dimanche 23 septembre 2012

Les Entretiens du Petit Célinien (VII) : Régis TETTAMANZI

Régis Tettamanzi est professeur et responsable de la section de Littérature française du département de Lettres Modernes à l’Université de Nantes. Il a consacré sa thèse de doctorat aux textes polémiques de Céline et publié en 1999 aux éditions Du Lérot Esthétique de l'outrance, Idéologie et stylistique dans les pamphlets de L.-F. Céline. La surprise de cette rentrée vient de la publication au Canada de la toute première édition critique des pamphlets céliniens.

Vous venez de publier aux éditions Huit, éditeur basé à Québec, une édition critique des quatre textes  « polémiques » de Céline. Comment s'est passée votre rencontre avec Rémi Ferland, responsable des éditions Huit ?
Rémi Ferland avait de toute façon le projet de rééditer les pamphlets au Canada, puisque, depuis le 1er janvier 2012, l’œuvre de Céline est tombée dans le domaine public canadien. Au cours de la phase de préparation, il a pris connaissance du travail universitaire que j’avais effectué sur ces textes auparavant, et a souhaité que je réalise l’édition critique. De mon côté, je me doutais bien qu’un jour il faudrait que je reprenne et actualise mes travaux antérieurs ; mais je ne comptais pas le faire aussi tôt. Rémi Ferland a su me convaincre, d’abord sur le plan scientifique, car c’est un éditeur d’un professionnalisme irréprochable. Mais aussi sur le plan moral, car nous sommes « sur la même longueur d’ondes » à propos de Céline, si je puis dire. Nous l’admirons comme écrivain évidemment ; mais nous condamnons avec la plus grande rigueur l’expression de la haine raciale, quelle qu’elle soit et d’où qu’elle vienne. De toute manière, en ce qui me concerne, je n’aurais jamais accepté de travailler avec un éditeur qui soit, de près ou de loin, complaisant à l’égard des idées d’extrême-droite.

Quel est l'objectif d'un tel travail ?
Le point le plus important est évidemment qu’il s’agit de la première édition critique des écrits polémiques de Céline. Il ne s’agit pas de « révéler » le texte des pamphlets, j’insiste là-dessus. Comme vous le savez, ces textes circulent depuis longtemps en éditions pirates, et depuis quelques années sur plusieurs sites Internet. Si l’on veut les lire, à l’état brut en quelque sorte, on le peut sans aucune difficulté ; et il va sans dire que je trouve cela extrêmement nauséabond. La différence vient précisément du fait qu’une édition critique est une mise à distance des textes. Elle implique un recul, absolument nécessaire quand on aborde ces écrits-là.
Il y a donc un double objectif : d’abord permettre de lire ces écrits polémiques de manière informée ; c’est l’aspect historique si vous voulez. Replacer les pamphlets dans l’histoire, l’histoire littéraire et culturelle aussi bien, en éclaircissant les multiples allusions à des personnes, des faits, des livres, des œuvres d’art, etc. Souligner aussi, bien sûr, ce que Céline emprunte à ses sources « documentaires » antisémites. Nous sommes un certain nombre de chercheurs (A. Kaplan, P. Roussin par exemple) à avoir insisté sur les relations entre Céline et les groupuscules de l’ultra-droite à la fin des années trente ; à cet égard, cette édition critique est aussi la résultante de ces recherches. Quelle meilleure condamnation du geste raciste, d’ailleurs, qu’un simple regard jeté sur les sources en question ! des brochures ignobles, des journaux d’une médiocrité crasse… Bref, lire ces pamphlets comme des documents historiques, sans dissimuler qu’ils ont leur part de responsabilité dans les mécanismes mentaux, idéologiques, ayant conduit au pire.
Le second aspect est bien entendu littéraire. J’aimerais montrer à travers cette édition qu’on ne peut pas balayer ces textes d’un revers de la main en décrétant qu’ils sont nuls et n’ont aucune valeur littéraire. D’abord, il y a une continuité évidente avec l’œuvre romanesque de Céline, en particulier à travers la figure du locuteur, et Céline s’emploie à souligner cette continuité. Ensuite, même si bien des pages sont consternantes, non seulement par le contenu mais aussi par la forme, d’autres sont du meilleur Céline. Cela peut choquer beaucoup de lecteurs, mais c’est ainsi. Et ce serait injuste de ne pas le dire. En fait, je voudrais que le lecteur soit sensible à tous les aspects de ces textes, sans en occulter aucun. 

