mercredi 12 décembre 2012

« Louis-Ferdinand CÉLINE » par David ROUX - Rappels n°92 (décembre 2012)

Le monde sera toujours partagé entre ceux qui le vénèrent et ceux qui le haïssent. Cette impossible indifférence est certainement le signe de son génie : en dépit des polémiques, et malgré certaines convictions indéfendables, Louis-Ferdinand Céline reste le plus grand auteur français moderne. Et le théâtre a toujours été particulièrement sensible à la fascination qu'exerce son oeuvre.

Quoi qu'on en pense, il est la figure essentielle de la littérature française de la première moitié du XXè siècle. Celui qui l'a fait entrer, à grand fracas, dans la modernité. Celui qui, avec un mépris souverain des règles et l'insolente conscience de son propre génie, a fait voler en éclat le carcan du roman français. C'était un tenain balisé, autorisant quelques petites transgressions et donnant parfois le spectacle d'innocentes controverses : Louis-Ferdinand Céline en a explosé les frontières et repoussé les limites au-delà de ce que l'on pensait alors possible. En un seul roman, son tout premier, paru en 1932, Céline a fait de la littérature un monde à sa démesure, violent, pessimiste, hargneux. Un monde d'une effrayante lucidité mais aussi d'une terrible humanité. Pour le meilleur et pour le pire. Dès sa parution, Voyage au bout de la nuit déclenche la polémique : "Quoique le Voyage au bout de la nuit n'ait pas eu le prix Goncourt - que tout le monde lui attribuait à l'avance - il passionne l'opinion littéraire plus qu'aucun livre ne l'avait fait depuis longtemps. On prend violemment parti pour ou contre lui. Pour les uns, ce livre est une ordure ; pour les autres, une oeuvre de génie" écrivait André Rousseaux dans les pages du Figaro.
Dans la revue Europe, René Trintzius se faisait plus précis et plus enthousiaste encore: "Quand vous lisez le Voyage au bout de la nuit, dès les trente premières pages, vous savez que vous êtes en présence d'un homme. Le choc est plus que rare, inoubliable. Oh ! Je sais bien, parbleu, tout ce qu'on pourra dire. C'est surtout dans ses tares, ses faiblesses, son incurable maladie de vivre qu'il nous est révélé. Qu'importe !... Mais je me trompe. Il importe beaucoup que cet homme soit malade et sa maladie est la nôtre à des degrés divers. Que l'auteur l'ait voulu ou non - et je ne crois pas qu'il l'ait voulu - son livre est le roman de l'homme malade de civilisation, chargé jusqu'à crever des iniquités sociales, le roman de tous les pauvres types que la guerre a broyés et, après l'armistice, l'après-guerre avec ses vomissures, son chaos, sa famine, son désespoir. Le témoignage de Céline est d'autant plus important qu'il n'a rien voulu prouver de tout ça. Il souffrait, il avait parcouru sous un ciel noir des kilomètres de douleur, il nous crache son mal en pleine figure".

Aujourd'hui, si la polémique persiste autour de Céline, ce n'est plus son style révolutionnaire. ni son nihilisme qui sont en cause, mais ses engagements de pamphlétaire politique plus que douteux. Les célébrations du cinquantième anniversaire de sa mort en ont encore été l'exemple, l'an dernier : alors qu'un hommage à l'écrivain était programmé parmi les "célébrations nationales", le ministre de la Culture avait dû renoncer devant les protestations indignées. L'extrême violence de son antisémitisme, sa proximité avec les collaborationnistes pendant l'Occupation allemande en font une figure trop sulfureuse pour bénéficier des honneurs de la République. Rien de bien nouveau : les débats autour de cette censure ont animé les gazettes littéraires l'an dernier comme ils le font régulièrement depuis soixante-dix ans. En estimant que ces "commémorations devaient précisément servir à explorer l'énigme qui fait que l'on peut être à la fois un très grand écrivain et un parfait salaud", Bernard-Henry Lévy faisait écho à André Mahaux pour qui, à l'époque déjà, Céline était "sans doute un pauvre type... et certainement un grand écrivain".

