Affichage des articles triés par pertinence pour la requête semmelweis. Trier par date Afficher tous les articles
Affichage des articles triés par pertinence pour la requête semmelweis. Trier par date Afficher tous les articles

mardi 4 septembre 2012

Louis-Ferdinand Céline : Semmelweis, thèse médiocre ou roman prometteur ? (2008)

Thèse médiocre ou roman prometteur ?

L.-F. Céline en historien de la médecine (1)
par Jérôme MEIZOZ

L’écrivain, quand il se fait biographe, engage le plus souvent sa propre identité littéraire dans le personnage qu’il raconte. Pensons à la Vie de Rancé (1844) de Chateaubriand ou plus près de nous aux rêveries biographiques de Pierre Michon sur Balzac ou Faulkner, dans Trois auteurs (1997). Cet article propose une lecture détaillée de la thèse de médecine de Louis Destouches (futur Louis-Ferdinand Céline) La Vie et l’œuvre de Philippe Ignace Semmelweis 1818-1865 (1924). Recourant aux regards croisés de la sociologie de la culture et de l’histoire littéraire, il s’agira de comprendre à quel acte énonciatif prétend le Dr. Destouches puis de décrire les médiations éditoriales qui transforment sa thèse de médecine en un récit littéraire, intégré rapidement au corpus d’œuvres de L.-F. Céline.

En effet, en 1924, le Dr. Destouches n’est pas un auteur de littérature, c’est un simple médecin qui viendra à la littérature des années plus tard. Dans cette étude, nous nous intéressons aux passages institutionnels entre les discours de la sphère scientifique et ceux du champ littéraire. Avec pour conclusion la porosité de ces univers, en 1924 du moins.

Nous voudrions attirer l’attention sur trois questions au moins. Premièrement, nous interrogerons les tensions qui régissent les rapports des discours scientifiques (ici l’exercice académique de la thèse) et littéraire. En effet, le devenir de cette thèse de médecine témoigne du désir d’un auteur de textes médicaux à accéder au statut d’écrivain. Pourtant, on le verra, l’accès à un tel statut n’est pas le fait du texte même, mais tient aux déplacements de celui-ci de la sphère scientifique à celle des lettres. Il est un phénomène d’« appropriation » culturelle (édition et réception)(2). Deuxièmement, on observera le rôle de ce travail réalisé au sein de la communauté scientifique dans l’élaboration de l’œuvre future du romancier. 

Troisièmement enfin, nous saisirons comment une posture littéraire se construit ici par identification, paradoxale, du discours académique avec la parole déchue d’un découvreur maudit, le médecin hongrois Philippe Ignace Semmelweis, à qui la médecine doit des observations décisives sur la nécessité de l’asepsie en salle d’accouchement.

Le Semmelweis et ses réélaborations éditoriales.
Louis Destouches, au bénéfice d’un baccalauréat abrégé pour anciens combattants, fait sa médecine et soutient sa thèse le 1er mai 1924. Durant toute sa carrière d’écrivain, cet ouvrage sera réédité, et intégré à son œuvre. Suivons le statut éditorial étrange de cet ouvrage, dont on peut résumer ainsi le périple :
— Dr. Louis Destouches, La Vie et l’œuvre de Philippe Ignace Semmelweis (1818-1865), thèse de médecine, Rennes, Francis-Simon imprimeur, décembre 1924. Une contraction paraît sous le titre « Les derniers jours de Semmelweis », La Presse médicale, no 51 du 25 juin 1924.
— [Louis Destouches, [titre inconnu], manuscrit refusé en juillet 1928 aux éditions de la NRF, Paris].
— Louis-Ferdinand Céline, Mea culpa suivi de La Vie et l’œuvre de Semmelweis, Paris, Denoël & Steele, décembre 1936.
— Louis-Ferdinand Céline, Semmelweis (1818-1865), Paris, Gallimard, 1952.
— Louis-Ferdinand Céline, La Vie et l’œuvre de Semmelweis (1818-1865), in Œuvres éditées par Jean À. Ducourneau, Paris, Balland, 1966, t. 1.
— Louis-Ferdinand Céline, La Vie et l’œuvre de Semmelweis (1818-1865), Cahiers Céline 3, Paris, Gallimard, 1977. Texte original annoté et préfacé par Henri Godard et Jean-Pierre Dauphin.
— Louis-Ferdinand Céline, Semmelweis, Paris, Gallimard, « L’Imaginaire », 1999. Texte original annoté de l’édition de 1977, avec une préface de l’écrivain Philippe Sollers.

Soutenu comme thèse de médecine de la Faculté de Paris, La Vie et l’œuvre de Philippe Ignace Semmelweis (1818-1865) du Dr. Louis Destouches est publié à compte d’auteur en décembre 1924 à Rennes, mais nullement diffusé hors du cercle académique.(3) Le sujet de cette thèse aurait été inspiré par le professeur Athanase Follet, beau-père de Destouches et lui-même membre du jury : il s’agissait de récapituler le parcours scientifique du médecin hongrois, promoteur malheureux de l’asepsie. Semmelweis eut en effet l’intuition des causes microbiennes de la fièvre puerpérale, mortelle jusqu’à la révolution pasteurienne, mais il ne put faire reconnaître la pertinence de son travail de son vivant et mourut prématurément, dans une grande détresse. L’ouvrage de Destouches fait l’objet d’une contraction à l’usage des pairs, « Les derniers jours de Semmelweis », dans La Presse médicale. L’auteur le propose en juillet 1928 aux éditions de la NRF qui le refusent. Le 28 décembre 1936, Denoël l’édite à peine retouché, sous le titre abrégé de La Vie et l’œuvre de Semmelweis, à la suite de Mea culpa. Publié cette fois sous le nom de Louis-Ferdinand Céline, annexé et désormais intégré à l’œuvre littéraire déjà reconnue, cet essai biographique renforce la posture que Céline a imposée dès 1932 au public, celle du médecin-qui-écrit. Réédité en 1952 par Gallimard dans la collection blanche sous le titre encore abrégé de Semmelweis (1818-1865), il fait désormais pleinement partie de l’œuvre littéraire et se voit donc inclus dans les Œuvres préparées par Jean A. Ducourneau en 1966.(4) En 1977, le troisième volume des « Cahiers Céline » en redonne le texte et le titre original à l’usage des spécialistes, avec une annotation d’Henri Godard et Jean-Pierre Dauphin. Enfin, le texte annoté de cette édition accède en 1999 à la collection de poche « L’Imaginaire », sous le titre désormais dépouillé de Semmelweis, avec une préface de l’écrivain Philippe Sollers. Rachetant soixante-dix ans plus tard le refus initial des éditions de la NRF, celui-ci relit sur un mode littéraire « cette drôle de “ Thèse ” dans le style épique » comme l’acte de naissance d’un écrivain (Jean A. Ducourneau ne disait pas autre chose en 1966).(5)

Ultime étape de la re-littérarisation d’une thèse de médecine : le corpus que constitue « L’Imaginaire » et l’horizon de la collection donnent à lire Semmelweis comme une œuvre à part entière de Céline, au même titre que ses romans. Quatre éditeurs et six éditions, sous quatre titres différents, ont parachevé sa mue bibliographique.(6)

On l’a dit, très peu de retouches ont été apportées au détail du texte académique de 1924 en vue de sa transfiguration littéraire dès octobre 1936. Céline n’a pas même corrigé les importantes rectifications factuelles proposées dès 1925 par le professeur Györy, éditeur des Œuvres complètes de Semmelweis.(7) Relevons toutefois trois modifications importantes dont l’impact pragmatique semble majeur, et qui engagent une re-programmation de la lecture. Premièrement, Céline supprime la préface de 1924, défense et illustration de la corporation médicale, pour une nouvelle préface nettement plus crépusculaire. Entre temps, dans l’incipit de Mort à crédit (mai 1936) le médecin Ferdinand annonçait la couleur : « Je n’ai pas toujours pratiqué la médecine, cette merde ».(8) Donner l’ouvrage à la suite du premier pamphlet antisémite et anticommuniste, Mea culpa, invite à une lecture politique que confirme la préface de 1936. Ce récit « nous démontre le danger de vouloir trop de bien aux hommes » (« Préface » à l’édition de 1936, p. 15), argumentaire misanthrope selon qui tout bienfaiteur de l’humanité est immédiatement voué aux gémonies. Deuxièmement, Céline supprime l’épigraphe de Romain Rolland, « La Nuit du Monde est illuminée de lumières divines » (p. 97). Discrètement, il rejette celui qui fut, avec Barbusse, une de ses admirations pacifistes dans les années 1920. Rolland s’est rapproché des communistes, et l’énoncé cité promet un espoir historique auquel Céline n’adhère plus. Troisièmement enfin, le sous-titre final « Conclusion » (p. 100) n’a plus cours dans l’édition de 1936, atténuant ainsi la mise en forme académique propre à l’exercice de thèse.

Louis-Ferdinand Céline - Semmelweis - Thèse de médecine 1924
Thèse, éloge, hagiographie, légende ?
Le public originel de la thèse de 1924 est académique et scientifique, et l’exercice doit s’accorder aux règles de l’institution. Avec succès, semble-t-il, puisque, malgré des examens universitaires laborieux, Destouches obtient une médaille de bronze pour sa thèse le 22 janvier 1925. Le modèle générique sous-jacent s’adosse lui aussi à l’institution : c’est l’éloge académique, genre factuel qui connut un grand succès au 18e siècle et se pratique encore de nos jours dans les académies.(9) Lors de cet exercice, le membre d’une académie récapitule en un exposé biographique les mérites et découvertes d’un grand prédécesseur. Fontenelle, par exemple, publia dès 1708 plus de soixante-neuf éloges de savants, parmi lesquels Newton et Leibniz. Ce genre épidictique au style élevé, solennel et sublime, répond à deux visées principales : synthétiser les principaux acquis d’une pensée scientifique et les inscrire dans la mémoire de l’institution. Tout aussi codé que l’éloge funèbre, demeurant toutefois en deçà du panégyrique, l’éloge académique recourt aux éléments biographiques pour affirmer la grandeur des idées et leur insertion dans les circonstances d’une vie. 

