mardi 17 janvier 2012

Les Destouches à Copenhague par Bente Johansen-Karild

Une correspondance inédite de Céline à Bente Johansen a été mise aux enchères le 22 janvier 2011. En attendant une prochaine publication, nous revenons, à travers plusieurs de ses témoignages, sur cette jeune fille qui rencontra le couple Destouches pendant leur exil danois. Née en 1927, elle a dix-huit ans lorsqu'elle rencontre pour la première fois le couple Destouches à leur arrivée à Copenhague en 1945. Elle est la fille de Ella Johansen, amie de Karen Marie Jensen. Comme Lucette, elle fréquente le cours de danse de Birger Bartholin et s'installe avec elle dans l'appartement mis à disposition par Karen Marie Jensen pendant l'incarcération de Céline.


Les Destouches à Copenhague par Bente JOHANSEN-KARILD

Bébert, immortalisé par son propriétaire, Louis-Ferdinand Céline, était un superbe chat, fort intelligent, aux grands yeux expressifs. On pouvait se promener avec lui comme si c’était un chien, et maintenant, trente ans plus tard, c’est presque si je me souviens mieux de lui que de ses maîtres. Pourtant, durant toute une période, j’ai vu Louis et Lucette Destouches presque quotidiennement. J’ai souvent assisté au spectacle de Céline écrivant, Bébert bien installé sur ces genoux, puis relisant à haute voix ce qu’il avait écrit, pour entendre le rythme des mots. C’est au demeurant, cette musique des mots qui l’a rendu célèbre, plutôt que le contenu fréquemment bizarre et embrouillé de ses livres. Rien d’étonnant à ce que l’intérêt de le lire en traduction ait été très mesuré. Les mots qui doivent surtout frapper par leur sonorité et leur couleur ne peuvent se traduire.

Lucette s’entraînait, tout comme moi, à l’école de danse de Birger Bartholin. En outre, elle me donnait des leçons de danse classique. Elle battait la mesure avec des castagnettes. C’était quelque chose d’inédit à l’époque, avant que la fièvre du Greco ne gagne Copenhague. On pourrait peut-être croire que le rythme des castagnettes n’est pas approprié à la danse classique, et pourtant, dans la danse basque, il y a beaucoup de figures qui rappellent le ballet.
A l’inverse de nous autres, qui étions en collant sombre, Lucette portait des collants de laines clairs, tricotés : ils soulignaient ses forts mollets et ses hanches larges, qui donnaient surtout cette impression parce qu’elle avait une large ceinture élastique, très serrée, autour de la taille, ce qui contrastait avec un buste étroit, un long cou et des sourcils soigneusement épilés à la française. Il régnait alors, tout comme maintenant, une atmosphère très internationale aux cours de Birger Bartholin. Des artistes venaient y dessiner, et l’enseignement était suivi par nombres de passionnés de ballet, quelquefois par Céline lui-même, habillé habituellement en bohème, veston de velours et pantalon tire-bouchonné.

Après les leçons, j’aidais le couple à faire les courses et l’accompagnais jusqu’à l’appartement de Ved Stranden, dont ma mère (1) s’occupait et avait les clefs en l’absence de son amie (2). Céline, qu’elle avait rencontré et avec qui elle avait conversé, avant la guerre, à Paris et à Copenhague, lui avait montré une lettre de Karen Marie qui l’autorisait, lui, à habiter l’appartement. Ma mère lui procurait l’aide qu’elle pouvait, notamment par mon entremise, car moi, j’avais le temps de bavarder avec le couple et de lui rendre de menus services d’ordre pratique. Et puis, c’était une bonne chose de pratiquer le français !

