dimanche 30 septembre 2012

Vient de paraître : Cahier Nimier aux éditions de L'Herne

A partir de 1956, Roger Nimier entre en correspondance avec Céline en tant que conseiller éditorial pour la maison Gallimard. Les liens avec le reclus de Meudon ne cesseront de se resserrer. Au sommaire de ce 99è Cahier, plusieurs articles consacrés à Céline : Frédéric Vitoux « Le fantôme de Nimier à Meudon », les textes de Roger Nimier « Donnez à Céline le Prix Nobel ! », « Céline » (Bulletin de la NRF), des textes de Marcel Aymé et Marc Henrez et enfin une correspondance inédite Céline-Nimier. Consultez le sommaire complet ici.

Roger Nimier, L'Herne, 384 pages, 39 €, 2012.
Commande possible sur Amazon.fr.


Cinquante ans après, si déconcertant qu’ait été ce destin, le public et la critique n’en ont pas fini avec Roger Nimier. L’attestent son oeuvre au format de poche et plusieurs essais récents. Aucun livre, pourtant, ne met pleinement sous les yeux cette expérience singulière, vécue entre les années 1940 et 1960. Ce Cahier veut combler ce manque.
Il ambitionne ainsi de tenir le rôle de passeur auprès du lecteur actuel.
En 1948, Roger Nimier s’impose à l’âge de vingt-trois ans avec son premier roman, Les Épées. S’attaquant sans tarder à l’ordre intellectuel et moral instauré après la Libération, il se livre à des provocations qui lui valent bientôt des ennemis et une réputation de factieux. Mauriac, Julien Green et Marcel Aymé n’en désignent pas moins Le Hussard bleu en 1950 pour le Goncourt, avant que la revue de Jean-Paul Sartre fasse de ce roman l’emblème d’un groupe littéraire. Cinq autres titres ont déjà paru quand le hussard annonce en 1953 qu’il abandonne le roman pour longtemps. Rupture de ce silence, D’Artagnan amoureux présage à l’automne 1962 un retour, quand survient l’accident mortel.
Lancée à la face d’une époque jugée décevante, l’exigence de style qui caractérise Roger Nimier s’est exercée dès le début à la fois dans le roman, la chronique et la critique. Mais elle a aussi conduit l’écrivain à jouer un personnage. Ce Cahier en esquisse donc la mise en scène, avant de s’attacher successivement aux trois volets de l’oeuvre.
Entretien, journal poème, correspondances et autres formes, un matériau varié tente de rendre cette multiplicité à travers le temps.
Tout au long de ce volume, afin de restituer l’écrivain dans sa diversité, documents originaux et témoignages entrent dans une polyphonie de points de vue. Celle-ci s’oppose délibérément à une vision dont la cohérence serait dictée par la volonté de prouver, ou inspirée par le seul souci d’admirer.
Si l’oeuvre compte une quinzaine de volumes, ce Cahier étend la connaissance de l’auteur en rendant accessibles d’importants écrits encore dispersés, ou totalement inédits.
Pour l’interprétation, il apporte les analyses actuelles de critiques et d’écrivains, sans exclure la reprise d’articles significatifs ou fondateurs.
Ainsi se développe une réponse à la question que posent une oeuvre et une figure qui résistent incontestablement au temps. Ainsi surtout peut naître, on l’espère, la tentation de relire Roger Nimier, ou de le découvrir enfin.


Roger Nimier, L'Herne, 384 pages, 39 €, 2012.
Commande possible sur Amazon.fr.

Le Bulletin célinien n°345 - octobre 2012

Vient de paraître : Le Bulletin célinien n°345. Au sommaire :

- Marc Laudelout : Bloc-notes
- Philippe Vilgier : Le retour de Jean Fontenoy
- Francis Bergeron : Le « Fontenoy » de Philippe Vilgier
- François Marchetti, Jokum Rohde & Kim Witthoff : Hommage à Marianne Lautrop
- M. L. : Entretien avec Michel Mouls 


Un numéro de 24 pages, 6 € franco à :

Marc Laudelout, Bureau St Lambert, BP 77, 1200 Bruxelles.

vendredi 28 septembre 2012

Le jour où Renoir a parlé à Céline - Le Nouvel Observateur - septembre 2012

Jean Renoir - Louis-Ferdinand Céline (photomontage)
Le Nouvel Observateur, dans son numéro 2499 (27 septembre-3 octobre 2012), propose dans sa rubrique « bonnes feuilles », un extrait de la biographie de Jean Renoir de Pascal Mérigneau (Flammarion, à paraître le 3 octobre 2012) ou est relatée la visite de Renoir à Céline.

La vie d'un homme étant invariablement quelque chose d'incompréhensible, la biographie sert d'ordinaire à la simplifier. L'ouvrage monumental que Pascal Mérigeau, du « Nouvel Observateur », consacre à Jean Renoir se propose de faire le contraire. Avec l'érudition qu'on lui connaît, il entreprend de détricoter le suaire du cinéaste. Travail ardu, qui implique de se battre contre Renoir lui-même. Le réalisateur de « la Règle du jeu » n'est pas étranger à la légende qui l'entoure. Il a passé sa vie à se réinterpréter, donc à se contredire, d'autant qu'il était peut-être plus multiple qu'un autre : communiste et pétainiste, modeste et vaniteux. Sa filmographie elle-même reflète une âme multiforme. Renoir a toujours dit ce qu'on voulait qu'il dise. Exemple de cette inconstance : sa rencontre avec Louis-Ferdinand Céline. En 1937, il vient de triompher avec « la Grande Illusion ». Mais l'auteur du « Voyage » s'en prend violemment à lui dans « Bagatelles pour un massacre ». Tour à tour, Renoir va chercher à gagner les faveurs d'un écrivain qu'il admire, puis l'insulter publiquement. Voici le récit, méconnu, d'une entrevue houleuse entre les deux géants, instables et plastronneurs comme tous les géants.
David CAVIGLIOLI



« Les Allemands vous mettront le dos au mur ! »
En décembre 1937 paraît « Bagatelles pour un massacre » , dans lequel Louis-Ferdinand Céline s'en prend notamment à deux vecteurs essentiels, à ses yeux, de la décadence française, l'alcool et le cinéma, « d'Hollywood la juive à Moscou la youtre ». Le pamphlet connaît le succès en librairie, au contraire de « Mort à crédit », dont Céline a attribué l'échec, comme celui de ses différentes entreprises d'alors, à l'influence exercée par les Juifs sur la presse. L'attaque que dans son livre il lance contre « la Grande Illusion », auquel il ne consacre rien de moins qu'un chapitre, est d'une violence inouïe : « [ .. ] Ce film prend date. Il fait passer le Juif de son ombre, de son travesti, au premier plan, au plan "sozial" en tant que juif, nettement juif. (...]Avènement du petit Juif au rôle de messie officiel. Parfaitement millionnaire ce petit Rosenthal... Mais paifaitement populaire"... Ah ! mais populaire encore bien bien plus que millionnaire est riche! Richissinie... remarquez ce petit Youtre. [...] Il représente intégralement l'abject gibier de réverbère. » Renoir, dont le pamphlet ne mentionne pas le nom, est cinéaste, proche des communistes, son film est un film pro-juif, comment Céline pourrait-il ne pas le détester ? Il est d'autres aspects de « la Grande Illusion » que Céline ne peut accepter mieux.
Engagé pour trois ans le 28 septembre 1912, un peu moins de quatre mois avant Renoir donc, soit précisément la différence d'âge qui les sépare, Louis Destouches a rejoint le 12è cuirassiers. La cavalerie, comme Renoir, mais la cavalerie lourde, la plus prestigieuse. Le 27 octobre 1914, près de Poelkapelle, en Belgique, il se porte volontaire pour une mission à la tête d'un petit peloton. Action d'éclat qui lui vaut de se voir décerner la médaille militaire, mais surtout, il a reçu au bras droit une blessure dont il souffrira toute sa vie. [ ... ]
Il est une question essentielle sur laquelle ils ne peuvent se rencontrer : Céline conçoit de la guerre une horreur dévorante, qui inonde le terreau de sa réflexion sur la nature de l'être humain, quand les personnages de « la Grande Illusion » regardent la guerre les uns comme une obligation à laquelle ils ne peuvent se soustraire, les autres comme une destinée naturelle, double proposition dont le pacifisme féroce de Céline ne peut s'accommoder. [...] Au printemps 1937, de surcroît, l'écrivain s'est vu refuser les projets par lui proposés dans le cadre de l'Exposition internationale, celui d'un ballet notamment. Or Renoir est un personnage en vue, proche d'un pouvoir dont Céline a pensé qu'il le rejetait. [ ... ] Et puis Renoir est un « fils de », quand l'enfant de Courbevoie a grandi dans un milieu modeste, que sa mémoire s'est plu à repeindre au gris de la misère. Céline ne possède envérité que des raisons de détester Renoir.
Le chapitre que Céline consacre à « la Grande Illusion » projette une ombre sur l'aura dont jouit le cinéaste, qui pour la première fois de sa carrière fait l'unanimité, et cette tâche lui est insupportable, plus encore parce que causée par un écrivain qu'il respecte et admire. [...]