Au cœur de ce canevas générique et de son contrat factuel, deux procédés relèvent de la fiction : d’abord, la narration dramatisée d’épisodes fictifs, comme celui des affiches placardées en ville par un Semmelweis devenu fou (p. 93), ou la scène de la blessure infligée durant la dissection (pp. 96-97). Dès 1925, en réponse à la contraction de la thèse parue dans La Presse médicale, le professeur Tiberius de Györy avait pourtant déclaré ces épisodes « de pure imagination » (p. 121). Mais en 1936, Céline se moque bien de ces rectifications. La précision historique et scientifique ne semble plus intéresser l’écrivain désormais reconnu dont l’ouvrage reparaît chez Denoël : une visée littéraire a pris le dessus. Second procédé d’ordre fictionnel, l’intertextualité hagiographique de La Vie et l’œuvre de Semmelweis. Bien que chronologique, le récit ne propose pas l’exposé systématique d’un parcours scientifique et de ses résultats, mais plutôt une mise en scène dramatisée et téléologique de moments cruciaux où se révèle la valeur exceptionnelle du médecin.
Le discours biographique comme exemplum postural.
Toutes les caractéristiques et topiques du génie méconnu, telles que l’historiographie les a identifiées depuis Edgar Zilsel (1926)(10), sont rabattues, dans le commentaire, sur Semmelweis. Le « génie » (p. 55) annonce des vérités qui tendent à le « rendre intolérable » (p. 73). Il se manifeste « dans les grandes circonstances de ce monde, quand le torrent des puissances matérielles et spirituelles, obscures, mêlées, entraînent les hommes en foules hurlantes mais dociles, vers des fins meurtrières » (p. 55). Conformément à la phobie des masses qui hante l’imaginaire social des élites françaises, comme en témoigne l’ouvrage de Gustave Le Bon (Psychologie des foules, 1895), c’est dans ces « foules » que surgit l’être d’exception :
« Bien peu parmi les mieux doués, savent alors faire autre chose que de se signaler par une course plus rapide vers l’abîme ou par un cri plus strident que les autres. Rarissime est celui qui, se trouvant au milieu de cette obsession des ambiances qu’on appelle la Fatalité, ose, et trouve en lui la force qu’il faut pour affronter le destin commun qui l’entraîne. » (p. 55) 

Le lexique de la prédestination s’inspire des propos de Semmelweis lui-même cité (dans une libre traduction de Destouches ?) dans l’ouvrage :

« Le destin m’a choisi pour être le missionnaire de la vérité quant aux mesures qu’on doit prendre pour éviter et combattre le fléau puerpéral. J’ai cessé depuis longtemps de répondre aux attaques dont je suis constamment l’objet ; l’ordre des choses doit prouver à mes adversaires que j’avais entièrement raison sans qu’il soit nécessaire que je participe à des polémiques qui ne peuvent désormais servir en rien aux progrès de la vérité. » (pp. 55-56)

Le biographe en tire des conclusions générales sur la place de la raison dans l’histoire :

« Mais, décidément, la Raison n’est qu’une toute petite force universelle, car il ne faudra pas moins de quarante ans pour que les meilleurs esprits admettent et appliquent enfin la découverte de Semmelweis. » (p. 73)
« Enfin, Semmelweis puisait son existence à des sources trop généreuses pour être bien compris par les autres hommes. Il était de ceux, trop rares, qui peuvent aimer la vie dans ce qu’elle a de plus simple et de plus beau : vivre. Il l’aima plus que de raison. Dans l’Histoire des temps, la vie n’est qu’une ivresse, la Vérité c’est la Mort. » (p. 38)

Cette profession de foi nihiliste posée dès 1924 fait retour dans Voyage au bout de la nuit (1932) en une formule très proche : 

« La vérité de ce monde c’est la mort .»(11)

« Destin », « fatalité », « génie », tels sont les leitmotivs du récit, et les modalités explicatives de ce parcours de vie tragique. Alors que Semmelweis choisit résolument la vérité et la « vie » (p. 38), ses ennemis « ont pactisé avec la Mort » (p. 53). Ce sont eux qui auront, pour quelques décennies, gain de cause. Le biographe apparaît comme celui qui rachète, après coup toutefois, le génie, et lui rend sa place. Destouches se place d’emblée à la place de Semmelweis, comme celui qui doit aussi « répondre point par point […] à nos détracteurs » (« Préface » à l’édition de 1924, p. 24), et affronter l’hostilité de ceux qui méprisent les découvertes médicales. Ainsi la biographie de Semmelweis peut-elle se lire aussi comme un exemplum postural, à savoir un récit moral destiné à illustrer la dignité d’un comportement (littéraire, scientifique).
L’écrivain, autre découvreur maudit.
Une posture très voisine de celle attribuée à Semmelweis a cours chez Céline dès l’échec de Mort à crédit. Il se présente comme un homme seul, méprisé comme le médecin hongrois par le « troupeau passif » (p. 60). Cette posture devient peu à peu, après 1936 et a fortiori après 1944 et le long procès pour collaboration avec les Nazis, celle de l’« intouchable » ou du « paria pourri »(12), selon le lexique hindouiste. Isolé, rejeté pour avoir dit aux hommes des vérités désagréables, il tire de cette mise à l’écart l’indice même de sa valeur : la posture de l’écrivain maudit plonge ses racines très anciennes dans un répertoire mythique que Pascal Brissette a décrit avec précision (2005). Cette posture de bouc émissaire apparaît dès les entretiens accordés lors de la sortie très controversée de Mort à crédit. Elle ne fait que de se diversifier et se radicaliser après la victoire alliée dès 1944 :

« Dans le fond, dit-il, j’ai une position idéale, solitaire, abandonné, brimé, que je fasse ce que je voudrai, je ne peux pas descendre plus bas. »(13)
« […] depuis 1932 j’ai encore aggravé mon cas, je suis devenu, en plus de violeur, traître, génocide, homme des neiges… l’homme dont il ne faut même pas parler !» (14)

Tout se passe comme si Céline cherchait à occuper cette « position idéale », simultanément élective et tragique. Tout au long de sa trajectoire d’écrivain, une telle posture se consolide peu à peu. Retraçons rapidement la mise en scène du discours de vérité propre au médecin-qui-écrit Céline : dès 1932, il se présente au public comme médecin qui écrit, et reçoit les journalistes à son dispensaire, en habit de praticien (Roussin 2005). Peu à peu s’impose, par contraste avec les écrivains lettrés du champ littéraire, une posture de médecin des pauvres, qui par son savoir scientifique et son expérience du terrain le plus défavorisé, possède un savoir sur l’humain qui le rend capable d’annoncer des vérités crues ou désagréables. Cette posture d’autorité se double d’une image de soi comme d’un être accablé par sa tâche, insomniaque, soucieux, et désespéré des hommes et de leurs maux. Céline a souvent déclaré qu’il avait une « vocation » pour la médecine, non pour la littérature.(15) Comme le médecin, l’écrivain paie de son sang le travail de dissection qui est le sien, afin de présenter une image des misères de l’homme.

L’autorité à dire les vérités désagréables va de pair avec une conception de l’histoire qui relève du sous-genre de « l’histoire secrète » : cette catégorie désigne des ouvrages qui prétendent lever le voile sur un événement pétrifié par sa version officielle, et dont l’historien nous découvre soudain la face cachée. Dans Semmelweis, le biographe prétend par deux fois à l’histoire secrète :

« Si l’on pouvait écrire l’histoire mystérieuse des véritables événements humains, quel moment sensible, quel moment périlleux que ce voyage !» (p. 89)
« Mais on n’explique pas tout avec des faits, des idées et des mots. Il y a, en plus, tout ce qu’on ne sait pas et tout ce qu’on ne saura jamais. » (p. 101)

Sa révélation tient à ce qu’il a compris les « puissances biologiques énormes » (p. 111) qui gouvernent en fait le monde humain. Céline se présente comme condamné à raconter le monde tel qu’il est, dans sa « nuit » et sous sa face cachée ; et à demeurer ainsi incompris, voir haï de tous. Désireux de dire aux humains quelques vérités cruelles sur eux-mêmes, Ferdinand de Mort à crédit (1936) ne craint pas de provoquer ainsi leur haine à son égard : 

« J’aime mieux raconter des histoires. J’en raconterai de telles qu’ils reviendront, exprès, pour me tuer, des quatre coins du monde. Alors ce sera fini et je serai bien content. »(16)

Céline ajoute en exergue à Mea culpa (décembre 1936) le même appel :

« Il me manque encore quelques haines. Je suis certain qu’elles existent. »(17)

L’image du « guérisseur souffrant »(18) ainsi que divers autres motifs de la vertu évoquent la figure christique de celui qui porte les maux du monde. Céline fut fasciné par Semmelweis dont il disait encore en 1949 qu’il avait été son « idéal ».(19) Il se passionnera pour la vie de Cavendish (« C’était un grand homme !») que lui raconte Milton Hindus : ce savant anglais méconnu de son vivant a vu ses cahiers reconnus de manière posthume.(20) Cette posture d’incompris se radicalisera dès 1936 avec la série des quatre pamphlets (1936, 1937, 1938, 1941), puis dans les romans du réprouvé, après la seconde guerre mondiale.

Philippe Ignace Semmelweis
Conclusions.
Semmelweis incarne aux yeux de Destouches-Céline la vérité bafouée et l’« enthousiasme sacré » (p. 38) meurtris par la bassesse humaine. « Saint homme » (21) plus que « grand homme », d’ailleurs : sa grandeur n’ayant pas été perçue, seule sa souffrance atteste en creux de l’aveuglement général. Ce schème n’est autre que celui, religieux, du martyr (de la science, en l’occurrence). Il reprend plusieurs éléments topiques de la geste du créateur souffrant, telle qu’elle s’est déployée dans le grand public, en France notamment, autour de Rimbaud et de Van Gogh (22) :

« Dans l’effroyable dénouement de ce martyre, dans la perfection même de cette coalition douloureuse, il ne peut pas y avoir que l’effet de nos petites volontés. »(23)

La clausule de la thèse prend d’ailleurs la forme d’un bref paragraphe consacré aux « martyrs » de la science (deux occurrences, p. 120) qui résume l’ensemble de la visée pathétique de ce récit. Dans les dernières pages, l’allusion se fait ouvertement christique :

« Il nous a tout donné, il s’est dépensé cent fois pour que nous soyons moins malheureux, plus vivants, et cent fois, les savants, les pouvoirs publics de son temps ont refusé avec une cruauté, une sottise inexpiable les dons admirables et bienfaisants de son génie. »(24)

À la lecture de Semmelweis, on ne manquera pas de constater la banalité relative du discours biographique mobilisé par Destouches, qui doit l’essentiel aux topiques de la tradition et au discours social contemporain. Ce qui a retenu notre attention dans la constitution d’une posture d’écrivain, c’est la « relation biographique » qui se noue entre Destouches et Semmelweis. En effet, la biographie est aussi le « récit d’un lien » entre le biographe et son sujet, qui en dit long sur les deux termes du dialogue.(25) C’est peu dire que Céline se projette, en écrivain incompris, dans la figure de Semmelweis. Avant même d’entreprendre son œuvre de romancier, il construit Semmelweis comme un personnage romanesque, à partir des échappées fictionnelles que l’on sait.

Ce faisant, Céline arbore une posture qui gouverne l’ensemble de ses interactions dans le champ littéraire et peut rendre compte de la perception paranoïde qu’il se fait de la critique et du public : rançon d’une solitude qui s’affirme implicitement, à travers son double Semmelweis, comme une exception propre au « génie ». En transférant éditorialement Semmelweis dans un corpus littéraire, en 1936, Céline s’attribue la même prophétie auto-réalisatrice que celle qu’il a faite pour son personnage : comme Semmelweis, je resterai incompris de mon vivant et persécuté par les hommes. 