Si les officiels et les universitaires se disputent toujours sur l'attitude à adopter vis-à-vis de Céline, ce génie infréquentable marqué à jamais du sceau de l'infamie à cause de ses convictions politiques délétères, le théâtre, lui, a tranché depuis longtemps : sa place est sur scène. On ne compte plus les adaptations, les lectures, les mises en espace de son oeuvre romanesque ou de ses correspondances.
Sa langue issue du parler populaire, son vocabulaire argotique sont d'évidents arguments en faveur d'une transposition scénique de Céline, mais il y a tout de même une certaine ironie à voir ainsi le théâtre s'approprier son oeuvre. Car on le sait peu mais les premiers textes littéraires écrits par Louis-Ferdinand Céline autour de 1927 (exception faite de sa thèse de médecine sur le praticien viennois Semmelweis, rédigée en 1924) sont deux pièces de théâtre aux titres évocateurs : L'Église et Progès. Si la première, publiée en 1933, bénéficia d'une unique représentation au Théâtre des Célestins à Lyon en 1936, la seconde ne fut publiée à titre posthume qu'en 1978. Aucune injustice là-dedans, ces deux pièces étaient bien faibles, bancales, inabouties. Céline l'admettait lui-même sans peine: "Je ne suis pas un homme de théâtre, peut-être que mes dialogues les feront marrer... En tout cas, il y a une technique spéciale, des trucs, un certain næud qui m'échappe..." reconnaissait-il dans L'Intransigeant, en 1933. ll n'empêche : ces deux pièces préfigurent sa production romanesque à venir. La trame du Voyage est déjà perceptible dans L'Église et l'on retrouve de vastes pans de Mort à crédit en gestation dans Progrès.
Pourtant, paradoxalement, c'est bien les romans de Céline qui se prêtent le mieux au théâtre. En témoigne Fabrice Luchini, ardent défenseur de Céline qui, depuis 1987 et une première plongée dans le Voyage au bout de la nuit, au Théâtre du Rond-point, n'a plus cessé d'explorer l'æuvre de Céline. L'acteur reste marqué par sa découverte du Voyage, à l'âge de vingt ans : "Ce roman pénètre dans le réalisme le plus atroce de la banlieue et de la rue. Sans le moindre pittoresque, sans aucun populisme. C'est difficile de dire pourquoi on aime cet écrivain. C'est inexplicable, mais c'est un immense écrivain".

Aujourd'hui, Jean-François Balmer se mesure à son tour à l'écriture de Céline, au Théâtre de l'Oeuvre. Pour lui, ce qui rend Céline si extraordinairement propice au théâtre, c'est sa "musique": "ll y a quand même chez lui une vraie fascination pour la musique. ll ne parle que de musique, de symphonie, d'émotions. ll est obsédé par ça" s'emporte le comédien avec gourmandise avant de poursuivre : "Je pense qu'il a tout donné dans le Voyage au bout de la nuit. Il a bossé cinq années dessus, c'est un chef-d'æuvre, et il le sait ! ll dit : "J'en donnerai à bouffer, il y en a pour un siècle !". ll avait raison !". Il a beau être intarissable, Jean-François Balmer adopte la position humble du passeur: "Je ne suis pas un spécialiste, très loin de là !" répète-t-il avant d'égrener les anecdotes les unes après les autres. Contrairement à d'autres, le comédien a découvert Céline sur le tard. Ses lectures de jeunesse allaient plutôt chercher du côté de Herman Hesse ou Blaise Cendrars. "Céline m'effrayait un peu, sans doute" concède-t-il. Face à la grande figure de l'écrivain génial et maudit, Jean-François Balmer revendique son ignorance. Et même si, de toute évidence, le comédien se passionne pour Céline, cette approche a un mérite essentiel : le comédien aborde ce monument qu'est le Voyage au bout de la nuit par le versant sensible. "Le Voyage est un chef-d'æuvre absolu. C'est passionnant et très compliqué d'en faire une adaptation" reprend-il. "Nous avons choisi d'insister sur la guerre: c'est son véritable traumatisme. Il ne s'en remettra jamais. Toute la suite : ses voyages en Amérique et en Afrique, son installation comme médecin de banlieue, sa fascination pour la misère humaine et la fange, ses délires antisémites, tout ça a été déterminé par son expérience tenifiante de la guerre. C'est ça, et pas autre chose, qu'il fait entendre avec sa "petite musique". Tout vibre chez lui. Tout est empreint d'émotions". Pour transmettre cet aspect de l'oeuvre célinienne, nul besoin d'être un spécialiste : il faut être comédien. ll faut avoir fait son métier des émotions et savoir leur donner vie. L'écriture même de Louis-Ferdinand Céline semble réclamer cette incarnation : car, à l'origine du Voyage, il n'y a pas que la haine d'une société bourgeoise et hypocrite, ni le plaisir provocateur de balayer les règles établies de la littérature, il y a avant tout le désir furieux de donner la parole aux sans grade et au peuple de la rue. Peu importe qu'il soit laid ou magnifique, ce monde de misère est celui que Céline a fait surgir sans le moindre fard en invitant le langage oral dans les livres. Nicolas Massadau, auteur de l'adaptation que joue Jean-François Balmel défend, lui aussi, ce regard : "Là où quelques-uns voient le scandale et l'abjection, les plus admiratifs sont transportés par l'infinie tendresse des mots".
C'est peut-être une explication au succès théâtral de Céline : sa réalité est sans le moindre compromis, elle est tellement brutale et tellement juste qu'elle a un puissant effet cathartique. Philippe Sollers, grand spécialiste de Céline, ne dit pas autre chose en affirmant: "Il faut relire Céline en le voyant. Céline a dit la vérité du siècle: ce qui est là est là, irréfutable, débile, monstrueux, rarement dansant et vivable".

David ROUX
Rappels, « Le magazine des théâtres », n°92, décembre 2012.



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