Aussi bien, un jour du début 1938, Jean Renoir annonce-t-il à son fils qu'il souhaite le voir l'accompagner à un rendez-vous d'un genre particulier : « Je veux rencontrer un écrivain que j'admire, mais dont les idées se situent à l'opposé des miennes. De fait, nous ne sommes d'accord sur rien, et la conversation sera probablement très difficile. Tu viendras avec moi, il faut que tu saches que cela risque de mal se passer, mais quoi qu'il puisse arriver, ne dis rien. »
Céline habite au numéro 98 de la rue Lepic, il n'a que quelques pas à faire pour se rendre, chaque jour dit-on, au Moulin de la Galette, juste en face de chez lui. Guinguette les samedi et dimanche depuis 1934, l'établissement ouvre son bar à la pratique l'après-midi, mais l'endroit est désert en général, le décor crie misère, les lampes privées d'abat-jour dressent sur les tables leurs ampoules nues. Céline n'a que la nie à traverser, Jean et Alain Renoir quelques minutes de marche seulement, mais pour Jean. encombré de son propre poids, traînant sa jambe blessée, la pente de la rue Lepic est pénible à escalader. [...]
[Céline] est seul dans la grande salle quand les Renoir se présentent. La rencontre sera brève, Renoir fait part à l'écrivain de l'admiration qu'il porte à ses livres, Céline renaude, maugrée, insulte. Renoir insiste, « Voyage au bout de la nuit », livre magistral, oeuvre majeure, « Mort à crédit », roman admirable et incompris, Céline se cabre, crache, vomit, s'obstine dans ce qui peut-être est un spectacle, il le joue trop bien pour que seulement on imagine qu'il n'y croit pas. Céline n'entend pas. Céline ne veut pas, Céline a la rage, le plus grand écrivain français est fou. Qui dans une ultime tirade, furieuse, odieuse, plante ses crocs une dernière fois, mord jusqu'au sang le plus grand cinéaste français : « Je vous promets que... les Allemands vont venir arranger tout ça... ils vous mettront le dos au mur... et ce jour-là... soyez-en sûr... c'est moi qui commanderai le peloton ! » Renoir lui tourne le dos et s'éloigne, entraînant son fils, qui dans la rue lui demande comment il lui est possible d'admirer un homme qui le hait à ce point. Réponse : « Si on se privait d'admirer quelqu'un au motif qu'il veut vous faire fusiller on finirait vite par manquer de gens à admirer. »
Qu'au cours de cette entrevue Céline n'ait pas fait mention, dans le souvenir qu'en avait conservé Alain Renoir en tout cas, du philosémitisme de « la Grande Illusion », pourtant la pierre de touche de sa détestation telle qu'il l'exprime dans « Bagatelles pour un massacre» , alimente la thèse selon laquelle la vision que le film donne de la guerre était la cause première de sa fureur et, par un effet de ricochet, annonce les tentatives de justification de ses pamphlets antisémites auxquelles Céline se livrera après la guerre. D'où sa « promesse » lancée pour finir, d'une arrivée prochaine des Allemands, qui sinon serait sans raison. Là encore, Céline avait mieux lu le film que tous ceux qui depuis se sont obstinés à voir dans « la Grande Illusion » un manifeste pacifiste.

Sa réplique à Céline, Renoir la lance quelques jours plus tard. Dans la chronique qu'il donne chaque mercredi au quotidien communiste « Ce soir », il fait part de l'agacement provoqué par le livre chez ses amis. Lui-même prétend avoir arrêté sa lecture au bout de quatre pages, qui lui ont suffi à comprendre : « Un truc dans legenre de la pluie, morne et régulier. M. Céline me fait beaucoup penser à une dame qui a des difficultés périodiques, ça lui fait mal au ventre, alors elle crie et elle accuse son mari. La force de ses hurlements et la verdeur de son langage amusent la première fois ; la deuxième fois, on bâille un peu; les fois suivantes, on fiche le camp et on la laisse crier toute seule. » Le rapprochement manque d'élégance et fleure la misogynie, mais c'est envoyé. Suit le compte rendu, censément établi par Renoir à partir de la lecture faite par un ami : « A peu de chose près, Céline se contente d'affirmer que "la Grande Illusion" est une entreprise de propagande juive. La preuve, c'est que dans ce film jai osé montrer un vrai Juif, et en faire un personnage sympathique. » Les amis du cinéaste évoquent une souhaitable fessée de l'écrivain en place publique, mais Renoir les persuade de renoncer à leur projet, préférant conclure : « Au service de la juiverie, il y aurait paraît-il, aussi des gens comme Cézanne, Racine et bien d'autres. Nous sommes donc en bonne compagnie... et de nous rengorger ! M. Céline n'aime pas Racine. Voilà qui est vraiment dommage pour Racine. Moi, je n'aime pas les imbéciles, et je ne crois pas que ce soit dommage pour M. Céline, car une seule opinion doit importer à ce Gaudissart de l'antisémitisme, c'est la sienne propre. » L'article de Renoir paraît le 20 janvier 1938, soit une semaine seulement après que « le Canard enchaîné » eut donné un des premiers comptes rendus, d'ailleurs favorable, de « Bagatelles pour un massacre ». [...] En se déclarant avec éclat l'adversaire d'une personnalité en vue, qui s'en est pris à lui et dont la gloire lui apparaît plus grande que la sienne propre, la littérature jouissant auprès des intellectuels d'un prestige plus considérable que le cinéma, il se place sur un même pied que son contradicteur et livre aux lecteurs de « Ce soir », communistes pour la plupart, un gage d'autant plus apprécié que Céline avec « Mea Culpa » s'était attaqué à eux violemment. Renoir ainsi rafle la mise.

Pascal Mérigeau, Jean Renoir, Flammarion, 2012.
Commande possible sur Amazon.fr.


A lire :
> Renoir répond à Céline (Ce Soir, 20 janvier 1938)
> « Céline et Jean Renoir », Le Bulletin célinien n°335 (novembre 2011)

A écouter :
> Émission On aura tout vu, France-Inter, 29 septembre 2012.

Les grands débats : Faut-il rééditer les pamphlets de Céline ?

Le site Les grands débats (www.lesgrandsdebats.fr) soulève une nouvelle fois la question de la réédition des pamphlets céliniens. Pierre Assouline a amorcé le débat, Philippe Régniez, des Editions de la Reconquête, a ajouté la première contribution. A suivre sur www.lesgrandsdebats.fr.

Dernière contribution : Rémi Ferland, 1er octobre 2012.

Louis-Ferdinand Céline réédité à Québec - Radio-Canada - 25 septembre 2012

Sur les ondes de Radio-Canada, Catherine Lachaussée s'entretient avec Jean-François Nadeau pour évoquer la sortie aux éditions Huit des Écrits polémiques de Céline.
Cette même radio avait déjà évoqué cette publication le 11 septembre.





Détails et revue de presse :
> Les Écrits polémiques de Louis-Ferdinand Céline aux éditions Huit (Québec)

Entretien :
> Les Entretiens du Petit Célinien (VII) : Régis Tettamanzi

lundi 24 septembre 2012

Le Petit Célinien - Lettre d'actualité n°32

Pour recevoir gratuitement par courriel à chaque parution la lettre d'actualité du Petit Célinien, laissez-nous votre mail à l'adresse habituelle : lepetitcelinien@gmail.com.

Le Petit Célinien - Lettre d'actualité n°32.
> Télécharger nos anciens numéros ici.

Séminaire sur Louis-Ferdinand Céline le 27 septembre 2012 à l’Université de Helsinki

Edition finlandaise du Voyage (1966)
La section philologie française de l’Université de Helsinki, la société d’édition Siltala et l’Institut français de Finlande organisent un séminaire consacré à Louis-Ferdinand Céline le jeudi 27 septembre 2012 à Metsätalo (Finlande). Plusieurs spécialistes de Céline seront présents, dont Henri Godard professeur émérite de la Sorbonne. 

Programme :
Professeur Tarmo Kunnas : Louis-Ferdinand Céline et l’enchantement du fascisme
L’auteur Timo Hannikainen : Voyage au bout de la nuit et la misère de la vie moderne
Professeur Henri Godard: Céline: un cas dans la littérature française du XXème siècle
Professeur adjoint Kai Mikkonen: Céline et l’Afrique
Président : le professeur Mervi Helkkula

Salle 6 de 14h à 16h puis salle 4 de 16h à 18h.
 

dimanche 23 septembre 2012

Les Entretiens du Petit Célinien (VII) : Régis TETTAMANZI

Régis Tettamanzi est professeur et responsable de la section de Littérature française du département de Lettres Modernes à l’Université de Nantes. Il a consacré sa thèse de doctorat aux textes polémiques de Céline et publié en 1999 aux éditions Du Lérot Esthétique de l'outrance, Idéologie et stylistique dans les pamphlets de L.-F. Céline. La surprise de cette rentrée vient de la publication au Canada de la toute première édition critique des pamphlets céliniens.