Que nous apprend enfin une telle étude de cas sur les rapports entre les discours scientifique et littéraire ? Assurément, les règles de formation des énoncés, dans cette thèse d’histoire de la médecine, en 1924, ne répondent pas à celles en vigueur au même moment dans la communauté des historiens. L’histoire de la médecine telle que la pratique Destouches, avec la complaisance de son jury, demeure un exercice académique lié au genre mondain de l’éloge. La discipline n’a pas encore formalisé ses méthodes et demeure coupée du courant historiographique élaboré par l’histoire positiviste. Fruit de cette histoire institutionnelle, la thèse de Destouches emprunte ainsi de nombreux procédés à la rhétorique littéraire (genre épidictique, héroïsation, narration épique ou pathétique). C’est pourquoi on peut aujourd’hui la lire comme un roman. En outre, et à l’insu de son auteur sans doute, le récit est travaillé par la logique du cliché, c’est-à-dire par le passif et le passé figural de la langue, le dépôt stratifié de ses usages et de ses formes, auquel tout « écrivant » (Barthes) doit se mesurer. Pensons notamment à la manière dont Semmelweis y incarne les figures du « génie » telles qu’elles se sont constituées dès la Renaissance dans la tradition des vies d’artistes.

Jérôme MEIZOZ
« Thèse mediocre ou roman prometteur ? », EspacesTemps.net, Textuel, 24.11.2008.

Notes
1 Cet article reprend librement le propos d’un chapitre de notre ouvrage récent, Postures littéraires. Mises en scènes modernes de l’auteur, Genève, Slatkine Erudition, 2007.
2 Sur la notion de « réappropriation » en histoire culturelle, voir la leçon inaugurale de Rocher Chartier au Collège de France, Écouter les morts avec les yeux, Paris, Fayard, 2008.
3 Rappelons que Louis Destouches a fait œuvre d’hygiéniste, depuis sa «Note» (1925) sur la médecine chez Ford jusqu’à ses réflexions sur la santé des chômeurs (1933) et sa participation, sous l’Occupation (notamment en mai 1941 puis février 1942), à des cercles médicaux eugénistes, où s’expriment les thèses d’Alexis Carrel ou Georges Montandon. En mars 1942 enfin, Céline se rend à Berlin dans le cadre de la collaboration médicale initiée avec les Nazis. Il y rencontre des médecins et des dirigeants SS. Voir Philippe Roussin, op. cit., 2005, pp. 537-556.
4 Jean À. Ducourneau, Œuvres de L.-F. Céline, t. 1, Paris, Balland, 1966, pp. 573-621.
5 Philippe Sollers, «Naissance de Céline», in L.-F. Céline, Semmelweis, Gallimard, «L’Imaginaire» 1999, p. 10.
6 Je cite désormais Semmelweis dans le corps de cet article, par la simple référence à la page de l’édition de 1999.
7 Professeur à l’université de Budapest et éditeur des Œuvres complètes de Semmelweis, Tiberius de Györy envoie en 1925 à La presse médicale quelques « Remarques » sur le texte de Destouches. Louant « notre grand martyr médical hongrois » et le travail de Destouches, il corrige plusieurs dates et chiffres (les taux d’infection) erronés. Il signale que plusieurs éléments du récit sont de « pure imagination », ainsi la scène de l’affichage des thèses sur les murs de la ville ou celle du scalpel mortel. Voir ses « Remarques » citées dans L.-F. Céline, Semmelweis, Gallimard, «L’Imaginaire» 1999, p. 121.
8 L.-F. Céline, Romans I, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1981, p. 511.
9 Voir Jean-Claude Bonnet, Naissance du Panthéon. Essais sur le culte des grands hommes, Fayard, 1998, et Philippe Roussin, op.cit., 2005, p. 50.
10 Edgar Zilsel, Die Entstehung des Geniebegriffes (1926), trad. fr. de Michel Thévenaz, Le Génie. Histoire d’une notion de l’Antiquité à la Renaissance, Paris, Minuit, 1993.
11 L.-F. Céline, Romans I, op. cit., p. 200.
12 L.-F. Céline, lettre à Milton Hindus du 19 mars 1947, in Céline, Les Cahiers de L’Herne, 1972, p. 379.
13 L.-F. Céline, entretien avec André Parinaud, La Parisienne, janvier 1953, in Céline et l’actualité littéraire 1932-1957, Cahiers Céline 1, Gallimard, 1976, p. 154.
14 L.-F. Céline, Entretien avec André Brissaud, octobre 1954, in Céline et l’actualité littéraire 1932-1957, Cahiers Céline 1, Gallimard, 1976, p. 162.
15 L.-F. Céline cité par Milton Hindus, L. F. Céline tel que je l’ai vu, Paris, L’Herne, 1969, p. 45.
16 L.-F. Céline, Romans I, op. cit., p. 512.
17 L.-F. Céline, Mea culpa, in Céline et l’actualité 1933-1961, Cahiers Céline7, Gallimard, 1986, p. 30
18 Philippe Roussin, op. cit., 2005, p. 35.
19 L.-F. Céline, lettre à Albert Paraz du 11 septembre 1949, citée in Semmelweis et autres écrits médicaux, Cahiers Céline 3, Gallimard, 1977, p. 8.
20 Milton Hindus, L.-F. Céline tel que je l’ai vu, Paris, LHerne, 1969, p. 97.
21 Philippe Roussin, op. cit., 2005, p. 50.
22 Voir Nathalie Heinich. La Gloire de Van Gogh. Essai d’anthropologie de l’admiration, Paris, Minuit, 1992.
23 L. Destouches, «Les Derniers jours de Semmelweis», La Presse médicale, 1925, cité dans Semmelweis, op. cit., p. 119.
24 L. Destouches, «Les Derniers jours de Semmelweis», La Presse médicale, 1925, cité dans Semmelweis, op. cit., p. 108.
25 Martine Boyer-Weinmann, La Relation biographique. Enjeux contemporains, Seyssel, Champ Vallon, 2005.

Illustration : Couverture de la thèse de Louis Destouches, Bibliothèque de l’Institut de médecine, Lausanne.

Nous remercions la rédaction du site EspaceTemps.net d'avoir bien voulu nous autoriser à reproduire ce texte.

Jérôme Meizoz
Jérôme Meizoz enseigne la littérature française à l’Unil (Lausanne) où il dirige la Formation doctorale interdisciplinaire (Lettres). Sociologue de la littérature (Ehess), il a publié divers essais dont L’Âge du roman parlant 1919-1939 (Droz, 2001, préface de P. Bourdieu), Le Gueux philosophe. Jean-Jacques Rousseau (Antipodes 2003), L’Œil sociologue et la littérature (Slatkine Erudition 2004) et récemment Postures littéraires. Mises en scène modernes de l’auteur (Saltkine Erudition 2007).

vendredi 10 août 2012

Semmelweis, l'apôtre du lavage des mains - Le Figaro - 5 août 2012

Le Figaro propose actuellement une série de dix-huit articles retraçant les grandes dates de l'histoire de la médecine. Le septième, daté du 5 août 2012, a été consacré à Philippe-Ignace Semmelweis, médecin hongrois qui a étudié les causes de la fièvre puerpérale des femmes après l'accouchement. Céline, qui lui a consacré sa thèse de médecine en 1924, est brièvement évoqué.


Semmelweis, l'apôtre du lavage des mains

par Sébastien LAPAQUE


Ce médecin hongrois a été le premier à remarquer que les femmes ne mouraient plus en couches quand l'accoucheur se lavait les mains. Il a fini dans un asile, ses théories ayant été considérées comme insensées. Il est difficile de croire aujourd'hui qu'au milieu du XIXe siècle en Europe, un médecin ait été ostracisé par ses confrères, banni des hôpitaux et des maternités, considéré comme demi-fou, parce qu'il prônait au personnel de se laver les mains avant toute intervention et de nettoyer soigneusement les instruments utilisés. Aujourd'hui, celui qui ne respecterait pas de telles règles serait passible de prison. Philippe Ignace Semmelweis, médecin hongrois, a énoncé les principes élémentaires de l'asepsie - la lutte contre l'introduction de microbes dans l'organisme -, après avoir eu l'intuition expérimentale du caractère infectieux de la fièvre puerpérale, cette façon de septicémie à l'origine d'une véritable hécatombe de parturientes dans les maternités européennes aux XVIIIe et XIXe siècles.
En 1846, à l'hospice général de Vienne où officiait Semmelweis, la maternité avait été dédoublée en raison du nombre important d'inscrits. Les étudiants en médecine travaillaient sous la direction du Pr Klin dans le premier pavillon d'accouchement et les élèves sages-femmes sous celle du Pr Bartch dans le deuxième. Assistant de Klin, Semmelweis vérifie dès son arrivée ce qu'à Vienne tout le monde savait: « On meurt plus chez Klin que chez Bartch. »
Cette constatation est essentielle dans son cheminement intellectuel et scientifique. Car chez lui, l'observation précède toujours l'expérimentation. Et cet homme récuse toute forme de fatalité. Semmelweis vu par Céline, qui lui consacra sa thèse de médecine (et tel qu'il fut sans doute véritablement) est un héros de la vie. Son enthousiasme de guérisseur lui fait quitter les chemins, qui ne mènent nulle part, de la routine et de la résignation ; il lui donne l'audace de contester à la mort ses victoires ; son œil lui fait voir qu'il y a quelque chose de trop confortable dans la théorie de la génération spontanée.

« On meurt moins chez Bartch »
Des faits le troublent. À Vienne, les femmes qui accouchent chez elles sont moins exposées à la fièvre puerpérale que celles qui accouchent à la maternité ; même dans la solitude et le froid de la rue, les dangers sont moindres. Semmelweis en revient sans cesse à son observation initiale: « On meurt moins chez Bartch. » Autorisé à faire des recherches, il suggère que les sages-femmes du second pavillon soient échangées avec les étudiants du premier. Très vite, chacun constate que, désormais, on meurt moins chez Klin. Et Bartch terrifié réclame le retour de ses élèves sages-femmes. Cette expérience a permis à Semmelweis de faire un pas de géant vers la lumière. Il a compris que le problème était à chercher du côté des apprentis médecins.
Pour reprendre la main, le médiocre Klin désigne les étudiants étrangers et ordonne leur expulsion. La mortalité baisse pendant quelques semaines, mais les questions demeurent. Convoqué par Louis XVI en 1774 à la suite d'une épidémie puerpérale, le collège des médecins de Paris avait vainement cherché une réponse du côté du lait. À Vienne, sept décennies plus tard, on accuse tour à tour la brutalité des étudiants, la moralité douteuse des filles mères, le froid, la diète, la lune et même la clochette des prêtres venus administrer l'extrême-onction: cette sonnette serait génératrice d'anxiété…

Son intuition devient une obsession
Mais Semmelweis, à qui l'on reproche son irrespect, n'en démord pas: « Les causes cosmiques, telluriques, hygrométriques qu'on invoque à propos de la fièvre puerpérale ne sauraient avoir de valeur puisqu'on meurt plus chez Klin que chez Bartch, à l'hôpital qu'en ville, où pourtant les conditions cosmiques, telluriques et tout ce qu'on voudra sont bien les mêmes. » L'œil pointé sur les étudiants, il imagine qu'il existe un lien entre les accidents mortels causés par les coupures cadavériques lors des séances de dissection et la mort des femmes en couches. Même si aucun instrument ne lui permet d'observer les substances microscopiques qu'il accuse, il suggère que les étudiants se lavent les mains avant de rentrer en salle d'accouchement. Pour son malheur, il est incapable de proposer une théorie. Le 20 octobre 1846, il est révoqué.
Dès lors, son intuition va devenir une obsession. En mars 1847, la mort de son ami le Dr Kolletschka, décédé d'une infection généralisée après avoir été blessé au doigt par un étudiant au cours d'une dissection, éclaire Semmelweis de manière définitive. «La notion d'identité de ce mal avec l'infection puerpérale dont mouraient les accouchées s'imposa si brusquement à mon esprit, avec une clarté si éblouissante, que je cessai de chercher ailleurs depuis lors. Phlébite… lymphangite… péritonite… pleurésie… péricardite… méningite… tout y était!» L'impétueux Philippe a compris que l'origine de la mort était à chercher du côté des exsudats cadavériques souillant les doigts des élèves au sortir des salles d'autopsie. Mais, au milieu du XIXe siècle, ces particules sont encore invisibles au microscope. La seule chose qui peut laisser deviner leur présence, c'est leur odeur!