En 1999, vous avez publié aux éditons Du Lérot Esthétique de l'outrance. Idéologie et stylistique dans les pamphlets de Louis-Ferdinand Céline, en réservant un des deux volumes de l'ouvrage à tout un appareil critique des pamphlets : notes, fiches biographiques, documents, archives, etc. Que pourra trouver le lecteur canadien dans cette édition ?
C’est très différent, il s’agit d’un autre livre. Esthétique de l’outrance était issu de ma thèse de doctorat, soutenue dans les années 1990 devant un jury composé d’Henri Godard, Pierre-Edmond Robert, Jean-Louis Houdebine pour les littéraires, et de deux historiens : Pascal Ory et Me Serge Klarsfeld. Des personnalités irréprochables, comme vous voyez. Ce travail était divisé en deux parties : la première consistait en une mise en contexte historique, qui replaçait les pamphlets de Céline dans leur époque, et les confrontait avec leurs sources documentaires – cette « littérature des officines de propagande », comme je l’appelle parfois ; cette étude se proposait ensuite d’analyser la rhétorique et la stylistique des pamphlets. Cette première partie reste évidemment d’actualité. Si je devais la réécrire, je modifierais sans doute certains points, mais sur le fond, la réflexion que je menais il y a une quinzaine d’années me semble toujours valable.
En revanche les annexes, qui constituent la deuxième partie de cette thèse et donc du livre, étaient devenues obsolètes, pour plusieurs raisons. Les deux annexes les plus importantes étaient un dictionnaire des noms propres et une « annotation » sous forme d’extraits des pamphlets qui me semblaient nécessiter des commentaires. Mais elles avaient été réalisées en l’absence de toute possibilité de réédition, et par conséquent visaient un public de spécialistes. J’avais donc fait l’impasse volontairement sur beaucoup de notes historiques, pour privilégier l’étude des sources, en particulier le terreau ultra-droitier que j’évoquais précédemment. Tel quel, cela faisait néanmoins un très gros livre ; je tiens d’ailleurs souligner le courage de Jean-Paul Louis, le responsable des éditions Du Lérot, qui a toujours soutenu ce travail, et m’a permis de le mener à bien.
Par conséquent, si l’on veut aborder les pamphlets sous l’angle analytique, interprétatif, on peut se reporter au premier volume d’Esthétique de l’outrance. En revanche, Écrits polémiques est désormais l’édition critique de référence sur les pamphlets de Céline. La quantité de notes sur le texte est considérablement plus élevée ; je n’ai pas compté dans le détail, mais il y en a au moins deux ou trois fois plus. J’ai d’ailleurs eu le plaisir de pouvoir résoudre (avec l’aide de Rémi Ferland) de nombreuses « énigmes » sur lesquelles les chercheurs butaient depuis longtemps.
On trouvera dans cette édition le texte des quatre principaux pamphlets : Mea culpa (1936), Bagatelles pour un massacre (1937), L’École des cadavres (1938) et Les Beaux draps (1941) ; j’ai ajouté trois textes complémentaires, pour montrer la continuité de la parole pamphlétaire chez Céline tout au long de sa carrière : Hommage à Zola (1933), À l’agité du bocal (1948) et Vive l’amnistie, Monsieur ! (1957), dont l’annotation a été complétée. Ce ne sont pas des fac-similés. Les textes ont été établis avec le maximum de précision, en tenant compte des manuscrits pour ceux qui sont connus. L’annotation proprement dite comporte par conséquent un aspect génétique, et, par ailleurs, elle s’attache bien évidemment à relever et à expliquer toutes les allusions historiques, culturelles, littéraires qui grouillent dans ces écrits polémiques ; des notes de langue explicitent également les mots rares (termes médicaux par exemple). À cela s’ajoutent plusieurs annexes, qui ne sont pas les mêmes que celles d’Esthétique de l’outrance ; enfin, pas toutes. Certaines devaient être maintenues, comme le synopsis des pamphlets ou le cahier photographique (les illustrations des rééditions de 1942 et 1943) ; d’autres ont été complétées, comme la table de concordance ; d’autres enfin sont nouvelles : un glossaire des termes argotiques et populaires, une chronologie, plusieurs index et j’en passe. Au total, en comptant l’introduction, on arrive, sur les 1050 pages du volume, à plus d’un tiers de notes. Mais c’était nécessaire. 