Ces dernières années, la presse danoise a publié, de temps à autre, des articles sur Céline. Naturellement, je les ai lus avec intérêt, tout en constatant à plusieurs reprises qu’ils s’appuyaient sur des informations erronées, de même que les articles à sensation de Henning Fenger (3) que je m’étonne de lire dans le Weekend Avis, et ce d’autant plus que la femme de Fenger, Lise Lander, m’a téléphoné pour me demander des renseignements sur « l’or » de Céline et que Henning Fenger feint de ne pas savoir que la maison de mon enfance se trouvait à Staegers Allé. C’est là que j’ai gardé Bébert en pension, c’est là que Lucette a bénéficié pendant plusieurs semaines de l’hospitalité de mon père et de ma mère après son incarcération. Ils ont même accepté qu’ensuite j’aille habiter à Ved Stranden avec Lucette, qui avait peur de rester seule. En retour, j’ai été plus tard invitée par la mère de Lucette en France, où je désirais poursuivre mes études de danse. Ainsi des mois durant, j’ai été en contact quasi quotidien avec les Destouches. En été, pendant mon séjour à la campagne, j’échangeais, plusieurs fois par semaine, une correspondance avec eux. Je recevais des lettres des deux, accompagnées de mes propres lettres corrigées en un meilleur français par Louis-Ferdinand Céline ! Correspondance que j’ai proposé à la Bibliothèque Royale de Copenhague avant d’en céder la majeure partie en France, en 1973. Céline m’écrivait toujours : « Garde mes lettres ! Un jour, tu pourras t’acheter un cheval avec ! » (Au cours du jour, cela n’a été qu’un tiers de cheval.)

« L’or » de Céline ? Pas des lingots, mais des pièces d’or, que Céline avait introduites légalement au Danemark et déposées à l’agence de la Privatbanken de Peter Bangsvej. Pendant la guerre, elles ont été, à sa demande, enterrées, puis déterrées, après son arrivée au Danemark, et remises à l’écrivain en mains propres. Par ailleurs, il portait sur lui en arrivant une ceinture avec des pièces d’or dedans. Il en offrit une certaine quantité. A moi, il m’en donna deux, que je fis monter en sautoir.
La disparition de « l’or » ? Ma foi, c’est l’histoire de la petite plume qui peut facilement devenir cinq grosses poules (4). Lucette a demandé à ma mère de lui prêter de l’argent pendant que son mari était en prison, et elle lui a remis en dépôt-garantie une quarantaine de pièces d’or. Il est humainement compréhensible qu’elle n’ait pas osé l’avouer à son mari si regardant et qu’elle ait préféré que cette cachotterie aboutisse plutôt à une brouille entre lui et ses amis de longue date.

Bente KARILD (5)

Traduction de François Marchetti.


Notes
1 – Elle Johansen.
2 – Karen Marie Jensen.
3 – Ancien lecteur danois à la Sorbonne. Par la suite, professeur de littérature à l’Université de Aarhus.
4 – Sujet d’un célèbre conte d’Andersen pour illustrer les méfaits de l’exagération : un menu incident, à force d’être colporté de bouche en bouche, finit par devenir un drame de vastes proportions.
5 – Bente Johansen, de son nom de jeune fille.

4 commentaires:

  1. C’est moi qui ai vendu cette correspondance en 2011. Je la connais parfaitement, et j’ai bien connu Bente Johansen, que j’ai rencontrée à Copenhague en 1980. Elle a toujours minimisé cette affaire d’or célinien. C’est sur les changes que sa mère, Bartholin, Karen et Mikkelsen, ont fait de jolis bénéfices.

    Il faut simplement se rappeler comment les Français ont vécu, à partir de 1981, l’interdiction mitterandienne de négocier de l’or. Je travaillais alors à Paris et je faisais, chaque semaine, des allez-retour Bruxelles-Paris. J’aurais pu faire fortune, rien qu’en passant des pièces d’or dans mes chaussettes. L’or « nationalisé » était interdit dans le commerce français.

    En 1945 Céline était dans la même situation à Copenhague : riche en « souverains » et en « napoléons » qu’il ne pouvait écouler, il a dû avoir recours à des « passeurs » improvisés, qui se sont bien servis sur les changes. Sa correspondance de l’époque en témoigne éloquemment. Mais elle est toujours inédite.

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  2. Pensez-vous que le nouveau propriétaire décidera de publier ces lettres inédites ?

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  3. Je pense que oui. On n'a pas affaire à un collectionneur célinien, mais à un « investisseur ». Ces milliardaires aiment voir leur nom imprimé.

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  4. Combien y avait-il de lettres ? et quelles dates ?

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