« Toucher les microbes sans les voir »
En mai 1847, lorsque Semmelweis, qui a retrouvé sa place, prescrit aux élèves de se laver les mains avec une solution de chlorure de chaux avant d'entrer en salle de travail, beaucoup le regardent comme un illuminé. Et personne ne veut voir que la mortalité dans le service du Dr Klin tombe de 12 à 3 %. Mais Semmelweis s'obstine. Soupçonnant non seulement le poison cadavérique, mais également toutes les substances en voie de décomposition, il exige que les lavages de mains soient systématiques avant l'accouchement et il étend ce souci de désinfection à l'aide de lotions chlorées à tous les instruments et à tout le matériel. Qui le croira? À Vienne, ces découvertes lui valent une haine et une jalousie presque universelles. Semmelweis écrit dans toute l'Europe, mais ne reçoit guère de soutien. Après deux années d'expérience pourtant fructueuses, il est de nouveau relevé de ses fonctions.
Brisé, irascible et aigri, Semmelweis devient un médecin errant. « Les mains, par leur simple contact, peuvent être infectantes», répète-t-il à tous ceux qui veulent bien l'écouter. On le croit à demi-fou. Son malheur a été de «toucher les microbes sans les voir », écrit justement Céline. Il lui faut attendre deux ans avant de retrouver une place dans une maternité de Budapest, la ville natale de son père. Mais là-bas, on lui interdit de parler de lavage de mains. Pas d'histoires… En 1861, il publie un livre auquel il a travaillé secrètement pour justifier sa doctrine : L'Étiologie de la fièvre puerpérale, son essence et sa prophylaxie.« Ce ne sont pas mes sentiments qui sont en question, mais la vie de ceux qui ne prennent pas part à la lutte. Ma consolation est dans la conviction d'avoir fondé une doctrine sur la vérité. »
Ignoré, incompris, méprisé, le malheureux Semmelweis sombre dans une détresse terminale. En juillet 1865, il trouble une séance de la faculté médicale de l'université de Budapest en lisant le serment des sages-femmes. Des confrères le conduisent à la maison des aliénés de Vienne. Ce n'est pas son délire qui va le tuer mais une infection contractée en se piquant le médius lors de l'autopsie d'un nouveau-né. Lymphangite… péritonite… pleurésie… Philippe Ignace Semmelweis connaît le chemin de la maladie. Il est le premier médecin à l'avoir retracé. Il meurt le 14 août 1865 d'une pyohémie, un mal dont il avait circonscrit certaines causes sans que personne consentît à l'entendre dans son traité L'Étiologie de la fièvre puerpérale, où il écrivait: «La fièvre puerpérale est une variété de pyohémie.»

« Toujours deux ou trois martyrs »
C'est seulement après la mort de Semmelweis que fut élaborée la théorie des infections microbiennes. En France, il connaîtra quelques décennies plus tard une réhabilitation et une gloire posthume bien particulière.« Le Pr Chauffard, en nous faisant l'honneur d'argumenter notre thèse, remarquait avec beaucoup de justesse qu'à l'origine de chaque découverte il y avait toujours deux ou trois martyrs », écrit Louis Destouches en juin 1925 dans La Presse médicale. Âgé de 31 ans, le jeune médecin, entré dans la carrière en 1919, n'est pas encore connu en littérature sous le nom de Louis-Ferdinand Céline. Un an auparavant, il a soutenu à la faculté de médecine de Paris une thèse de doctorat consacrée à Philippe Ignace Semmelweis.
Dans sa thèse, le Dr Louis Destouches force un peu sur l'épouvante. Pour la seule année 1846, il avance le chiffre de 96 % de mortalité parmi les accouchées de la maternité du Pr Klin. Quelques semaines après la publication de son article dans La Presse médicale, le Dr Tiberius de Györy, professeur à l'université de Budapest et éditeur hongrois de Semmelweis, adoucit ces statistiques tout en confessant son admiration pour le travail du jeune hygiéniste. « La vérité - comme l'a dit, du reste, M. Pinard - est que la mortalité atteignit le chiffre de 16 et de 31 pour 100 (respectivement dans la maternité de Bartch et dans celle de Klin, NDRL). Il faut se contenter de ses horribles chiffres. » Ainsi Tiberius de Györy corrige-t-il Louis Destouches en invoquant la leçon inaugurale sur Semmelweis faite à la clinique obstétricale Baudelocque de Paris, le 9 novembre 1906, par le Pr Adolphe Pinard, un des pères de la puériculture moderne. Repris dans La Presse médicale la même année, ce cours magistral donne du destin du médecin tombé dans la folie après avoir été chassé à deux reprises de l'hôpital général de Vienne, une première fois en 1846, une seconde en 1849, une version plus mesurée, mais moins poignante et lyrique que celle de Céline.

Quand Céline raconte Semmelweis
« Klin réussit dès les premiers temps à grouper, dans la faculté même, un grand nombre d'adversaires résolus de la nouvelle méthode (…). Cinq médecins seulement s'élèvent à la hauteur de Semmelweis (…). Tout de suite, on les détesta. Mais la déception la plus grande dont on fut affecté dans ce groupe courageux devait être contenue dans les diverses réponses des professeurs étrangers (…). “Nous ne doutions pas, écrit Heller, que nous allions rencontrer, loin des jalousies et des rancunes locales, une pleine approbation de ceux qui ne manqueraient pas de trouver les expériences de Semmelweis pleinement concluantes. Hélas! (…) Aucun progrès ne couronne cet effort.”»
Louis-Ferdinand Céline, Semmelweis, « L'imaginaire », Gallimard, 1999, pp. 74-75.

Et aujourd'hui: gel hydroalcoolique pour l'hygiène
Les infections nosocomiales, c'est-à-dire contractées à l'hôpital, sont la hantise des médecins et des patients. Certes, les pratiques en matière d'hygiène n'ont fait que progresser au cours des cinquante dernières années, mais les patients opérés et hospitalisés sont aussi de plus en plus âgés et fragiles, donc plus à risque. Les hôpitaux se sont dotés de Clin, comités de lutte contre les infections nosocomiales, qui surveillent le respect des règles d'hygiène. Pour ce qui est du lavage des mains, les soignants disposent désormais de gel hydroalcoolique pour se désinfecter les mains systématiquement avant chaque examen médical. Il s'agit d'une procédure recommandée par l'OMS car elle est plus rapide et plus efficace qu'un lavage avec de l'eau et un savon antiseptique. Ce gel permet d'améliorer le respect des recommandations relatives aux bonnes pratiques d'hygiène.


Sébastien LAPAQUE
Le Figaro, 5 août 2012.

mercredi 21 décembre 2011

Semmelweis : biographie ou autobiographie ? par Johanne Bénard (1985)

Il a vécu, lui si sensible, parmi des lamentations si pénétrantes que n'importe quel chien s'en fût enfui en hurlant. Mais ainsi, forcer son rêve à toutes les promiscuités, c'est vivre dans un monde de découvertes, c'est voir dans la nuit, c'est peut-être forcer le monde à entrer dans son rêve. (La Vie et l'oeuvre de Philippe Ignace Semmelweis, p. 52)

Est-ce le propre de l'oeuvre de Louis-Ferdinand Céline que de nous échapper ? L'histoire de la critique célinienne est somme toute l'histoire d'une conquête. À côté des romans comme Voyage au bout de la nuit et Mort à crédit, on a peu à peu découvert ces autres romans qui avaient reçu en leur temps un plus ou moins bon accueil : de Guignol's band à la dernière trilogie (1), en passant par Féerie pour une autre fois. Et surtout, on a levé depuis peu l'interdit qui pesait sur les pamphlets antisémites. Il ne s'agit plus maintenant de condamner, d'excuser ou encore d'ignorer le pamphlétaire; des études comme celles de Kristeva ou de Muray (2) ont replacé les pamphlets dans le corpus célinien, tentant de réconcilier ce qui avait longtemps paru irréconciliable, soit le contenu réactionnaire d'un discours fascisant et la modernité d'une écriture. Et tous d'y aller de leur « analyse » du sujet célinien. Derrière les textes ou dans les textes, c'est l'homme qu'on cherche, c'est cet homme divisé, déchiré ou au bord de la psychose que l'on veut comprendre et expliquer. Effet de mode ? Quoi qu'il en soit, cela nous aura permis de reconstituer l'oeuvre célinienne — dans sa continuité ou peut-être dans sa discontinuité. Il faudra la relire.

Alors, de toute urgence et de toute évidence, nous devons, sur cette lancée, retourner voir la thèse médicale de Céline, la Vie et l'oeuvre de Philippe Ignace Semmelweis, qu'on a lue un peu vite. Si, à la différence des pamphlets, cette thèse n'a pas été mise à l'index, à leur instar, on l'a considérée comme une oeuvre marginale dans le corpus célinien. Publiée il n'y a pas si longtemps dans les Cahiers Céline parmi des articles de médecine, parfois techniques, d'autres fois plutôt polémiques (3), son statut paraît aussi ambigu que celui des pamphlets. Peut-elle, au même titre que les romans, être étudiée comme un texte célinien ; n'est-ce pas Louis Destouches, et non L.-F. Céline, qui l'a signée ? Nous sommes en 1924, presque une décennie avant le Voyage au bout de la nuit, c'est-à-dire bien avant que Louis Destouches ne devienne Céline; Semmelweis serait à strictement parler un texte célinien avant la lettre, soit peut-être un document tout juste bon pour l'analyse du sujet célinien. Toutefois, et on l'oublie trop souvent, cette thèse, après avoir été publiée la même année sous une forme abrégée dans la Presse médicale (4), a été publiée en 1936, intégralement cette fois et sous le seul titre de Semmelweis, avec Mea culpa (un court pamphlet que Céline écrit à la suite d'un séjour en U.R.S.S.). Précédée d'une nouvelle préface, cette œuvre médicale vient alors, d'une certaine manière, prendre sa place dans le corpus célinien: entre Mort à crédit et Bagatelles pour un massacre. Il n'en fallait pas plus pour que nous décidions de l'étudier autrement que comme un discours médical, pour que nous nous autorisions, dans le cadre de cet article, à la lire comme un texte célinien ou, plus particulièrement, comme un récit célinien (5).

