant 30 ans. Quoi de plus naturel pour son père que de souhaiter la voir se fixer en acceptant une des proposition de mariage qu'on lui faisait au Danemark et en exauçant peut-être ainsi le vœu paternel d'avoir des petits-enfants ?
Au lieu de cela, Anders jensen dut, bien malgré lui, offrir l'hospitalité à Céline, qui lui déplaisait beaucoup.

Bente KARILD

Traduction de François Marchetti


Notes
1- Knud Otterström (1906-1966), pharmacien à Korsør. Ami de jeunesse de Karen Marie Jensen et de " Rie " Lindequist. Céline, qui l'avait connu à Paris avant la Seconde Guerre mondiale, le retrouva régulièrement à Korsør et à Klarskovgaard de 1948 à 1951.
2- Voici le début de cette lettre, datée du 7 février (1935) : " Darling Karen, il ne faut pas vous soucier à ce point. Je vous aime bien Karen et vous aimerai toujours. Seulement à votre arrivée à New York vous êtes devenu folle comme cela vous arrive de temps en temps. Votre jolie nature féminine et au surplus artistique vous rend alors soudain tout à fait méchante pour les vieux affectueux dans mon genre et vous me faites alors beaucoup de chagrin. Naturellement je me venge comme je peux - on n'aime pas à être chassé de ses affections parce qu'un petit Roméo plus beau, plus riche, plus jeune arrive tout pimpant de Californie, du Canada, ou d'Argentine. " Incroyable mais vrai ! Cela de la main de Céline ? ! On dirait du Paul de Kock.

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