Vous venez de publier aux éditions Huit, éditeur basé à Québec, une édition critique des quatre textes  « polémiques » de Céline. Comment s'est passée votre rencontre avec Rémi Ferland, responsable des éditions Huit ?
Rémi Ferland avait de toute façon le projet de rééditer les pamphlets au Canada, puisque, depuis le 1er janvier 2012, l’œuvre de Céline est tombée dans le domaine public canadien. Au cours de la phase de préparation, il a pris connaissance du travail universitaire que j’avais effectué sur ces textes auparavant, et a souhaité que je réalise l’édition critique. De mon côté, je me doutais bien qu’un jour il faudrait que je reprenne et actualise mes travaux antérieurs ; mais je ne comptais pas le faire aussi tôt. Rémi Ferland a su me convaincre, d’abord sur le plan scientifique, car c’est un éditeur d’un professionnalisme irréprochable. Mais aussi sur le plan moral, car nous sommes « sur la même longueur d’ondes » à propos de Céline, si je puis dire. Nous l’admirons comme écrivain évidemment ; mais nous condamnons avec la plus grande rigueur l’expression de la haine raciale, quelle qu’elle soit et d’où qu’elle vienne. De toute manière, en ce qui me concerne, je n’aurais jamais accepté de travailler avec un éditeur qui soit, de près ou de loin, complaisant à l’égard des idées d’extrême-droite.

Quel est l'objectif d'un tel travail ?
Le point le plus important est évidemment qu’il s’agit de la première édition critique des écrits polémiques de Céline. Il ne s’agit pas de « révéler » le texte des pamphlets, j’insiste là-dessus. Comme vous le savez, ces textes circulent depuis longtemps en éditions pirates, et depuis quelques années sur plusieurs sites Internet. Si l’on veut les lire, à l’état brut en quelque sorte, on le peut sans aucune difficulté ; et il va sans dire que je trouve cela extrêmement nauséabond. La différence vient précisément du fait qu’une édition critique est une mise à distance des textes. Elle implique un recul, absolument nécessaire quand on aborde ces écrits-là.
Il y a donc un double objectif : d’abord permettre de lire ces écrits polémiques de manière informée ; c’est l’aspect historique si vous voulez. Replacer les pamphlets dans l’histoire, l’histoire littéraire et culturelle aussi bien, en éclaircissant les multiples allusions à des personnes, des faits, des livres, des œuvres d’art, etc. Souligner aussi, bien sûr, ce que Céline emprunte à ses sources « documentaires » antisémites. Nous sommes un certain nombre de chercheurs (A. Kaplan, P. Roussin par exemple) à avoir insisté sur les relations entre Céline et les groupuscules de l’ultra-droite à la fin des années trente ; à cet égard, cette édition critique est aussi la résultante de ces recherches. Quelle meilleure condamnation du geste raciste, d’ailleurs, qu’un simple regard jeté sur les sources en question ! des brochures ignobles, des journaux d’une médiocrité crasse… Bref, lire ces pamphlets comme des documents historiques, sans dissimuler qu’ils ont leur part de responsabilité dans les mécanismes mentaux, idéologiques, ayant conduit au pire.
Le second aspect est bien entendu littéraire. J’aimerais montrer à travers cette édition qu’on ne peut pas balayer ces textes d’un revers de la main en décrétant qu’ils sont nuls et n’ont aucune valeur littéraire. D’abord, il y a une continuité évidente avec l’œuvre romanesque de Céline, en particulier à travers la figure du locuteur, et Céline s’emploie à souligner cette continuité. Ensuite, même si bien des pages sont consternantes, non seulement par le contenu mais aussi par la forme, d’autres sont du meilleur Céline. Cela peut choquer beaucoup de lecteurs, mais c’est ainsi. Et ce serait injuste de ne pas le dire. En fait, je voudrais que le lecteur soit sensible à tous les aspects de ces textes, sans en occulter aucun. 

En 1999, vous avez publié aux éditons Du Lérot Esthétique de l'outrance. Idéologie et stylistique dans les pamphlets de Louis-Ferdinand Céline, en réservant un des deux volumes de l'ouvrage à tout un appareil critique des pamphlets : notes, fiches biographiques, documents, archives, etc. Que pourra trouver le lecteur canadien dans cette édition ?
C’est très différent, il s’agit d’un autre livre. Esthétique de l’outrance était issu de ma thèse de doctorat, soutenue dans les années 1990 devant un jury composé d’Henri Godard, Pierre-Edmond Robert, Jean-Louis Houdebine pour les littéraires, et de deux historiens : Pascal Ory et Me Serge Klarsfeld. Des personnalités irréprochables, comme vous voyez. Ce travail était divisé en deux parties : la première consistait en une mise en contexte historique, qui replaçait les pamphlets de Céline dans leur époque, et les confrontait avec leurs sources documentaires – cette « littérature des officines de propagande », comme je l’appelle parfois ; cette étude se proposait ensuite d’analyser la rhétorique et la stylistique des pamphlets. Cette première partie reste évidemment d’actualité. Si je devais la réécrire, je modifierais sans doute certains points, mais sur le fond, la réflexion que je menais il y a une quinzaine d’années me semble toujours valable.
En revanche les annexes, qui constituent la deuxième partie de cette thèse et donc du livre, étaient devenues obsolètes, pour plusieurs raisons. Les deux annexes les plus importantes étaient un dictionnaire des noms propres et une « annotation » sous forme d’extraits des pamphlets qui me semblaient nécessiter des commentaires. Mais elles avaient été réalisées en l’absence de toute possibilité de réédition, et par conséquent visaient un public de spécialistes. J’avais donc fait l’impasse volontairement sur beaucoup de notes historiques, pour privilégier l’étude des sources, en particulier le terreau ultra-droitier que j’évoquais précédemment. Tel quel, cela faisait néanmoins un très gros livre ; je tiens d’ailleurs souligner le courage de Jean-Paul Louis, le responsable des éditions Du Lérot, qui a toujours soutenu ce travail, et m’a permis de le mener à bien.
Par conséquent, si l’on veut aborder les pamphlets sous l’angle analytique, interprétatif, on peut se reporter au premier volume d’Esthétique de l’outrance. En revanche, Écrits polémiques est désormais l’édition critique de référence sur les pamphlets de Céline. La quantité de notes sur le texte est considérablement plus élevée ; je n’ai pas compté dans le détail, mais il y en a au moins deux ou trois fois plus. J’ai d’ailleurs eu le plaisir de pouvoir résoudre (avec l’aide de Rémi Ferland) de nombreuses « énigmes » sur lesquelles les chercheurs butaient depuis longtemps.
On trouvera dans cette édition le texte des quatre principaux pamphlets : Mea culpa (1936), Bagatelles pour un massacre (1937), L’École des cadavres (1938) et Les Beaux draps (1941) ; j’ai ajouté trois textes complémentaires, pour montrer la continuité de la parole pamphlétaire chez Céline tout au long de sa carrière : Hommage à Zola (1933), À l’agité du bocal (1948) et Vive l’amnistie, Monsieur ! (1957), dont l’annotation a été complétée. Ce ne sont pas des fac-similés. Les textes ont été établis avec le maximum de précision, en tenant compte des manuscrits pour ceux qui sont connus. L’annotation proprement dite comporte par conséquent un aspect génétique, et, par ailleurs, elle s’attache bien évidemment à relever et à expliquer toutes les allusions historiques, culturelles, littéraires qui grouillent dans ces écrits polémiques ; des notes de langue explicitent également les mots rares (termes médicaux par exemple). À cela s’ajoutent plusieurs annexes, qui ne sont pas les mêmes que celles d’Esthétique de l’outrance ; enfin, pas toutes. Certaines devaient être maintenues, comme le synopsis des pamphlets ou le cahier photographique (les illustrations des rééditions de 1942 et 1943) ; d’autres ont été complétées, comme la table de concordance ; d’autres enfin sont nouvelles : un glossaire des termes argotiques et populaires, une chronologie, plusieurs index et j’en passe. Au total, en comptant l’introduction, on arrive, sur les 1050 pages du volume, à plus d’un tiers de notes. Mais c’était nécessaire. 

En France, une telle édition pourrait-elle voir le jour ? Des projets sont-ils en préparation ?
J’ignore s’il y a des projets en préparation. Mais si c’est le cas, ils auraient du mal, désormais, à éviter le plagiat… En tout état de cause, deux choses doivent être prises en compte. D’une part, la question du domaine public, qui, en France, est de 70 ans après la mort de l’auteur ; en principe, il est donc impossible d’envisager une réédition des pamphlets avant 2031. À cela s’ajoute ce qu’on appelle le « droit moral », qui est chez nous indépendant de la loi sur le domaine public, et non limité dans le temps. En clair : une œuvre qui tomberait dans le domaine public, mais dont les ayants droit ne souhaiteraient pas la réédition, ne pourrait être republiée. Or, au Canada, une œuvre tombe dans le domaine public 50 ans après la mort de l’auteur, et le droit moral est « aligné », si je puis dire, sur cette loi ; les textes juridiques sont très clairs sur ce sujet. Il n’y a donc pas d’obstacle à une réédition des pamphlets dans ce pays.