La Vie et l'oeuvre de Philippe Ignace Semmelweis n'a absolument rien d'une thèse de médecine technique, à tel point que l'on s'étonne qu'elle ait pu constituer l'examen final du Dr Destouches. Il s'agit essentiellement et uniquement de la biographie de Semmelweis (1818-1865), ce médecin hongrois, grand précurseur de Pasteur, qui, pour avoir trouvé dans la désinfection des mains des accoucheurs le remède à la fièvre puerpérale, aurait été persécuté et aurait sombré dans la folie. De surcroît, il s'agit d'une biographie romancée, dont on a vite reconnu les erreurs, au niveau des dates comme des faits. La valeur de ce texte serait-elle plus littéraire que médicale ?



Johanne BÉNARD
Études littéraires, vol. 18, n° 2, 1985, p. 263-292.


Louis-Ferdinand Céline, Semmelweis, Gallimard, 1999.
Commande possible sur Amazon.fr.


Notes
1 - On a ainsi relu et découvert les trois derniers romans de Céline (D'un château l'autre, Nord et Rigodon) dans l'excellente édition critique de Henri Godard (Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1974).
2 - Après différents articles, un livre de Julia Kristeva dont les derniers chapitres sont consacrés à Céline (Pouvoirs de l'horreur, essai sur l'abjection, Paris, Seuil, Tel Quel, 1980, pp. 155-248). Et celui de Philippe Muray : Céline (Paris, Seuil, Tel Quel, 1981).
3 - Cahiers Céline 3, Paris, Gallimard, 1977 (textes réunis et présentés par Jean-Pierre Dauphin et Henri Godard). Toutes nos références entre parenthèses renverront à cette édition.
4 - Cette version figure également dans les Cahiers Céline: «les Derniers Jours de Semmelweis», pp. 81-94.
5 - Pour cette raison, nous nous permettrons de parler de la thèse de Céline, même si elle a été d'abord signée par Louis Destouches.

lundi 26 mars 2012

Louis-Ferdinand Céline et la pharmacie par Lucie Coignerai-Devillers (1986)

Le hasard a fait tomber entre nos mains une publication, certes déjà ancienne, sur Louis-Ferdinand Destouches, docteur en médecine, plus connu sous son nom de plume de L.-F. Céline (1894-1961) : le n°3 des Cahiers Céline (Gallimard, 1977) où sont réunis des textes médicaux de cet auteur présentés par J.-P. Dauphin et H. Godard. Il nous a paru intéressant d'en dégager un aspect peu connu de l'oeuvre de cet écrivain hors série : sa contribution aux industries pharmaceutiques, au double titre de chercheur et de rédacteur publicitaire.
Déjà, la lecture de sa thèse nous entraîne dans un univers bien étrange. Sa rédaction dans un stle qui annonce le Voyage au bout de la nuit, voire Bagatelles pour un massacre, correspond bien peu à celle qui est de tradition dans ce genre de travaux. Le sujet en est connu. Épouvanté de la mortalité effroyable par septicémie qui frappait les parturientes des hôpitaux de Vienne, Semmelweis en vient à déterminer que l'infection est propagée par les mains sales des étudiants, qui effectuent des touchers sans se désinfecter les doigts : 40 % d'accouchées en meurent. Lorsqu'elles sont soignées par des infirmières aux mains désinfectées, le taux de mortalité par puerpérale tombe à 0,2 % ! Mais l'opposition des grands patrons est féroce et Semmelweis engagera un combat dans lequel sa raison sombrera. Telle qu'elle est retracée par Céline, la fin hallucinante de Semmelweis, jetant des morceaux de chair de cadavre sur les étudiants, est tellement outrée que les médecins hongrois enverront une protestation à l'Académie de Paris.
Moins connu est un autre travail du Dr Destouches-Céline : menant une carrière en « dents de scie » qui va de l'exercice médical privé aux dispensaire d'hygiène sociale, puis à la collaboration « alimentaire » aux industries pharmaceutiques, il met au point et présente au public une spécialité, la Basedowine, ainsi composée :
- poudre d'ovaires : 0,075
- extrait thyroïdien : 0,05
- monobromo isovalerylurie : 0,15
- extrait acéto-soluble d'hormone ovarienne : 0,01(pour un comprimé).
Le produit est enregistré au Laboratoire National de contrôle des médicaments en 1933 sous le n° 343-4 et commercialisé par les Laboratoires R. Gallier, 1 bis, place du Président-Mithouard, Paris VIIe. Il restera en vente jus qu'en 1971.
Selon son auteur, la Basedowine est efficace contre le Basedow fruste et léger, le nervosisme thyroïdo-ovarien, si fréquent dans la population féminine des villes et des campagnes, les règles douloureuses ou irrégulières, la ménopause naturelle ou artificielle. Un bel encart reproduit dans les Cahiers Céline traduit très fidèlement et très agréablement cette notion d'équilibre retrouvé.
En 1925, Céline- Destouche avait publié chez Doin un ouvrage sur La quinine en thérapeutique qui fut traduit en espagnol, en italien et en portugais.
De l'exercice classique de la profession à ses incursions dans la médecine sociale et à ses travaux cités ici, on devine que Céline, plus que médecin, se voulait chercheur. Deux communications de lui à l'Académie des Sciences sur Convoluta Roscoffensis (1920) et Galleria Mellonella (1921) ont été ainsi jugées par le Pr André Lwolff : « L'une et l'autre publications portent témoignage d'une certaine hâte et d'une naïveté non moins certaine dans la pensée et dans l'expression. L'ensemble correspond assez bien à cette image du chercheur que l'écrivain, sans ménagements, tracera dans le Voyage et qui, paradoxalement, est sa propre image... Nul ne regrettera qu'il ait sacrifié le métier de chercheur à celui d'écrivain. Sa contribution à la science eût difficilement pu égaler en valeur et en originalité son apport aux lettres, qui est considérable ». (Figaro littéraire, 7-13 avril 1969).
J'ai eu le bonheur de rencontrer une dame très âgée, d'une mémoire et d'une intelligence remarquables, qui, femme du chirurgien-chef de l'hôpital de Saint-Denis, eut le privilège de rencontrer le Dr Destouche : elle garde de lui le souvenir d'un être courtois, doté d'une facilité d'élocution hors du commun et dégageant une « aura » extraordinaire. Peut-être n'était-il pas inutile de rappeler l'incursion que ce littérateur de choc fit dans le domaine pharmaceutique.

Lucie COIGNERAI-DEVILLERS
Revue d'histoire de la pharmacie, 74e année, n°269, 1986. pp. 137-139.

> Télécharger cet article (pdf, 4 pages)

mercredi 25 novembre 2009

Quand Céline plonge dans la médecine

Sud-Ouest.fr, 25/11/2009 : Vendredi, la thèse d'obstétrique de l'auteur de « Voyage au bout de la nuit » sera mise en scène à l'Atrium de Dax.

Vendredi soir, l'ombre de Louis-Ferdinand Céline planera au-dessus de l'Atrium où la compagnie Arguia présentera l'un de ses textes mis en scène par Cathy Castelbon. Un texte qui n'appartient cependant pas à l'oeuvre littéraire, à proprement parler, de l'auteur puisqu'il s'agit de sa thèse de médecine sur l'obstétrique. Un travail soutenu en 1924 et dans lequel l'auteur décortique une découverte majeure qui, en son temps, a bouleversé les ordres établis de la médecine : celle de Semmelweis. Un savant Hongrois du XIXe siècle qui a tenté de montrer, contre vents et marées, qu'il fallait se laver les mains avant de procéder à l'accouchement des femmes.

Cette pièce est présentée comme une enquête. Quels sont les fils de cette « intrigue » qui sera jouée sous la forme d'un monologue ?

Cathy Castelbon. En fait, on suit la réflexion de Semmelweis. On découvre petit à petit ce qui le conduit à s'intéresser à la propreté des mains des médecins accoucheurs. On avance avec lui dans ses découvertes comme dans les fausses pistes.

Qu'est-ce qui le met sur la voie ?
Il constate qu'entre deux maternités côte-à-côte, la mortalité des femmes n'est pas la même. Dans l'une, il n'y a que des sages-femmes qui gèrent les accouchements. Dans l'autre, il n'y a que des étudiants. Et la mortalité est plus importante dans la maternité des étudiants. Alors, il échange les sages-femmes avec les étudiants, et il s'aperçoit que la mortalité suit ces derniers.

Quel rapport avec la propreté des mains ?
À cette époque, seuls les étudiants ont le droit de disséquer des cadavres. Et il se trouve qu'après une dissection, ils allaient accoucher les femmes. Mais sans se laver les mains. Semmelweiss fait le rapprochement. Des mains sales peuvent contaminer.

Si le constat est évident, à l'époque il passe pour un fou.

C'est la dimension « politique » de la pièce ?
Il y a dans cette thèse un rapport au pouvoir. Il faut bien comprendre qu'à cette époque, on ne se lave pas les mains. Les autres savants ne comprenaient même pas ce qu'il racontait. En quelque sorte, Semmelweis disait que c'était de la faute des médecins. C'était inconcevable. On lui a même interdit d'exercer à Vienne.

Pourquoi Céline s'est-il intéressé à ce personnage ?
D'abord parce que Céline était médecin. Mais il ne faut pas oublier que c'était aussi un hygiéniste. C'était une obsession. Et dans cette thèse on retrouve déjà l'écrivain. Ainsi qu'une part de sa paranoïa.



Vendredi 27 novembre à 20 heures à l'Atrium de Dax, la pièce sera jouée pour la première fois avec le comédien Marc Chouppart, en résidence toute la semaine prochaine à Dax avec Cathy Castelbon.

05 58 909 909 ou www.dax.fr

mardi 8 mars 2011

Céline sous la faucheuse situationniste par Eric Mazet (II)

La première partie de cet article est à lire ici.

