jeudi 13 décembre 2012

« Céline a-t-il vraiment commencé comme ça ? » par Grégoire LEMÉNAGER - BibliObs - 12 déc. 2012

L'une des premières phrases les plus célèbres de la littérature française compte cinq mots. Et pourtant tout le monde se plante en la citant. Même Pierre Assouline. 

C’est quand même marrant, la première phrase de Voyage au bout de la nuit. C’est celle d’un des plus grands romans du XXe siècle. Elle tient en cinq mots. Ça n’est pas très long, cinq mots. Ça fait sept syllabes, si vous vous préférez compter en syllabes, comme les poètes (à côté, « Longtemps, je me suis couché de bonne heure » semble aussi interminable qu’une période de Proust).

C’est marrant, cette première phrase de Louis-Ferdinand Céline, parce que tout le monde la connaît. Tout le monde l’a en tête, tout le monde la répète, tous les journalistes l’utilisent quand ils ne savent pas comment attaquer un papier. Et personne n’est fichu de la citer correctement. Faites le test autour de vous. 90% des gens susceptibles de la savoir par cœur vous feront la même réponse, et cette réponse sera inexacte. Vous pouvez même interroger Pierre Assouline, tiens, puisqu’il en parle aujourd’hui sur son nouveau site :

« L’incipit du Voyage au bout de la nuit n’est peut-être pas aussi connu que celui de La Princesse de Clèves, de la Recherche ou de l’Etranger, mais tout de même. On en use souvent comme d’un clin d’œil ou un d’un signe de reconnaissance. »

On ne saurait mieux dire. Mais le patron de la République des Livres était-il trop pressé d’applaudir Jean-François Balmer, qui joue Bardamu sur la scène du Théâtre de l’Oeuvre à Paris? Voilà qu'Assouline rate son clin d’œil, comme un bleu :

« Cela ne pouvait décemment pas commencer autrement que par ‘‘Ça a commencé comme ça…’’ » 

Pas de bol. Les premiers mots de Voyage au bout de la nuit sont en réalité les suivants : « Ça a débuté comme ça.» On a beau savoir que Pierre Assouline est de l’Académie Goncourt, et que l’Académie Goncourt a toujours eu un problème avec Céline depuis qu’elle a refusé de lui donner son prix en 1932, ça n’explique pas tout. Car personne n'ira soupçonner ce biographe de Gaston Gallimard, auteur de « l'Epuration des intellectuels » et de toutes sortes d'articles sur la littérature du XXe siècle, de n'avoir pas lu et relu un roman comme Voyage. Ce qui explique quelque chose, c’est peut-être tout simplement le génie stylistique de Céline, pour autant que ces choses-là puisse s’expliquer: il fait semblant de parler comme tout le monde, mais il y arrive en n’écrivant comme personne. Oui, même dans une phrase aussi bête, aussi prosaïque, aussi peu coquette que « Ça a débuté comme ça. » 

"Céline: ça a débuté comme ça"D'un incipit l'autre

Parce qu’il préfère le « ça » du bistrot au « cela » qu’aurait employé n’importe quelle plume de la NRF ou du Mercure de France, on croit que le reste est à l’avenant. Et donc qu’il a tout naturellement utilisé  « commencé » plutôt que son synonyme « débuté », qui sans être pédant, est d’un registre un poil plus soutenu. En fait, non. Céline a fait un pas de côté sans que personne ne s’en rende compte. D'où le lapsus universel.
Il ne l’a d’ailleurs pas fait spontanément, ce pas de côté. Voir par exemple les explications de Pascal Fouché, à qui l'on doit un livre intitulé « Ça a débuté comme ça »:

« Ainsi la fameuse première phrase de Voyage au bout de la nuit, ‘‘Ça a débuté comme ça’’ apparaît-elle dans le manuscrit sous la forme ‘‘Ça a commencé comme ça’’; et c’est seulement sur la dactylographie que Céline a rayé le mot ‘‘commencé’’ pour le remplacer par ‘‘débuté’’, premier exemple d'un travail qui a fait d'une phrase qui aurait pu rester assez banale l'un des plus célèbres débuts de roman du XXe siècle. »

Longtemps plus tard, en 1957, quand Céline fera semblant d’avoir toujours ignoré la politique pour ne s’occuper que de sa « petite musique », il résumera son boulot d'écrivain avec l’image du bâton plongé dans l’eau :

« Si vous prenez un bâton et si vous voulez le faire paraître droit dans l’eau, vous allez le courber d’abord, parce que la réfraction fait que si je mets ma canne dans l’eau, elle a l’air cassée. Il vaut la casser avant de la plonger dans l’eau. C’est un vrai travail. C’est le travail du styliste. » 

Avec la première phrase de Voyage au bout de la nuit, on est dedans. Même Pierre Assouline. Plouf.

Grégoire LEMÉNAGER
BibliObs, 12 décembre 2012. 


PS. Pour ceux qui aiment la théorie du bâton :
Les premières phrases du roman publié en 1932 Les premières phrases du manuscrit vendu à la BnF en 2001
«Ça débuté comme ça. Moi, j’avais jamais rien dit. Rien. C’est Arthur Ganate qui m’a fait parler. Arthur, un étudiant, un carabin lui aussi, un camarade. On se rencontre donc place Clichy.» «Ça a commencé comme ça. Moi, j’avais jamais rien dit. Rien. C’est Bardamu qui m’a fait parler, c’était un médecin lui aussi, un confrère. Il me rencontre place Clichy.» 

2 commentaires:

  1. Deux remarques :
    1. Le "cela" remplacé par "ça", c'est (presque) tout le livre de Serge Kanony "Céline, c'est ça".
    2. La théorie du bâton plongé dans l'eau, si chère à Céline, ne viendrait-elle pas de La Fontaine qui dans sa fable "Un animal dans la Lune" nous dit : "Quand l'eau courbe un bâton, mais raison le redresse" ?

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  2. débuté, débuté, débuté... j'aurais parié, moi aussi, que la première phrase "commençait" par un verbe plus idiot.

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