A la question du « droit moral », du respect de la volonté de l'auteur puis de ses ayants droit, Rémi Ferland répond : « C'est une bonne question ». Quelle est votre position sur ce sujet ?
Je vous l’ai dit : au Canada, le « droit moral » n’est pas perpétuel, il est plus restreint qu’en France. Par conséquent, cette réédition n’encourt aucun reproche à cet égard. Mais je ne voudrais pas pour autant que cette publication apparaisse comme une provocation à l’égard des ayants droit, de Mme Destouches particulièrement, pour qui j’ai le plus profond respect. En réalité, je pense que cette réédition joue non seulement en faveur de Céline, mais aussi de ses héritiers. Je vais peut-être me répéter, mais le « droit moral » n’est pas respecté, quand les pamphlets circulent, soit en éditions d’époque, soit en éditions pirates, soit sur Internet. C’est là qu’est à mon sens la véritable atteinte aux ayants droit. Il me semble que ces derniers devraient au contraire se réjouir de voir ces textes publiés dans une édition qui se distingue (à tous les sens du terme) ; car il ne faut pas se voiler la face : tous ces sites, toutes ces maisons d’édition diffusent les pamphlets de Céline dans un seul but, la propagande antisémite et raciste. Mon travail s’inscrit délibérément contre ces pratiques, en décryptant les textes, en les expliquant, au sens propre (expliquer vient d’un mot latin qui veut dire déplier, exposer). Je serais vraiment heureux si Mme Destouches pouvait en venir à considérer que cette édition est utile à la connaissance que nous pouvons avoir de l’œuvre de Céline ; et que, par conséquent, elle ne nuit pas à la volonté de Céline ni à la sienne. 

Vous avez co-organisé le colloque « Céline à l'épreuve », qui s'est déroulé à Paris et à Nantes les 25, 26 et 27 mai 2011. Était-il important qu'un travail universitaire soit présenté au public l'année du cinquantenaire de la mort de Céline ?
Évidemment. Les commémorations ont ceci de bien qu’elles voient fleurir de nombreuses publications ; mais elles ont pour inconvénient aussi de susciter des travaux sans intérêt, simples compilations qui se complaisent dans l’anecdote (en 1935, Céline portait-il un pardessus ou une gabardine ? information capitale évidemment…) ou enfoncent des portes ouvertes : sur un sujet beaucoup plus sérieux, il est ahurissant de voir encore paraître des livres qui prétendent « révéler ce que tout le monde cache », à savoir que Céline était raciste et antisémite. Franchement, tout le monde (justement) le sait depuis longtemps, non ? Sur ce sujet, il s’agit, non de passer à autre chose évidemment, mais d’aller plus loin.
Pour en revenir à ce colloque international, qui a été organisé en collaboration avec le CNRS et l’Université de Paris-3, je dirais qu’il avait un double objectif, deux volets scientifiques : d’une part établir un bilan des études sur Céline depuis sa disparition, en donnant la parole tant à des chercheurs confirmés qu’à des doctorants qui assurent la relève. D’autre part, tenter de cerner l’influence de Céline sur la littérature contemporaine (pas seulement en France) ; vaste sujet, très complexe, dont on présente ici une première approche à travers des communications scientifiques, mais aussi une table ronde associant des écrivains français d’aujourd’hui : je remercie d’ailleurs Mickaël Ferrier, Hédi Kaddour et Yves Pagès d’avoir fait le déplacement jusqu’à Nantes pour cette intervention.
Je ne suis évidemment pas hostile à une critique littéraire plus « libre », une critique d’humeur comme on disait autrefois. Mais en tant qu’universitaire, je reste attaché à l’idée que la connaissance sur un domaine, sur un auteur, progresse aussi de façon cumulative, par le biais de travaux qui se complètent les uns les autres. C’est sûr, cela prend du temps ; et cela contrevient au « temps court », voire au « temps immédiat » qui est le propre des sociétés contemporaines… Ce colloque est donc une étape dans la réflexion contemporaine sur Céline, rien de plus, mais rien de moins ; les actes seront publiés en 2013.

Revenons maintenant à vos travaux antérieurs, et plus particulièrement à Esthétique de l'outrance. Les différentes biographies consacrées à l'écrivain, ainsi que sa correspondance, mettent en évidence son engagement volontaire dans le combat politique, concrétisé notamment par sa tentative, sous l'occupation, d'unifier les différents partis antisémites. La rédaction des pamphlets répond-elle à la volonté de vulgariser les croyances politiques et idéologiques de l'époque ? 
Hélas oui ! C’est même ce qui m’apparaît comme le plus détestable dans le « geste pamphlétaire » de Céline à partir de 1937. Les officines de propagande dont je parlais tout à l’heure n’étaient que des groupuscules. Il est assez difficile de mesurer l’influence qu’elles ont pu avoir dans la société française de l’époque, mais cette influence était sans doute assez faible. Avec Céline, il s’agit d’autre chose, puisque, de facto, l’antisémitisme bénéficie de la caution d’un auteur connu, bien que controversé. Ce n’est pas tant qu’il met à la portée du plus grand nombre des idées qui seraient confidentielles : l’antisémitisme, comme vous savez, était malheureusement répandu largement avant la guerre. Non, il lui donne une légitimité, du fait de son statut d’écrivain. Pire encore : il met cette langue extraordinaire, forgée dans Voyage au bout de la nuit et dans Mort à crédit, au service de la haine. Ce style qui brise tous les tabous, qui démonte les idoles, qui détruit toutes les fausses illusions, et qui de plus nous fait rire, bref, cette langue qui a libéré d’une certaine façon le français écrit, elle tombe maintenant en servitude. Il y a une lettre terrible, adressée par Céline en 1938 au responsable d’une officine de propagande : en substance, il lui explique qu’il faut rendre l’antisémitisme populaire, c’est-à-dire renoncer à une phraséologie savante, type « racisme scientifique », pour se mettre au niveau du public moyen. Pour ma part, c’est vraiment une des choses que je lui pardonne le moins. Et je précise : les trois principaux pamphlets (Bagatelles, L’École, Les Beaux draps) sont impardonnables en tant que tels ; mais ceci plus particulièrement. 

Le style « ordurier » des pamphlets est-il à l'origine de l'accueil mitigé de Bagatelles pour un massacre par certains milieux de l'ultra-droite ?
Il faut distinguer deux choses. Les pamphlets ont été bien accueillis dans l’ensemble, par ces forcenés d’extrême-droite. Ils se reconnaissaient dans les « idées » de Céline, et pour cause : c’étaient les leurs. Mais effectivement, on sent chez certains d’entre eux des réticences liées à l’emploi d’un vocabulaire du bas corporel. À mon sens, il y a aussi autre chose : dans cette mouvance idéologique, il est nécessaire de parler et d’écrire un « bon français », afin de « rénover la France », de « restaurer les vraies valeurs ». Par conséquent, Céline contrevient sur deux plans à ce beau programme : en utilisant des termes « orduriers », mais aussi en imposant un style oralisé, à des années-lumière du « bon français », ou du français soutenu qui reste de mise à l’écrit.

Vous recensez dans votre ouvrage les convergences et les différences entre la propagande antisémite de l'époque et ce que l'on peut trouver dans les écrits politiques de Céline. L'anti-christianisme et le racisme biologique seraient les principales « originalités  » de Céline ?
Je ne dirais pas cela, et je nuancerais un peu ce que j’écrivais là-dessus autrefois. Il y a plusieurs « sensibilités » dans l’extrême-droite de l’époque. Même si le vieux fond antisémite chrétien y reste très répandu, il existe également un antisémitisme agnostique, voire athée, auquel on peut rattacher Céline. Il faut préciser que certains, même s’ils ne sont pas du tout croyants, peuvent parfois reprendre les références à la religion pour des raisons de circonstances, par opportunisme si l’on veut. Ce n’est jamais le cas de Céline, bien entendu, pour qui la question de Dieu ne se pose pas.
Quant au racisme biologique, j’ai longtemps été d’accord sur ce point avec certains chercheurs, mais je serais plus mesuré aujourd’hui. Il me semble que, là-dessus non plus, Céline n’invente pas grand-chose. Il reprend des idées éventées qui sont apparues au XIXe siècle, dans le sillage de l’anthropologie naissante, de l’eugénisme, et du darwinisme social. Ce racisme « scientifique » à fondement biologique, on le trouve par exemple chez Vacher de Lapouge, et bien sûr chez Montandon un peu plus tard. Il serait nécessaire d’en reprendre un peu la genèse intellectuelle.