M. Bounan mentionne l’envoi de L’Église à Gallimard en 1929 et y voit la preuve d’un antisémitisme provocateur. Il oublie de dire que Céline avait également proposé Semmelweis à Gallimard. C’est le premier pamphlet de Céline, bien qu’il ne soit pas antisémite, bien qu’il soit même peut-être philosémite, puisqu’on soutient que Semmelweis était d’origine juive. Est-ce le seul intérêt du livre? C’est un livre qui s’en prend à la langue de bois de l’époque, aux abstractions politiques, aux discours médicaux, ceux qui cachent l’impuissance, le mensonge, la tricherie devant l’effort, le génie de vaincre la fatalité de la maladie et de la mort. Un premier texte “situationiste” en quelque sorte. Antisémite ou guignolesque, cet acte III de L’Eglise avec le personnage de Yudenzweck, caricature d’un diplomate international? Les Juifs n’y sont qu’un symbole parmi d’autres, comme le colon, le Russe ou le bourgeois. Yudensweck est plutôt sympathique. C’est son obligation de rationalité, sa soumission à une idéologie, son appartenance à un clan, qui le séparent de Bardamu, ce médecin plus amoureux de la danse que des chiffres, plus confiant dans le microscope que dans les commissions. L’acte III de L’Église tourne surtout la satire contre les grands fonctionnaires d’une administration internationale qui ne voient que l’intérêt politique des choses et qui font passer leurs communications savantes avant l’intérêt des individus, l’écoulement d’un produit sur le marché avant la santé des habitants du pays, et qui écartent les réalités si elles n’entrent pas dans leurs statistiques. Illustration de l’éternel combat de l’individu face à la société, ce texte demeure on ne peut plus actuel, et c’est pourquoi Jean-Louis Martinelli n’a pas craint d’en proposer une mise en scène en 1992 à Lyon et à Nanterre avec un succès surprenant.
M. Bounan évoque les lettres à Garcin, croyant prouver que Céline a fait semblant de s’intéresser à Freud parce qu’il était “à la mode”. C’est oublier que la pensée de Freud alors n’était guère “à la mode”dans le peuple ou chez les bourgeois, que très peu d’intellectuels en fait la connaissaient et s’y intéressaient. Même si “le jeu du délire” était “à la mode” dans le petit groupe des surréalistes, les théories de Freud ne seront vraiment connues en France qu’après la Seconde guerre mondiale, et dans ses interviews de l’époque Céline reprochera d’ailleurs à ses confrères d’avoir ignoré “l’énorme école freudienne”. Dans son Hommage à Zola , il lui rendra encore hommage. M. Bounan a une lecture sélective et une connaissance limitée. Il ne voit pas que Céline “fait le mac” avec Garcin, imite sa gouaille de proxénète. Qu’il en rajoute, se veut plus “jules” que lui, cherche à le bluffer. Qu’il joue à l’affranchi. Qu’il cherche à amuser. Dans chacune de ses lettres, Céline, en musicien, essaie son instrument.
M. Bounan reproche ensuite la bienveillance de Céline envers les arsouilles, les marginaux, les voyous, ne décelant dans cet intérêt provisoire qu’un désir de pouvoir et d’argent pour échapper au monde du travail. C’est oublier que de Villon à Hugo, de Bruant à Rictus, et même Élie Faure, beaucoup se sont intéressés aux marginaux, et pas seulement pour leur langage, mais aussi pour leur refus d’une société à la morale mortifère. Dans le travail de galérien de Céline, dans ses pyramides de dentelles et ses opéras de souffrance, M. Bounan ne voit qu’un désir d’argent facile et de maquereautage. Qui peut croire que Céline, comme médecin et comme écrivain, échappait au monde du travail? M. Bounan souffre peut-être de “la vie innommable” au point qu’il veuille se mesurer à Céline, se croire meilleur médecin et meilleur écrivain que lui. Son opuscule, qui n’innove en rien, n’est guère probant. Il appartient plutôt à la génération des “nouveaux céliniens”, ces thésards qui confondent la compilation et la paraphrase, le détournement, les critères de moralité ou de politique, avec la véritable recherche personnelle, la proposition d’une thèse enrichissante, qui font leur carrière grâce à Céline, en crachant dessus, comme M. Bounan sort de l’anonymat et de l’insignifiance en se servant du nom de Céline. Un ténia qui réclame des purges.
Céline a joué avec sa biographie? La belle histoire! Quelle découverte! Depuis 1963, la revue L’Herne, Marcel Brochard, nous savons tout cela. Qui croit-il surprendre, M. Bounan? Un brelan de benêts qui ne sauraient pas encore que tout art est transposition? Que le réalisme est le pire des mensonges? Que les biographies sont aussi infidèles que les traductions? Depuis Rousseau et Chateaubriand, Cendrars ou Malraux, quel écrivain n’a pas joué avec son histoire, puisque sa véritable vie est dans ses livres? M. Bounan n’a sans doute vu dans le naturalisme de Zola que la tarte à la crème du réalisme. Qu’il retourne au lycée ! Qu’il relise l’Hommage à Zola où Céline traite Hitler de dictateur épileptique et son ministre de sous-gorille, en leur opposant la grandeur du naturalisme.
Quand M. Bounan parle des pamphlets de Céline, il ne précise pas lesquels. Semmelweis ? Voyage ? Mea Culpa ? L’Agité du bocal ? Entretiens ? Féerie ? Ou bien ne compte-t-il comme textes pamphlétaires que ceux qui contiennent certaines pages, certains chapitres contre les Juifs: les deux pamphlets du Front Populaire et celui de l’alliance germano-soviétique? Pourquoi préciser qu’ils sont “violemment” antisémites, alors que l’adjectif suffirait à lui seul, et qu’auparavant Céline fut “violemment” pacifiste, “violemment” anti-capitaliste, “violemment” anti-mandarin, qu’il peignit “violemment” parents et amis après s’être “noirci” lui-même “violemment”.
Nous n’employons pas les mêmes dictionnaires ni les même méthodes de lecture. Quand M. Bounan (p.56) nous dit avoir lu chez Céline (sans nous préciser où) “luxez le Juif au poteau ”, il transforme d’abord l’infinitif des Beaux Draps (p.197) en impératif, et l’extrait de son contexte pour feindre de comprendre “attachez et tuez le Juif au poteau”, comme un Indien ou un cow-boy dans un western. Restituons la phrase dans son chapitre: “Le communisme Labiche ou la mort! Voilà comme je cause ! Et pas dans vingt ans, mais tout de suite! Si on n’en n’arrange pas un nous, un communisme à notre manière, qui convienne à nos genres d’esprit, les juifs nous imposeront le leur, ils attendent que ça (...) Vinaigre! Luxer le juif au poteau! y a plus une seconde à perdre! C’est pour ainsi dire couru! ça serait un miracle qu’on le coiffe! une demi-tête!... un oiseau!...” Ou M. Bounan ne sait pas lire, ou il recopie des ouvrages de seconde main, ou il est de mauvaise foi. Il n’aurait pas dû ignorer que l’expression “luxer au poteau”, en argot parisien des champs de courses, voulait dire “battre au poteau”, “gagner” , “dépasser”, en parlant de chevaux. C’est ce sens là que l’expression a dans le texte. Cela me semble clair. Je n’interprète pas. Le Larousse des argots (Esnault, 1965) précise que “luxer”, en argot médical, veut dire “remplacer quelqu’un”. Céline poussait les Français à se montrer plus révolutionnaires que les juifs du Front populaire ne l’avaient été dans leur programme d’égalité sociale: “Abolition des privilèges! un 89 jusqu’au bout!” L’hyperbole des injures, la cruauté des portraits, rendent certains passages aujourd’hui difficiles, car les images atroces de l’Histoire ont dénaturé la charge caricaturale admise à l’époque, mais dans aucun de ses livres Céline ne réclame un “pogrom”, contrairement à ce que M. Bounan prétend (p.57). “Luxer au poteau” est d’ailleurs la seule expression qu’il ait trouvée. C’est peu sur les 906 pages des trois pamphlets incriminés. Pour recourir à un détournement et à une exploitation, aussi malhonnêtes, faut-il manquer d’arguments et de probité!
Quand j’ouvre au hasard un livre de Céline, ce n’est pas pour y prendre une leçon d’anarchisme, de nazisme ou d’antisémitisme. Je laisse cela aux masochistes et aux sadiques. Je prends Céline comme j’ouvre La Fontaine, Voltaire, Chateaubriand ou Baudelaire, qui eux aussi avaient certainement des idées politiques et sociales, mais qu’on ne lit pas pour approuver ou réfuter une idéologie. On les lit pour le plaisir, la poésie, le lyrisme, la langue, la drôlerie, la musique, la verve, le mensonge, la cruauté. Quand je relis Villon, quand je regarde un Caravage, quand j’écoute du Gesualdo, qu’ils fussent des assassins n’entrave pas mon plaisir, et je ne me sens pas coupable de complicité. Quand j’écoute La Flûte enchantée, si j’en connais le livret et en ai étudié les symboles, je me soucie peu alors de son “message” , et si je m’intéresse à la franc-maçonnerie, c’est ailleurs que je me renseigne. Quand Voltaire s’en prend aux Jésuites, je ne le tiens pas pour l’instigateur des massacres de bonnes soeurs pendant la Révolution. Quand je lis Pauvre Belgique de Baudelaire, je ne me demande pas s’il a inspiré les massacres de Belges par les Allemands ou par les Congolais. Quand je lis Rousseau, Vallès ou Zola, je ne le les tiens pas pour responsables des millions de morts en Russie, et quand j’écoute un poème d’Aragon, je ne pense pas au Guépéou, à Staline et au Goulag. J’avoue que la littérature ou la poésie l’emportent à ce moment- là sur la politique et sur l’histoire. Ce n’est pas que je lise ces auteurs pour leur style seulement, leurs idées m’intéressent, mais je ne vais pas les partager ou y adhérer forcément.
Les pages de Bagatelles qui retiennent l’attention de M. Bounan ne sont pas les mêmes que celles qui m’attirent. Je lui laisse les phrases illisibles, aujourd’hui encore plus qu’hier; qu’il me laisse les phrases qui parlent d’esthétique. Elles sont plus nombreuses que les siennes. Qu’il me laisse les pages, si prophétiques hélas, si poétiques aussi, sur la Russie. Qu’il me laisse les ballets sans paroles. Qu’il me laisse les idées sur le lyrisme, la littérature, le cinéma, la danse, idées tellement importantes que Céline dut les reprendre dans Entretiens. Cela suffit au génie de Céline, et à mon plaisir personnel. M. Bounan et moi, nous ne lisons pas le même Céline, et chacun a le sien, et jusque dans un même ouvrage, ce qui prouve la richesse de ce poète. Je laisse son Céline aux historiens, aux sociologues, à l’ homo politicus, et je plains M. Bounan de s’ infliger tel supplice à sa lecture.
M. Bounan fait de Céline un “dénonciateur” de Juifs pendant l’Occupation, ce qui serait impardonnable, mais ce qui est pure diffamation, fondée sur les démêlées de Céline avec Rouquès, Mackiewicz, Desnos, Cocteau, Lifar. Je ne sais pas si le premier était juif, mais il était bien connu des Allemands pour son engagement politique, et Céline ne pouvait donc rien leur apprendre. Les autres n’étaient pas juifs. Les deux derniers cités étaient festoyés par l’occupant et ne couraient aucun risque. Aucune de ces “dénonciations” n’eut le moindre effet. M. Bounan suggère pourtant que Desnos est mort en déportation à cause de Céline. Couronnement de la calomnie! Desnos, qui n’était pas juif mais breton depuis Saint Louis, écrivait dans Aujourd’hui, un journal “résistant dans la collaboration”, quand il traita Céline d’alcoolique, alors qu’il le connaissait. Etre comparé à Henry Bordeaux, passe encore, mais être accusé de chercher dans l’alcool son inspiration! Et par qui? quel bouffon? C’était trop! Céline demanda à ce journaleux apointé d’afficher sa carte du Parti, sa photo de face et de profil, sa tête d’alcoolique, au lieu de se cacher sous une signature. Ceci se passait le 3 mars1941, bien avant la rupture du pacte germano-soviétique. Desnos ne fut inquiété qu’en 1944 et, selon le témoignage de sa veuve, fut arrêté à cause d’un tract qu’Aragon lui avait donné.
M. Bounan suggère encore que le témoignage de Chamfleury est d’une “aimable” complaisance, sans aucune preuve à l’appui, ce qui l’ autorise à remettre en doute l’honnêteté de ce témoin. Chamfleury n’est pas le seul résistant à avoir témoigné en faveur de Céline. Je ne connais pas l’âge de M. Bounan. Peut-être est-il bardé de médailles, d’exploits dans la Résistance. Mais il y a aussi les témoignages du Dr Tuset, de Pétrovitch, qui ont risqué cent fois leur peau pour que des gens comme M. Bounan puissent écrire aujourd’hui en français. Il parle également de l’amitié de Tixier-Vigancour (sans ”t” final, ce serait mieux!) avec Céline, qu’il n’a vu que deux fois, et il passe sous silence la défense de Maître Albert Naud, sans doute parce qu’il était résistant. Le livre de M. Bounan, pour finir, ressemble fort à un pamphlet, dans le genre Kaminsky, actualisé, moins moscoutaire (c’est démodé), mais n’apprend rien au célinien et déçoit le chercheur. Non le pamphlet de haute graisse, de grand style, mais le pamphlet de style mesquin et insidieux. Qu’il se rassure ! Son pamphlet aura du succès auprès des lecteurs pour qui Céline est le salaud intégral de la littérature française. Formés dans des livres de classe mitonnés par des sorbonnagres, les lecteurs ne manquent pas, pour se gaver de 40 francs de jalousie chafouine.
Dans son chapitre intitulé “Histoire d’une reconquête”, M. Bounan rejoint, ne lui déplaise, ce que pensait Céline sur bien des points. Les véritables responsables des massacres qui ont ensanglanté notre XXe siècle se sont toujours cachés derrière les guignols qu’on propose à la foule pour l’empêcher de réfléchir aux véritables causes des misères. Relire Mea Culpa. Je me perds totalement dans le chapitre sur le “révisionnisme” où M. Bounan évoque des déclarations, des querelles, des reniements, dont j’ignore tout. M. Bounan règle des comptes avec l’équipe de la librairie La Vieille Taupe. J’ai longtemps habité en face, rue des Fossés Saint-Jacques. J’y avais acheté un Céline en chemise noire de Kaminsky. Je m’étais demandé si ce n’étaient pas les mêmes barbus qui avaient publié en 1984 une édition pirate de Mea Culpa, préfacé par un texte “situationniste” qui reprochait à Céline son “anti-humanisme”, au nom de l’Internationale des dépossédés. Est-ce bien intéressant? Ces histoires de groupuscules soixante-huitards nous semblent bien dépassées. L’énorme calèche emballée de l’Histoire a renversé dans les ornières tous les postillons qui rêvaient d’en être le cocher.
Je ne sais pas grand chose du Situationnisme, même si j’ai rencontré Guy Debord quelques fois au Troumilou, bistrot sympa des bords de Seine. Il cherchait à convertir quelques bouquinistes qui en savaient plus que lui sur l’utopie de l’anarchie ou sur la forfaiture du marxisme. Ils y avaient abandonné bien des désillusions et les avaient plus chèrement payées que notre intellectuel. Gavés du livresque fourgué à bas prix, ils trouvaient ce gros matou de Debord bien bavard et abstrait. Il préférait Machiavel à Dante et Léon Bloy à Céline. Il préférait la politique à la littérature, la religion à la poésie. Cela nous séparait. Comme son besoin d’alcool et mon goût pour le thé. Il prophétisait une guerre en Europe en descendant son litre de beaujolais. Un suicide en public, et un cas médical. Il se croyait suivi, se voyait assassiné. C’était un romantique en fait. J’aimais bien l’écouter, c’était un spectacle. Je suis bon public.
Le dernier chapitre de M. Bounan, son épilogue, si célinien encore, me touche, car ce n’est plus de la parade anti-célinienne, facile, gagnée d’avance auprès de lecteurs pressés. La disparition des baleines est sans doute plus grave que la disparition des Gaulois. A-t-il lu le début de Scandale aux abysses sur le massacre des phoques? Je suis prêt à le suivre sur la catastrophe écologique de la planète pour l’ intérêt de quelques psychopathes. Dommage que M. Bounan n’ait pas osé ou pas pu les nommer précisément comme il dénonce les “vrais” et “seuls” responsables de la Deuxième guerre mondiale. Encore une diversion? Je referme ce livre qui ne m’a rien appris, et je regarde encore une fois la couverture. M. Bounan connaît-il le tarot de Marseille? Son choix de la treizième lame, après tout, s’avère n’être pas si mauvais. C’est à vrai dire ce que le livre présente de mieux. Car la XIIIe lame du Tarot ne symbolise pas tant la noire camarde, la faucheuse blême, la rouge guillotineuse, mais personnifie le travail de deuil, le renoncement à la matière pour accéder à une initiation, par une évolution spirituelle. Carte du dépouillement, du mouvement, de la transformation. En cela donc, très célinienne, très poétique...