En France, une telle édition pourrait-elle voir le jour ? Des projets sont-ils en préparation ?
J’ignore s’il y a des projets en préparation. Mais si c’est le cas, ils auraient du mal, désormais, à éviter le plagiat… En tout état de cause, deux choses doivent être prises en compte. D’une part, la question du domaine public, qui, en France, est de 70 ans après la mort de l’auteur ; en principe, il est donc impossible d’envisager une réédition des pamphlets avant 2031. À cela s’ajoute ce qu’on appelle le « droit moral », qui est chez nous indépendant de la loi sur le domaine public, et non limité dans le temps. En clair : une œuvre qui tomberait dans le domaine public, mais dont les ayants droit ne souhaiteraient pas la réédition, ne pourrait être republiée. Or, au Canada, une œuvre tombe dans le domaine public 50 ans après la mort de l’auteur, et le droit moral est « aligné », si je puis dire, sur cette loi ; les textes juridiques sont très clairs sur ce sujet. Il n’y a donc pas d’obstacle à une réédition des pamphlets dans ce pays.

A la question du « droit moral », du respect de la volonté de l'auteur puis de ses ayants droit, Rémi Ferland répond : « C'est une bonne question ». Quelle est votre position sur ce sujet ?
Je vous l’ai dit : au Canada, le « droit moral » n’est pas perpétuel, il est plus restreint qu’en France. Par conséquent, cette réédition n’encourt aucun reproche à cet égard. Mais je ne voudrais pas pour autant que cette publication apparaisse comme une provocation à l’égard des ayants droit, de Mme Destouches particulièrement, pour qui j’ai le plus profond respect. En réalité, je pense que cette réédition joue non seulement en faveur de Céline, mais aussi de ses héritiers. Je vais peut-être me répéter, mais le « droit moral » n’est pas respecté, quand les pamphlets circulent, soit en éditions d’époque, soit en éditions pirates, soit sur Internet. C’est là qu’est à mon sens la véritable atteinte aux ayants droit. Il me semble que ces derniers devraient au contraire se réjouir de voir ces textes publiés dans une édition qui se distingue (à tous les sens du terme) ; car il ne faut pas se voiler la face : tous ces sites, toutes ces maisons d’édition diffusent les pamphlets de Céline dans un seul but, la propagande antisémite et raciste. Mon travail s’inscrit délibérément contre ces pratiques, en décryptant les textes, en les expliquant, au sens propre (expliquer vient d’un mot latin qui veut dire déplier, exposer). Je serais vraiment heureux si Mme Destouches pouvait en venir à considérer que cette édition est utile à la connaissance que nous pouvons avoir de l’œuvre de Céline ; et que, par conséquent, elle ne nuit pas à la volonté de Céline ni à la sienne. 

Vous avez co-organisé le colloque « Céline à l'épreuve », qui s'est déroulé à Paris et à Nantes les 25, 26 et 27 mai 2011. Était-il important qu'un travail universitaire soit présenté au public l'année du cinquantenaire de la mort de Céline ?
Évidemment. Les commémorations ont ceci de bien qu’elles voient fleurir de nombreuses publications ; mais elles ont pour inconvénient aussi de susciter des travaux sans intérêt, simples compilations qui se complaisent dans l’anecdote (en 1935, Céline portait-il un pardessus ou une gabardine ? information capitale évidemment…) ou enfoncent des portes ouvertes : sur un sujet beaucoup plus sérieux, il est ahurissant de voir encore paraître des livres qui prétendent « révéler ce que tout le monde cache », à savoir que Céline était raciste et antisémite. Franchement, tout le monde (justement) le sait depuis longtemps, non ? Sur ce sujet, il s’agit, non de passer à autre chose évidemment, mais d’aller plus loin.
Pour en revenir à ce colloque international, qui a été organisé en collaboration avec le CNRS et l’Université de Paris-3, je dirais qu’il avait un double objectif, deux volets scientifiques : d’une part établir un bilan des études sur Céline depuis sa disparition, en donnant la parole tant à des chercheurs confirmés qu’à des doctorants qui assurent la relève. D’autre part, tenter de cerner l’influence de Céline sur la littérature contemporaine (pas seulement en France) ; vaste sujet, très complexe, dont on présente ici une première approche à travers des communications scientifiques, mais aussi une table ronde associant des écrivains français d’aujourd’hui : je remercie d’ailleurs Mickaël Ferrier, Hédi Kaddour et Yves Pagès d’avoir fait le déplacement jusqu’à Nantes pour cette intervention.
Je ne suis évidemment pas hostile à une critique littéraire plus « libre », une critique d’humeur comme on disait autrefois. Mais en tant qu’universitaire, je reste attaché à l’idée que la connaissance sur un domaine, sur un auteur, progresse aussi de façon cumulative, par le biais de travaux qui se complètent les uns les autres. C’est sûr, cela prend du temps ; et cela contrevient au « temps court », voire au « temps immédiat » qui est le propre des sociétés contemporaines… Ce colloque est donc une étape dans la réflexion contemporaine sur Céline, rien de plus, mais rien de moins ; les actes seront publiés en 2013.