Les arts, notamment la danse, sont présents dans les pamphlets. Quels rôles peuvent jouer les trois ballets dans Bagatelles pour un massacre ?
C’est une question très complexe. Les deux premiers (La Naissance d’une fée et Voyou Paul. Brave Virginie) figurent dans la première séquence, l’ouverture du texte ; le troisième (Van Bagaden) clôt le volume. Tous trois ont été écrits indépendamment du pamphlet, et Céline, on en a la certitude, a voulu les faire jouer. Il les a proposés à l’Opéra, à l’Exposition internationale de 1937, et même à l’étranger ; mais sans succès. Très rapidement, on pourrait distinguer plusieurs niveaux d’interprétation : d’abord, les ballets représentent les « bagatelles » du titre, c’est explicite dans le texte à un moment donné, noir sur blanc. Par conséquent, ces ballets font partie de ces choses que le pamphlétaire dresse en vain (bagatelles !) face au massacre, c’est-à-dire à la guerre qui vient. Mais ce n’est pas si simple. En effet, si l’on regarde ces petits textes en détail (cela a été fait il y a longtemps par des chercheurs, j’en donne les références dans l’édition), on s’aperçoit aussi qu’ils véhiculent certaines obsessions de Céline, à l’égard des étrangers par exemple. Et dans le même temps, j’insisterais sur ce point, ces ballets disent autre chose : sur la beauté du monde, sur la fragilité des êtres, sur le danger qui menace toute création. Ils sont donc ambigus, au sens le plus fort du terme. Rappelez-vous qu’ils ont été publiés après la guerre, en 1950, sous le titre Ballets sans musique, sans personne, sans rien. Céline considérait donc qu’ils pouvaient être réédités sans dommage, bien qu’ils fassent partie de ses écrits polémiques. Je ne pense pas qu’il faille lui supposer quelque intention sournoise ; les ballets représentent incontestablement une part de son imaginaire, et cette part ne se réduit pas, loin s’en faut, aux aspects les plus douteux de celui-ci.

Pouvez-vous nous présenter le concept de « macro-phrase » ? N'est-ce pas, avec la pratique du néologisme, notamment adverbial, la principale caractéristique du style célinien ?
Je n’ai pas inventé la notion de macro-phrase, qui figure dans un article d’un linguiste appelé François Richaudeau. Je m’en étais servi pour des raisons pratiques dans Esthétique de l’outrance, mais toute terminologie est en réalité discutable. Il faudrait peut-être aujourd’hui redéfinir de façon plus précise cet aspect, qui, effectivement, est la marque propre du style de Céline après la guerre. On en trouve cependant des exemples dès Mort à crédit. Il s’agit de ces phrases qui ne s’articulent plus selon les modalités habituelles de la grammaire et de la syntaxe, mais sont constituées de segments, le plus souvent courts, séparés par des points d’interrogation ou d’exclamation, ou encore par les fameux « trois points ». Leur particularité, de plus en plus évidente au fur et à mesure que l’œuvre de Céline s’est développée, vient aussi du renoncement au système des majuscules / minuscules. C’est très perturbant à la lecture, cela bouleverse complètement nos habitudes. On a l’impression d’un discours atomisé, disséminé, et la notion même de phrase « traditionnelle » tend à disparaître. Je connais des lecteurs, y compris des amis proches, qui ont bien du mal avec ce type d’écriture. Mais selon moi, c’est vraiment par là que Céline se révèle un inventeur de langue, un inventeur dans la langue. On pourrait employer également l’expression de phrase hypersegmentée, qui est plus proche de l’effet produit sur le lecteur.
Quant au néologisme, il est également très important chez Céline, mais je ne le restreindrais pas à l’adverbe ; toutes les unités constitutives de la langue sont concernées : substantifs, verbes, adjectifs. Et il faut bien le dire, les pamphlets sont de tous les textes de Céline ceux dans lesquels les néologismes sont les plus nombreux et les plus inventifs. Ce qui s’explique assez bien, car Céline n’y est pas assujetti à la narration d’une intrigue, il peut donc se concentrer sur la langue elle-même. Mais je m’empresse de dire que, si ces néologismes sont parfois inventés pour le meilleur, ils le sont la plupart du temps pour le pire, quand ils servent à attaquer les juifs ou les autres cibles de Céline ; ce qui les discrédite complètement, bien sûr. Tant d’intelligence et de sensibilité à la langue, gâchées, abîmées ainsi…

Quelle est la place des pamphlets dans l'évolution stylistique de Céline ? Selon vous, il y aurait continuité plus que rupture ?
Oui, si l’on pense à ce dont nous parlions plus haut : la posture du locuteur, ou la présence des phrases hypersegmentées. Mais il ne faut pas perdre de vue que, dans les pamphlets, il y a aussi des procédés de style qui entravent la libération de la langue : les répétitions par exemple, qui confinent au ressassement, et rendent insupportables tant de passages ; les citations aussi, tellement nombreuses qu’au bout d’un moment, on n’en peut plus ! Egalement un certain type de phrases, énumératives par exemple (cela va avec les répétitions) ; ou bien des espèces de périodes (dans Esthétique de l’outrance, je les avais appelées des « périodes orales-oratoires »), qui font penser à l’éloquence du tribun populaire, du haut de son estrade, en train d’haranguer la foule… Or, cette éloquence-là, c’est précisément celle à laquelle Céline veut tordre le cou dans ses romans ! Pour revenir à l’écriture romanesque, dès Guignol’s band, il a donc dû se débarrasser de certains tics, ou procédés, vers lesquels il avait été entraîné dans les textes polémiques.

Et Féerie pour une autre fois serait le roman-clé (vous parlez de « roman-pamphlet »), le texte qui ferait la fusion entre écriture pamphlétaire et écriture romanesque ?
Il me semble, oui. Surtout dans le premier volume, on ne sait plus très bien où on est, en termes d’espace et de temps, mais aussi de genre littéraire : est-ce un roman ? un pamphlet ? Dès qu’une intrigue romanesque se met en place, aussitôt la voix du locuteur évoque ses problèmes actuels, la prison au Danemark, ses ennemis dans le monde littéraire d’après 1945 ; quelques pages plus loin, c’est l’inverse, et ainsi de suite. C’est d’ailleurs ce qui rend la lecture de ce texte difficile, et explique sans doute le discrédit dans lequel il est toujours. À mon sens, ce n’est pas uniquement pour des raisons liées aux circonstances de sa réception en 1952. Bien sûr, Céline ne renie rien de ses engagements passés, mais en même temps, il revient dans le champ littéraire en usant d’une langue inouïe, d’avant-garde. Il fait tout ce à quoi l’on ne s’attendait pas.

Vous participez régulièrement aux travaux de L'Année Céline. Avez-vous un travail sur Céline en préparation ?
Comme je vous l’ai dit précédemment, les actes du colloque « Céline à l’épreuve » sont en préparation (sortie prévue : 2013). Je songe aussi à réunir en volume un certain nombre d’articles qui sont pour l’instant dispersés dans des revues ou des recueils collectifs.

Propos recueillis par Matthias GADRET
Le Petit Célinien, 23 septembre 2012.

> Télécharger cet entretien (pdf)

> BIBLIOGRAPHIE de Régis TETTAMANZI (pdf, 4 pages)

> Écrits polémiques (editions Huit, Québec, 2012), REVUE DE PRESSE

samedi 22 septembre 2012

Théâtre : une adaptation de Voyage au bout de la nuit par la compagnie Möbius-band (2012-2013)

La compagnie Möbius-band proposera une adaptation théâtrale de Voyage au bout de la nuit de Céline entre novembre 2012 et novembre 2013. Avec Elise Roth, Clara Chabalier, Jean-Christophe Laurier, Hedi Tilette de Clermont-Tonerre, Basile Ferriot (musique, son et batterie) et Benjamin Jarry (violoncelle, basse). Mise en scène Pauline Bourse. Durée 1h20.



Dates
> Les 24 et 26 novembre 2012 à « Lilas en scène », 23 bis rue Chassagnolle, 93260 Les Lilas.
> Les 21, 22, 23 et 24 janvier 2013 au Théâtre Universitaire de Nantes à 20h30. www.tunantes.fr
> Les 29 et 30 janvier 2013 à 20h30 à La Pléiade de La Riche, 154 rue de la Mairie, 37520 La Riche. www.ville-lariche.fr 
> Le 8 octobre 2013 à 20h30 à l'Espace Rabelais de Chinon. www.ville-chinon.com.