Éric MAZET
Le Bulletin célinien, n° 175, avril 1997, pp. 15-22.

Michel Bounan, L’art de Céline et son temps, Éd. Allia.

vendredi 30 mars 2012

Destouches avant Céline : le taylorisme et le sort de l'utopie hygiéniste (1988)

La mission Rockefeller, Rennes, 1918 (Céline est 2é en partant de la gauche)
Destouches avant Céline : le taylorisme et le sort de l'utopie hygiéniste.
(Une lecture des écrits médicaux des années vingt)
par Philippe ROUSSIN

Résumé
Philippe Roussin : Destouches avant Céline : le taylorisme et le sort de l'utopie hygiéniste (une lecture des écrits médicaux des années 20). L'article se propose de mettre en perspective les écrits hygiénistes de Louis-Ferdinand Destouches (1894-1961) contemporains des débats des années 20 sur le taylorisme et le fordisme. Il interroge quelques-unes des voies de pénétration en France des thèses nord-américaines en matière de rationalisation médicale. Celle-ci, contre la médecine libérale, est ici pensée à partir des «modèles» offerts par la rationalisation industrielle, lesquels conduisent à proposer des définitions de la santé et de la maladie essentiellement référées au monde de la production. L'article est également une contribution à la généalogie du discours social et utopique du romancier que devait devenir Destouches sous le pseudonyme de Céline.

Les écrits médicaux de L.-F. Céline (1894-1961) constituent l'objet spécifique de cette étude. Pour être précis, il convient d'ailleurs de ne parler que de Louis-Ferdinand Destouches, Céline étant, comme on le sait, le pseudonyme que l'écrivain s'est donné en 1932 lorsqu'il a fait paraître Voyage au bout de la nuit, son premier roman, tandis que les articles, mémoires, notes dont il est ici question ont été rédigés entre 1925 et 1933, au cours des années où Destouches poursuivait et comptait réussir une carrière d'hygiéniste (1). Cette précision appelle plusieurs remarques sur la méthode suivie et la définition du corpus. Littéraire par son origine disciplinaire, cette étude s'attache à des textes : leur interprétation nécessite leur mise en rapport et leur confrontation avec d'autres séries non textuelles, en particulier historiques, sans quoi ces produits de la conjoncture seraient difficilement intelligibles, mais leur lecture demeure l'objet dernier de l'analyse et l'unité du corpus corrige l'apparence de dispersion thématique : ce travail porte essentiellement sur les textes de médecine sociale (2).
Trois raisons sont responsables d'un tel choix. D'abord une unité certaine, au départ professionnelle, de la position énonciative. Ecrits dès 1925, dans le cadre du Bureau d'Hygiène de la Société des Nations à Genève, puis à partir de 1929, au titre de son activité de médecin consultant attaché au dispensaire municipal d'hygiène d'une commune populaire de la banlieue parisienne, ces textes, au nombre d'une vingtaine, par-delà la diversité des supports où ils paraissent, celle de leur objet (Ford et le service médical, la réforme de l'enseignement de l'hygiène, les assurances sociales, la médecine de dispensaire) ou de leurs destinataires, relèvent d'une même finalité, propre à l'entreprise de persuasion où se trouve alors explicitement engagé leur auteur pour le compte de la profession : rallier l'opinion médicale à la rationalisation, et doivent se lire relativement à la fonction de persuasion du discours par rapport à quoi ils s'organisent. C'est ce critère formel qui a fait ne pas traiter dans cette étude les textes postérieurs, de fiction ou polémiques, qui sont cependant solidaires des écrits médicaux par la place de signifiant central qu'ils réservent à la maladie ou la vision de la communauté qu'ils portent (et avec lesquels, en retour, ces écrits médicaux entretiennent une proximité due à leur dimension de projet utopiste ou de fiction) (3). Ensuite, produit de l'immédiat après-guerre, dans le climat des débats suscités par le taylorisme et le fordisme, ce corpus participe, par le biais de la propagande en faveur de la rationalisation médicale, de la littérature émanant des courants tournés vers les Etats-Unis et voués à l'apologie de la modernisation industrielle et sociale (la critique du régime libéral de la santé y est d'ailleurs conduite au nom d'une congruence entre rationalisation du travail et rationalisation de la médecine) ; en ce sens, ces textes peuvent être tenus pour un exemple des réceptions européennes du taylorisme et du fordisme dans l'ordre médical, avec les conséquences qu'introduit cette référence pour les choix ultérieurs, lorsqu'ils portent sur des solutions politiques extrêmes. Enfin, ils contiennent des informations suffisantes pour cerner l'intérêt qu'un sous-groupe de la profession médicale, tel celui des médecins de santé publique engagés dans la lutte contre les « fléaux » sociaux, lointains héritiers des hygiénistes du XIXe siècle, peut avoir à être associé à une telle entreprise en faveur de la modernisation, comme les formes de sa déception (pour Céline, ce seront l'entrée en littérature et le ressentiment pamphlétaire) lorsque ces alliances hors de la profession ne produisent pas les effets escomptés sur le déroulement de la carrière.
Avant d'aborder les modalités du soutien à la rationalisation, puis l 'influence du taylorisme sur les conceptions de la santé et de la maladie propres au médecin de santé publique que fut Destouches et de traiter des contours de l'utopie que dessine cet hygiénisme tardif de l'entre-deux-guerres, il convient de préciser quelques données relatives à son accession à la profession médicale, au déroulement de sa carrière, ainsi qu'à sa vision de la profession.

A Rockefeller medicine man
L'accès à la profession
La carrière de Céline a connu les effets de la position subalterne du segment de la profession médicale auquel il a appartenu en tant qu'hygiéniste et elle a épousé les principaux détours de l'histoire de la santé publique — les « lenteurs », en particulier, qui, dans la France de l'entre-deux-guerres, se font sentir dès que l'Etat, avec la paix, en revient, en matière de lutte contre les
« fléaux sociaux » (tuberculose, alcoolisme, syphilis), à son non interventionnisme d'avant le conflit. Pourtant, et quoi qu'il en soit de la vocation médicale et de son récit rétrospectif, ce n'est pas une fois devenu médecin que Louis-Ferdinand Destouches s'est orienté vers la lutte contre les « fléaux sociaux » ; ce sont, au contraire, imposées par la guerre, les nouvelles conditions de la mobilisation sociale contre ce type de maladies qui ont entièrement déterminé son accession à la profession médicale, dans les années où la recrudescence de la mortalité par tuberculose, entre 1916 et 1919, incitait la France à se doter, à l'exemple de l'Allemagne, d'un dispositif (prophylaxie, dispensaires d'hygiène sociale, sanatoriums) permettant d'endiguer la maladie [9] [15] [16]. C'est en 1918 que ce certifié de l'école primaire a été recruté, dans le cadre de sa croisade antituberculeuse, par la Mission Rockefeller qui, on le sait, met en oeuvre au titre de l'aide américaine, de 1918 à 1923, une politique de dépistage et de prévention de la maladie avec des moyens et des méthodes qui rompent avec le régime traditionnel de l'assistance (4). Intégré aux équipes mobiles cinématographique, il se fait conférencier populaire, parcourt les départements de l'Ouest avec la roulotte d'hygiène de la Mission, délivre plusieurs causeries journalières devant des publics scolaires et ruraux et participe aux campagnes d'information auprès des élites locales. L'expérience et le nouveau champ ouvert à l'intervention médicale, joints à l'abaissement momentané des barrières sociales consécutif au conflit et aux chances de mobilité sociale ainsi offertes (notamment par le biais des facilités accordées aux combattants de conduire un cursus universitaire en un temps réduit) expliquent qu'il puisse, après un mariage réussi, en 1924, devenir médecin, au terme d'une ascension sociale en d'autres circonstances impossible (5).
La trajectoire professionnelle épouse ensuite le sort des institutions qui, la paix revenue, succèdent à la Mission, les initiatives soutenues par la philanthropie nord-américaine en France et en Europe dans le cadre de l'aide à la reconstruction et le développement de l'appareil de santé publique français. En 1924, lorsque la mission américaine confie à un Comité national de défense contre la tuberculose le soin de poursuivre sa tâche, le nouveau médecin, deux semaines après la soutenance de sa thèse, rejoint, à Genève, la Section d'hygiène que vient de créer la Société des Nations, financièrement soutenue par la Fondation privée américaine (6).
De 1924 à 1927, il participe à la formation et aux échanges internationaux de personnels sanitaires mis en place par l'organisation internationale, alors en plein essor. En 1928, retour en France : après un stage de quelques mois à l'hôpital Laënnec dans le service de Léon Bernard (7), il devient médecin consultant attaché au nouveau dispensaire d'hygiène de Clichy, ouvert, comme nombre de ces établissements, dans la banlieue ouvrière parisienne, à la suite du vote de la loi sur les assurances sociales. Il le demeure jusqu'en 1937, date à laquelle la publication du pamphlet antisémite Bagatelles pour un massacre le contraint à la démission, avant qu'il ne soit nommé en novembre 1940, par Vichy, médecin-chef de dispensaire dans une autre commune de la banlieue de la capitale.
Un tel parcours est à plusieurs titres significatif : de l'origine sociale et culturelle des nouveaux professionnels et praticiens engagés après-guerre dans le domaine de l'hygiène publique — de la confirmation du rôle joué par une institution comme la Fondation Rockefeller à l'égard des personnes qu'elle s'attache dès 1917, auxquelles, au cours de la décennie suivante, elle va accorder nombre de bourses aux Etats-Unis et dont elle espère qu'ils seront les hérauts auprès de leurs compatriotes de la conception extensive de l'hygiène publique et de la rationalisation médicale qu'elle défend [31] — des voies de la pénétration, dans l'Europe en reconstruction, des idées nord-américaines sur le travail social et l'esprit public (8). S'agissant de Céline, la Fondation Rockefeller présente toutes les caractéristiques d'une instance de formation et de socialisation professionnelle («il sera dit que la Rockefeller remplira ma vie », confie-t-il en 1924 avant de rejoindre la SDN, cit. dans le premier volume de la biographie de F. Gibault, Céline, Mercure de France, p. 248) : l'organisation philanthropique décide de sa vocation, l'oriente vers l'hygiène sociale, lui assure un emploi tant qu'en France la lutte contre la tuberculose ne dispose pas de structures stables et que les lois sociales n'ont pas étendu le marché de la santé : jusqu'en 1928, les postes successivement occupés le sont au sein d'institutions liées, par un biais ou un autre, à la Fondation nord-américaine.
L'insertion professionnelle permise par la continuité d'une telle prise en charge remédie au défaut des possibilités offertes par une extraction sociale plus élevée et peut être considérée comme caractéristique des spécialistes de la lutte antituberculeuse : par sa formation qui combine apprentissage sur le terrain et cursus court, par le cadre public de sa pratique (il n'exercera pas en cabinet de ville), par son origine sociale également, Destouches est représentatif du personnel médical engagé dans la lutte contre la tuberculose, dont les historiens ont repéré l'apparition à cette époque en dehors du cadre libéral de l'hôpital : rapidement enrôlé
en 1918, il est hâtivement formé en 1928 dans un service hospitalier spécialisé avant de devenir un praticien de dispensaire [9] [16].
Sa nomination, après 1928, à un poste en France illustre la réalité de l'élargissement du marché de la santé qui offre à de nouveaux professionnels la possibilité d'embrasser des professions soignantes auxquelles leur extraction sociale ne leur permettait pas de prétendre, mais sa condition salariée en indique aussi les limites, au même titre que la nature publique de l'emploi qui fixe le rang des positions auxquelles il peut prétendre dans la hiérarchie de la profession [3].

Position des hygiénistes
Lorsque Destouches devient l'un d'entre eux, quelle est la situation de ces héritiers des hygiénistes du XIXe siècle que sont les médecins de santé publique, attachés aux bureaux d'hygiène municipaux et aux dispensaires de lutte antituberculeuse, dont la fonction a été instaurée par la loi sanitaire de 1902 ? Nous nous bornerons à rappeler quelques données connues.



Philippe ROUSSIN

Sciences sociales et santé, volume 6, n°3-4, 1988. pp. 5-48.


Notes
(1) La version initiale de cet article a fait l'objet d'une communication présentée lors du séminaire franco-soviétique consacré aux « Enjeux symboliques et sociaux de la santé », organisé à l'initiative de la Maison des Sciences de l'Homme et de l'Académie des Sciences d'URSS à Moscou, du 12 au 16 octobre 1987.
(2) On n'a pas considéré la thèse de médecine sur Semmelweis (1924), qui a fait l'objet de plusieurs commentaires, ni les textes de vulgarisation et de publicité. Sous le titre Semmelweis et autres écrits médicaux, la plupart de ces écrits, dont la liste figure en fin d'article, se trouvent rassemblés, depuis 1977, dans le troisième volume des Cahiers Céline publiés à la NRF. Au long de l'article, pour les différencier de la bibliographie, les textes qui constituent le corpus sont signalés par un système de renvois alphabétiques.
(3) Pour une lecture littéraire de la thèse sur Semmelweis, E. Roudinesco, « Céline et Semmelweis : la médecine, le délire et la mort », in Des psychanalystes vous parlent de la mort, O. Mannoni éd., Tchou, 1978 ; récemment, L. Finas, « L'étoile et le suaire », Revue des Sciences humaines, Médecins et littérateurs 2, numéro 208, 1987-4, Lille; voir également Ph. Bonnefils, «Passage Céline», Revue des Sciences humaines, Médecins et littérateurs, numéro 198, avril-juin 1985, Lille.
(4) L'histoire de cet épisode est désormais bien connue grâce aux travaux de L. Murard et P. Zylberman [29] [31] ; sur sa place dans l'histoire de la lutte contre la tuberculose, voir P.Guillaume [16], sur la Fondation américaine, E.Richard Brown [34]. Aide à l'installation et généralisation de dispensaires qui se différencient des traditionnels bureaux de bienfaisance, formation d'infirmières visiteuses d'hygiène, établissement d'une carte sanitaire, sensibilisation des édiles et de l'opinion constituent les aspects complémentaires du programme de la Mission. Les campagnes publiques d'information et d'éducation (par voie de tracts, de diffusion gratuite de littérature médicale, de conférences, de projections cinématographiques) qui doivent beaucoup aux procédés naissants de la publicité nord-américaine préfigurent les campagnes modernes de prévention. L'épisode témoigne de l'influence et de « l'avance » américaines : la Mission est conçue à l'image des programmes de santé publique - où s'investit alors l'essentiel de l'effort missionnaire américain à l'étranger - que la Fondation Rockefeller et sa commission internationale de santé ont commencé de lancer hors des Etats-Unis avant 1910, et qui représentent, avec l'engagement en faveur de la recherche et de la réforme des études médicales, l'un des volets de son action en vue de la rationalisation des services de santé, de l'intégration de leurs diverses composantes et du développement d'une médecine préventive et sociale.
(5) En tout cas rétrospectivement narrée comme " sortie " du milieu d'origine par l'alliance contractée : « on n'imaginait pas autour de moi qu'on puisse changer de milieu (...) je n'aurais jamais pu faire mes études de médecine si je ne m' étais pas marié. Je suis entré dans une famille médicale» (août 1961, entretien repris dans Cahiers Céline 2).
(6) L.F. Destouches a consacré sa thèse au « sauveur des mères » que décime la fièvre puerpérale, l'inventeur de l'asepsie, l'obstétricien autrichien Semmelweis. Parmi les membres du jury, figure notamment S. Gunn, le vice-président pour l'Europe de la Fondation Rockefeller, correspondant américain de l'organe des médecins hygiénistes, Le Mouvement sanitaire, grâce à qui il est mis en contact avec le directeur de la section d'hygiène de la SDN, Ludwig Rajchman.
(7) L'Hôpital Laënnec est, depuis le début du siècle, un établissement pilote de l'Assistance Publique en matière de lutte anti-tuberculeuse. Léon Bernard est le représentant de la France au Comité d'hygiène de la S.D.N. En 1928, il devient le premier titulaire de la Chaire de clinique phtisiologique, créée cette année-là avec le soutien du Conseil général de la Seine et de H. Sellier, futur ministre de la Santé du gouvernement de Front Populaire.
(8) Cf. parmi d'autres exemples, l'ouvrage d'A. Tardieu, Devant l'Obstacle : l'Amérique et nous (Paris, 1927).