Contacts
Pauline Bourse
06 64 64 91 66
pauline.bourse@gmail.com

Compagnie Möbius-band
Le Bocal, 95 rue Deslandes, 37 000 Tours
cgniemobiusband@gmail.com
http://mobiusband.fr/

En réponse au titre magique et prometteur du roman, nous proposons au public de voyager ensemble dans l’écriture et le mythe de Céline, loin des préjugés et des appréhensions, pour en révéler toute la puissance révolutionnaire et poétique. Avec cette écriture éminemment libertaire qui explose les règles, déroute en affirmant que l’on peut se moquer de tout et tout remettre en question, Céline nous invite à nous interroger sur notre liberté individuelle et à prendre position. Sommes-nous heureux dans cette société ? Ne sommes-nous pas entravés par des valeurs morales collectivement admises? Quelle est notre marge de manoeuvre en tant qu’individu ? Avons-nous la parole, dans quelle mesure pouvons-nous penser et nous révolter contre l’ordre établi ? Ce roman inaugure symboliquement la mise en place de notre société moderne, l’avènement du capitalisme et le sentiment d’horreur lié à la boucherie humaine rendue possible par la mécanisation des moyens militaires. Bardamu, nouvel Ulysse profondément humaniste, ne cherche plus à rentrer chez lui, mais à trouver sa place et à comprendre un monde agressif et délétère. Le mettre en scène aujourd’hui permet d’offrir sur l’actualité un éclairage nouveau et entre en résonance de façon inattendue avec un monde toujours plus disparate et dur, méfiant et individualiste, qui relance les débats sur l’identité nationale, pauperise certaines classes de la société et cherche à détruire toute entraide. Si, comme le roman, la scène répond à notre besoin de fiction, elle permet également de remplir un rôle politique plus fort et nécessaire. En mettant en scène l’errance et la désillusion d’un Bardamu idéaliste et iconoclaste nous cherchons à penser collectivement la place de l’homme dans la société, en célébrant le rire dadaïste créatif qui sous-tend l’oeuvre de Céline.

vendredi 21 septembre 2012

« CÉLINE et quelques autres... » : exposition José CORREA du 5 octobre au 16 novembre 2012 à Paris

La librairie-galerie D'un livre l'autre d'Émile Brami accueillera du 5 octobre au 16 novembre 2012 José Correa, qui exposera une quarantaine de ses portraits de Louis-Ferdinand Céline. Le vernissage-dédicace aura lieu les vendredi 5, samedi 6 et dimanche 7 octobre à partir de 18h.


Librairie D'un livre l'autre
2, rue Borda
75003 PARIS
Ouvert de 12h à 19h

Renseignements :
dla.ebrami@gmail.com
06.43.61.69.80

  
Il suffit de regarder n’importe quel croquis de José CORREA pour s’apercevoir immédiatement qu’il est un virtuose du dessin, capable d’attraper n’importe quelle ressemblance en quatre traits. Mais la technique, aussi éblouissante soit-elle, n’est rien si elle tue le modèle en le figeant dans une pose, comme ces entomologistes épinglant un insecte sur un bouchon de liège.
Les portraits de CORREA, eux, bougent sans cesse. Les personnages représentés, même assis, même ramenés aux quelques lignes marquantes de leur visage, sont toujours en mouvement. De passage sur le blanc du papier où ils ne font qu’entrer et sortir, venant de quelque part, se dirigeant vers un ailleurs inconnu, ils sont en route. 
Nous avons cependant la chance de les croiser un bref instant, le temps qu’ils nous fassent un petit signe amical avant de continuer leur chemin. À la fin de sa vie, Céline à qui l’on demandait ce qu’il pensait des hommes répondit : « Je dirais qu’ils étaient lourds ». Ceux qui auront eu le bonheur d’avoir été croqués, dessinés ou peints par José CORREA, sont non seulement à jamais vivants, mais resteront, pour l’éternité, merveilleusement légers.  

Émile BRAMI

jeudi 20 septembre 2012

Échos céliniens...

Louis-Ferdinand Céline Anatole Le Braz
> Salon de la revue : Ent'revues, « la revue des revues », organise son 22è salon de la revue les vendredi 12, samedi 13, dimanche 14 octobre 2012 à Paris 4è, 48, rue Vieille-du-Tempe. La revue Études céliniennes, éditée par la Société d'études céliniennes, sera présente (Allée H). Tous les détails sur www.entrevues.org.

> Le Bulletin célinien fait paraître son 344è numéro (septembre 2012), 24 pages, 6 € à : Marc Laudelout, Bureau St-Lambert, BP 77, 1200 Bruxelles.

> Anatole Le Braz : les éditions Archipoche rééditent La légende de la mort d'Anatole Le Braz en format de poche (8,65€, 550 pages), recueil de légendes et de contes de Bretagne. On se souvient de la lettre de Céline à Henri Poulain du 19 mars 1944 où il se lamente de ne pas voir réédité ce texte (Lettres, pléiade p.751) : « Le livre principal, le classique moderne de tous les celtisants du monde entier n’est plus imprimé depuis treize ans !!! Il est introuvable ! Honte sur la France dans le monde entier ! » et de celle à Théophile Briant de février 1944 (Lettres, pléiade p.748) : « Depuis des ans déjà j'erre, je quière et je fouille et ne laisse de jour et de nuit à mander... Les Légendes et le Braz et la Mort où sont-ils ?... [...] Au secours, Théophile, les Légendes se meurent ! ». Commande possible sur Amazon.fr.

> La Nouvelle Revue Française publie dans n°601 de juin 2012 un article de Michaël Ferrier,  « Pays profond de l'ouïe » qui traite de la chanson en littérature. Céline y est cité. Le numéro 19,50 €. Commande possible sur Amazon.fr.

> Numérique : Le site internet L'atelier de Denis propose une version numérique (pdf ou epub) de trois textes de Céline : Voyage au bout de la nuit, Mort à crédit et D'un château l'autre : www.atelierdedenis.com

> Moscou : « Faire danser les alligators sur la flûte de Pan », spectacle d'Émile Brami construit à partir de la correspondance de Céline, mise en scène d'Ivan Morane, avec Denis Lavant se jouera le 9 octobre 2012 à l'International Festival Solo au Théâtre Center Na Strastnom de Moscou. Les prochaines représentations françaises sont à consulter ici.

mardi 18 septembre 2012

« Lisibilité et idéologie, le cas du texte célinien » par Danielle RACELLE-LATIN - Littérature (1973)

Louis-Ferdinand Céline

Lisibilité et idéologie, le cas du texte célinien

par Danielle RACELLE-LATIN


« J'écris pour les rendre tous illisibles. »
L.-F. Céline.

Le refus de souscrire aux codes linguistiques et culturels qui fondent la lisibilité du roman bourgeois caractérise l' « intentionnalité » des écrits céliniens. Nous plaçons le mot entre guillemets parce qu'il ne fait que renvoyer à l'appréciation de l'écrivain sur sa pratique littéraire. Sans augurer du niveau d'objectivité qu'elle manifeste, il nous faut d'entrée de jeu constater que cette évaluation fut corroborée par le public et sanctionnée par le désintérêt dans lequel sont tombées les dernières productions céliniennes : Guignols Band, Le Pont de Londres, D'un Château l'autre et plus encore Rigodon, Nord ou Féerie pour une autre fois sont actuellement des textes « illisibles ».

L'ostracisme dont cette production fait l'objet ne peut pas que tenir à la compromission de leur auteur vis-à-vis du national-socialisme et de l'antisémitisme à une époque qui précédait de peu la seconde guerre mondiale. Le fait est inhérent à la nature de la production elle-même, laquelle ne fait qu'accuser une altérité déjà présente, mais à titre latent, dans les deux premiers romans Voyage au bout de la nuit et Mort à crédit, tous deux cités en bonne place (relative) dans les ouvrages normatifs sur la littérature du xxe siècle.

On pourrait invoquer ici, à titre d'hypothèse explicative, la théorie du saut qualitatif. Les premiers textes de Céline contiendraient en eux des signes de différence quantitativement limités et donc latents, qui, en s'accroissant progressivement, auraient produit une brusque mutation qualitative, mutation que l'on peut assurément faire coïncider avec l'éclatement opéré dans la forme de communication antérieurement adoptée. Le passage du roman polémique au pamphlet, de la fiction à l'Histoire, manifeste chez l'écrivain un processus de réification des phantasmes et, au point de vue du lecteur, atteste la désagrégation d'une médiation littéraire acceptable antérieurement. La subversion idéologique du texte célinien restait lisible tant qu'elle s'accommodait d'une médiation littéraire conforme à la pratique idéologique de la lecture bourgeoise. Son caractère fondamental, l'incongruité, devenait par contre irrecevable à partir du moment où, poursuivant sur sa lancée anarchique, le texte projetait son altérité et sa duplicité jusqu'à la transgression du code « fiction littéraire » et faisait passer sans guillemets son discours fictionnel et délirant dans le champ de l'Histoire. La sanction d'une telle transgression est celle de la folie, ultime ostracisme de l'institution sociale.

L'exemple tend à illustrer que ce n'est pas le contenu idéologique explicite de la communication qui détermine l'acceptabilité ou la non-acceptabilité du discours littéraire, mais sa « forme idéologique » c'est-à-dire sa conformité ou sa non-conformité aux codes de la lisibilité littéraire. C'est le reniement jugé pathologique des codes de la littérarité qui condamne le discours célinien à ne plus être entendu. Les pamphlets eux-mêmes et leur délire de persécution antisémite fussent restés à la rigueur « lisibles » pour autant que le lecteur eût pu être convaincu, ainsi que Gide tenta de le dire, de leur caractère « poétique ».

La seule véritable transgression est celle qui porte sur la typologie des discours implicitement reconnue par l'idéologie. Un texte devient irrecevable du fait qu'il trahit le type de discours auquel ses caractéristiques linguistiques, rhétoriques et idéologiques le destinaient dans la conscience sociale. Le pamphlet célinien transgresse et violente irrémédiablement cette conscience sociale parce qu'il se donne à lire tout à la fois pour un discours politique (référentiel, didactique et performatif) et comme un pur jeu poétique, ballet verbal connotant ironiquement sa propre pratique. Eût-il été poème ou discours politique qu'il aurait été encore justiciable d'une appréciation idéologique — fût-elle négative — et donc « lisible ». Mais par son équivoque formelle il tombe hors de l'espace idéologique, dans la folie. Il ouvre un lieu d'ambiguïté insoluble, produit d'une double destruction : celle du discours politique par le poème, celle du poème par le discours politique. Fiction et Histoire sont renvoyées dos à dos dans une même dérision et le texte sort du sens parce qu'il a brouillé les clivages fondamentaux (discours politique/littéraire), autrement dit les codes de repérage idéologique de la signification.

Ce phénomène de transgression joue bien entendu également à l'intérieur d'un type de discours donné. Ici, en l'occurrence, le discours littéraire. Les « romans » céliniens nous en fournissent un bel exemple. On peut dire que les deux premiers romans, Voyage au bout de la nuit et Mort à crédit, bien que subversifs, sont « lisibles » tandis que les derniers, transgressifs, ne sont plus acceptables pour le lecteur-consommateur de romrans.
Le texte subversif est lisible parce qu'en dépit de ses écarts il continue à se conformer à une typologie générique particulière (ici celle du roman), tandis que le texte transgressif opère une destruction radicale du code générique régulateur.
La typologie de base du genre romanesque est bien connue. Disons pour résumer les choses schématiquement qu'il s'agit d'un discours principalement représentatif d'une fiction, laquelle représente à son tour une épreuve de la négativité assumée par un héros, cette crise étant réversible.

Le Voyage au bout de la nuit présente les signes certains d'une pratique transgressive des codes littéraires, mais s'exerçant dans les limites typologiques du discours romanesque. Aussi bien, en raison de cette visée romanesque avouée, cette transgression sera-t-elle récupérée esthétiquement comme forme signifiante d'une négativité purement fictionnelle.
Dans le Voyage, la subversion de la langue littéraire (langue écrite) par l'intrusion d'une oralité désublimante (vulgarismes, argot, incongruités, etc.) est le support d'une transgression idéologique (marques d'extranéité culturelle, vision du monde antihumaniste, critique radicale des valeurs sociales et morales...). Mais celle-ci, parce qu'elle s'inscrit dans le cadre d'une fiction romanesque (expérience fictive de la négativité) et, bien qu'elle soit le fait du narrateur et non du seul personnage, est renvoyée à la secondarité littéraire. La négativité idéologique de l'écriture devient « lisible » parce qu'elle prend valeur de forme signifiante connotant la négativité d'une fiction. De ce fait elle est récupérée et positivée : la subversion initiale du code « langue littéraire », inscrite dans la pratique de l'écriture célinienne, devient un code d'enrichissement de cette langue littéraire même. Nous voudrions succinctement illustrer ce processus.

Voyage au bout de la nuit - Manuscrit
Manuscrit de Voyage au bout de la nuit
La transposition de l'effet de parlé à la langue écrite constitue dans le Voyage un fait d'écriture dont la portée est effectivement transgressive : sa fonctionnalité vise en effet à renverser le code romanesque fondé sur la représentation d'une histoire vraisemblable pour lui substituer un texte. Mixte de langue parlée et de langue littéraire cette écriture brasse, pour les subvertir réciproquement, un nombre considérable de codes linguistiques et littéraires, lesquels renvoient à des signifiés ou des présupposés culturels : l'argot, la parlure populaire sont les codes linguistiques d'un niveau social et d'un ethos particulier (mythe social de la « mentalité populaire »). Par leur utilisation en contexte littéraire, ils acquièrent en sus la valeur de code esthétique : ils signifient un genre existant, celui du populisme. La langue écrite et soutenue quant à elle renvoie à des signifiés diamétralement opposés tant au niveau socio-linguistique que littéraire : pratique conforme au code de la bourgeoisie, elle ne marque dans le roman aucune socialité particulière et se donne à lire comme un langage du subjectif, du psychologique, comme un code adéquat à l'idéalité bourgeoise. L'écriture active est ici un jeu réellement dialectique dans la mesure où elle vise à brouiller la transparence de ces codes de lecture. Par sa fonction mimique (et non simplement mimétique), elle rend mobiles les signifiés par rapport aux codes qu'elle traverse et attaque leur taxinomie. Ainsi les signes de la langue parlée, populaire, y sont-ils déplacés de leur signifié social de telle sorte qu'ils prennent progressivement (au cours de ce qui serait une écriture-lecture) fonction de signifiants strictement textuels.

Pour nous limiter à un exemple simple, nous citerons le cas du rappel du pronom, tournure syntaxique utilisée systématiquement par la narration. Celle-ci se donne d'abord à lire, conformément au code, comme signe d'un usage populaire chargé du pouvoir de connoter la marginalité du locuteur par une intonation d'invective ou de ressentiment social. Innombrables sont les phrases du type : « Tu parles si ça a dû le faire jouir, la vache ! » / « Le jour on les aurait bien bousillés jusqu'aux essieux, ces salauds-là », qui se caractérisent par le rappel du pronom sujet ou complément ou de l'un et l'autre en combiné (« Je le connaissais le Robinson moi » / « C'est même ce jour-là, je m'en suis souvenu, depuis qu'il a pris l'habitude de la rencontrer dans ma salle d'attente, la vieille Henrouille, Robinson »).

Cette structure est cependant génératrice de tout un travail de déconstruction rationnelle de la phrase qui affecte tout aussi bien les registres de la langue écrite et littéraire que ceux de la langue parlée (populaire, trivial, familier). Un même schème de dénotation rythmique en perturbe la distinction :

« C'est un quartier qu'en est rempli d'or, un vrai miracle et même qu'on peut l'entendre le miracle à travers les portes avec son bruit de dollars qu'on froisse, lui toujours trop léger le Dollar, un vrai Saint-Esprit, plus précieux que du sang. »(1)

« Elle les tenait déjà d'ailleurs la misère au cou, au corps, les mignonnes, elles n'y couperaient pas. Au ventre, au souffle, qu'elle les tenait déjà la misère par toutes les ondes de leurs voix minces et fausses aussi... » (2)

Du registre populaire cette structure verbale se médiatise jusqu'à rejoindre enfin le style impressionniste des passages « littéraires » transcrits en style soutenu :

« Chaque fois, au départ, pour se mettre à la cadence, il leur faut du temps aux canotiers. La dispute. Un bout de pale à l'eau d'abord et puis deux ou trois hurlements cadencés et la forêt qui répond, des remous, ça glisse, deux rames puis trois, on se cherche encore, des vagues, des bafouillages, un regard en arrière vous ramène à la mer qui s'aplatit là-bas, s'éloigne et devant soi la longue étendue lisse contre laquelle on s'en va labourant, et puis Alcide encore un peu sur son embarcadère que je perçois loin presque repris déjà par les buées du fleuve, sous son énorme casque, en cloche, plus qu'un morceau de tête, petit fromage de figure et le reste d' Alcide en dessous à flotter dans sa tunique comme perdu déjà dans un drôle de souvenir en pantalon blanc. » (3)

Le clivage langue populaire /langue littéraire s'en trouve transgressé au profit d'une écriture qui n'est plus socialisable et qui ne codifie plus effectivement que les signifiés textuels fondamentaux : révolte et impuissance, chaos et relâchement, ballottement débile d'une déviance qui n'est plus celle d'un sujet « situable » dans l'espace social, mais celle de la société tout entière. L'écriture se fait ainsi métalangage poétique, compétence purement rythmique où se forment et se déforment dans un grand mouvement négateur de sac et de ressac les différentes physionomies sociales et culturelles de la performance linguistique qu'elle réduit à une équivalence symbolique dans la négativité.

La « parole » narrative issue de cette pratique subversive de la langue ne peut plus être mise au compte du personnage ou du narrateur fictif que si l'on se rend dupe du jeu de trompe-l'oeil qu'affiche pourtant la nature mimique de l'écriture. Par son allure populaire et argotique celle-ci motive bien en apparence la situation des héros dans l'espace socio-linguistique et socio-idéologique du monde fictionnel (personnages déclassés, argotiers, réfractaires à l'ordre social) ainsi que l'action narrative comme procès de déviance sociale. Mais cette illusion s'affiche comme illusion, le réalisme stylistique étant détruit par les inconséquences volontaires de la « parole » (attribution de parlure argotique ou vulgaire à des personnages bourgeois secondaires, registre tantôt populaire tantôt soutenu de la narration). En avouant sa fabrique artificielle l'écriture se montre sans cesse et tend à détruire l'illusion romanesque.

Louis-Ferdinand Céline - Voyage au bout de la nuit
Une relecture du texte permettrait par ailleurs de constater que bon nombre de séquences narratives ne sont effectivement que des métaphores discursives « objectivées » ironiquement dans l'espace diégétique. Ainsi par exemple la métaphore de la galère-société présente dans l'ouverture-programme du texte est-elle l'origine de la séquence fantastique de l'« Infanta Combitta », galère espagnole à laquelle Bardamu sera vendu par un prêtre africain pour être conduit dans le « nouveau monde ». Ici encore l'écriture pointe comme surdétermination ironique de la fiction. La subversion du genre et l'utilisation d'une intertextualité complexe dans le roman (conte, satire, picaresque fantastique) découle en droite ligne de la pratique démotique de l'écriture qui se fonde sur la transgression du code « langue littéraire ». De même que l'écriture se constitue par le mixage fantaisiste de niveaux incompatibles de la langue, de même le texte littéraire fonctionne comme confrontation incongrue des codes génériques propres à la langue littéraire. Et ce, afin d'attaquer la fonction de représentation de la littérature mais surtout, à travers elle, cette représentation même du monde qu'elle autorise.

On peut constater néanmoins que cette textualité n'a opéré qu'un blocage temporaire à la lisibilité du Voyage au bout de la nuit. La critique, un instant déroutée, eut tôt fait de récupérer cette incongruité « expressive » comme l'indice d'une nouvelle systématique formelle qui sauve la cohérence esthétique de « l'oeuvre » en même temps que sa lisibilité comme roman, c'est-à-dire comme langage médiat de la Valeur.

L'usage d'une parole narrative traversée par des discours incompatibles, les contradictions de l'oeuvre ainsi que son hétérogénéité du point de vue des genres peuvent en effet se fonder en « pertinence expressive » aux yeux de cette critique du fait que le roman représente un héros déclassé (populaire), engagé dans une épreuve de délaissement moral et social. Ainsi son univers de représentation ne peut-il être lui-même qu'un « chaos en suspens » (expression de Bardamu, le héros de l'aventure). C'est cette expressivité que l'esthétique du roman « représente » à son tour par le chaos des codes de la langue et de la littérature. La forme n'est là que pour confirmer à titre homologique le sens psychologique de la fiction, l'expérience d'une anomie individuelle, l'épreuve d'un « voyage au bout de la nuit ».

La narration ne fait que représenter la fiction. Le livre ne s'ouvre-t-il as sur une rupture de silence (« Ça a débuté comme ça. Moi j'avais jamais rien dit. Rien. ») pour se clôturer sur un retour au silence (« Et qu'on n'en parle plus ») identifiant donc acte de narration et de représentation, mais au profit de cette dernière évidemment ? Le travail de l'écriture est ramené aux dimensions de la « parole » du héros et c'est à travers le code populiste préexistant, en fonction de la marginalité sociale du personnage qu'il pose, que seront rationalisées les subversions textuelles. La lecture est de ce fait à nouveau permise. Le texte voit sa négativité effective récupérée au ciel de l'idéalité esthétique. La subversion des codes littéraires telle que la pratique le Voyage peut ne pas être comprise comme une remise en question de la lisibilité romanesque et de l'idéologie qu'elle présuppose. Le Voyage est bien un roman à forme originale qui « représente » la mise en question individuelle de l'ordre social par la « parole » d'un héros négative, et qui signifie cette négation fictionnelle selon la logique des codes littéraires : leur utilisation chaotique n'empêche pas qu'ils continuent de signifier (dialectiquement) l'ordre, le sens, la valeur. Bien au contraire puisque cette destruction ironique représente précisément dans l'oeuvre l'expérience d'une enténébration de ceux-ci.

Cette lisibilité du Voyage au bout de la nuit que nous retraçons succinctement, et de façon un peu sournoise, révèle la clôture idéologique de toute lecture. Elle laisse également supposer la nature réactionnaire du phénomène d'esthétisation.
Le processus d'esthétisation semble bien être proportionnel au travail de la subversion littéraire : plus le texte réalise dans sa pratique une destruction de la représentation du monde conforme à l'idéologie, plus cette négativité sera récupérée esthétiquement. Encore faut-il qu'il n'y ait pas transgression du code de lisibilité fondamental. Dans le cas du Voyage, la subversion des codes littéraires s'accommode bien, en effet, du type du discours romanesque puisque la parole s'y présente encore, fût-ce illusoirement, comme celle d'un personnage engagé dans une fiction ou dans le récit de cette fiction. Tel sera encore le cas pour Mort à crédit, en dépit de l'intensification des formes de la subversion verbale que cette seconde production manifeste (emploi systématique de l'effet de parlé, vulgarismes, argot, déconstruction rationnelle plus grande de la phrase linguistique et de la phrase narrative). Par contre, dans les dernières productions de Céline, la subversion, en accentuant encore davantage les écarts au genre romanesque, aboutit à une transgression visible; le support de la lisibilité fictionnelle, à savoir le personnage, disparaît : c'est l'écrivain Céline qui « parle » désormais et la « réalité » que le langage désintègre comme la négativité que cette destruction véhicule ne trouvent plus par conséquent leur code de médiation. La superposition chaotique des genres (épique, satirique, historique, fantastique, poétique, auto-biographique, romanesque...) y est systématisée au point qu'aucun de ces codes génériques ne peut plus être pris comme code de base ou comme type de discours régulateur d'une lisibilité acceptable. Le langage résiste ici comme phénomène irréductible. Que cette transgression soit le fait de la folie, du délire autistique ou d'un refus concerté de faire de la littérature autrement qu'en la déconstruisant, c'est là un problème de lecture critique qui ne concerne pas le lecteur-consommateur de sens, lequel se contente de sanctionner l'altérité de l'écriture en refermant le livre.

Dans les limites du discours littéraire, tout écrit est lisible pour autant qu'il se codifie conformément à un type générique. Les subversions apportées à ce type de base, si elles troublent la sécurité idéologique du lecteur, n'en sont pas moins récupérables esthétiquement, pour autant qu'elles n'attaquent pas sa norme d'interprétation.
Les formes subversives se déchiffrent dès lors comme connotations ou comme signifiants d'enrichissement du code fondamental et leur négativité vient renforcer le système de récupération de la lisibilité.
Les formes transgressives, par contre, parce qu'elles attaquent la lisibilité dans ses fondements, font sortir de l'idéologique. Elles sont historiques et dialectiques. Les formes subversives du discours romanesque ne sont lisibles que si elles sont computables, c'est-à-dire susceptibles de s'inscrire comme des célébrations ornementales dans le temps institutionnalisé de la fiction. Fiction qui ne reste omniprésente dans la lecture que parce qu'elle est le garant du caractère strictement individuel, accidentel, non historique de la négativité. Récemment Charles Grivel, dans son ouvrage sur La Production de l'intérêt romanesque, rappelait notamment, en termes peu suspects d'essentialisme, le caractère nécessairement mythique de la lecture comme recouvrement de l'origine à travers le temps du lire. Le plaisir de lire n'est là que pour permettre celui de la relecture. Le temps romanesque, comme chute ou émergence dans la négativité, n'est présenté que pour réactiver la force hypnotique du temps idéologique, temps antérieur et postérieur à la fiction lisible. La lecture comme pratique idéologique épouse donc la structure circulaire qui conduit le sens du même au même à travers un espace qui ne peut être que tracé d'avance.
Déplacée phantasmatiquement du réel historique à la fiction, la négativité— nous dirions plus volontiers l'Historicité, lieu de travail des formes et du sens — peut être ainsi reniée pour autoriser l'aveuglement mythique, l'obturation de la conscience historique en idéologie, temps du prototype, temps du code, origine, dirait Grivel.
La négativité, pour autant qu'elle se donne à lire dans le roman, fût-elle accusée en des termes particulièrement subversifs, n'empêche donc pas pour autant le lecteur de « danser en rond » c'est-à-dire d'opérer une récupération euphorique et limitatrice du texte en le délestant de son altérité effectivement dialectique. Et ce, en fonction du code générique lui-même, qui autorise, par le processus de récupération esthétique, la lisibilité idéologique des « oeuvres ».

Danielle RACELLE-LATIN
Littérature, n°12, 1973, pp.86-92.




Notes
1. Voyage au bout de la nuit, Paris, Éditions Balland, 1966, p. 142.
2. Ibid., p. 265.
3. Ibid., p. 120.