Revenons maintenant à vos travaux antérieurs, et plus particulièrement à Esthétique de l'outrance. Les différentes biographies consacrées à l'écrivain, ainsi que sa correspondance, mettent en évidence son engagement volontaire dans le combat politique, concrétisé notamment par sa tentative, sous l'occupation, d'unifier les différents partis antisémites. La rédaction des pamphlets répond-elle à la volonté de vulgariser les croyances politiques et idéologiques de l'époque ? 
Hélas oui ! C’est même ce qui m’apparaît comme le plus détestable dans le « geste pamphlétaire » de Céline à partir de 1937. Les officines de propagande dont je parlais tout à l’heure n’étaient que des groupuscules. Il est assez difficile de mesurer l’influence qu’elles ont pu avoir dans la société française de l’époque, mais cette influence était sans doute assez faible. Avec Céline, il s’agit d’autre chose, puisque, de facto, l’antisémitisme bénéficie de la caution d’un auteur connu, bien que controversé. Ce n’est pas tant qu’il met à la portée du plus grand nombre des idées qui seraient confidentielles : l’antisémitisme, comme vous savez, était malheureusement répandu largement avant la guerre. Non, il lui donne une légitimité, du fait de son statut d’écrivain. Pire encore : il met cette langue extraordinaire, forgée dans Voyage au bout de la nuit et dans Mort à crédit, au service de la haine. Ce style qui brise tous les tabous, qui démonte les idoles, qui détruit toutes les fausses illusions, et qui de plus nous fait rire, bref, cette langue qui a libéré d’une certaine façon le français écrit, elle tombe maintenant en servitude. Il y a une lettre terrible, adressée par Céline en 1938 au responsable d’une officine de propagande : en substance, il lui explique qu’il faut rendre l’antisémitisme populaire, c’est-à-dire renoncer à une phraséologie savante, type « racisme scientifique », pour se mettre au niveau du public moyen. Pour ma part, c’est vraiment une des choses que je lui pardonne le moins. Et je précise : les trois principaux pamphlets (Bagatelles, L’École, Les Beaux draps) sont impardonnables en tant que tels ; mais ceci plus particulièrement. 

Le style « ordurier » des pamphlets est-il à l'origine de l'accueil mitigé de Bagatelles pour un massacre par certains milieux de l'ultra-droite ?
Il faut distinguer deux choses. Les pamphlets ont été bien accueillis dans l’ensemble, par ces forcenés d’extrême-droite. Ils se reconnaissaient dans les « idées » de Céline, et pour cause : c’étaient les leurs. Mais effectivement, on sent chez certains d’entre eux des réticences liées à l’emploi d’un vocabulaire du bas corporel. À mon sens, il y a aussi autre chose : dans cette mouvance idéologique, il est nécessaire de parler et d’écrire un « bon français », afin de « rénover la France », de « restaurer les vraies valeurs ». Par conséquent, Céline contrevient sur deux plans à ce beau programme : en utilisant des termes « orduriers », mais aussi en imposant un style oralisé, à des années-lumière du « bon français », ou du français soutenu qui reste de mise à l’écrit.

Vous recensez dans votre ouvrage les convergences et les différences entre la propagande antisémite de l'époque et ce que l'on peut trouver dans les écrits politiques de Céline. L'anti-christianisme et le racisme biologique seraient les principales « originalités  » de Céline ?
Je ne dirais pas cela, et je nuancerais un peu ce que j’écrivais là-dessus autrefois. Il y a plusieurs « sensibilités » dans l’extrême-droite de l’époque. Même si le vieux fond antisémite chrétien y reste très répandu, il existe également un antisémitisme agnostique, voire athée, auquel on peut rattacher Céline. Il faut préciser que certains, même s’ils ne sont pas du tout croyants, peuvent parfois reprendre les références à la religion pour des raisons de circonstances, par opportunisme si l’on veut. Ce n’est jamais le cas de Céline, bien entendu, pour qui la question de Dieu ne se pose pas.
Quant au racisme biologique, j’ai longtemps été d’accord sur ce point avec certains chercheurs, mais je serais plus mesuré aujourd’hui. Il me semble que, là-dessus non plus, Céline n’invente pas grand-chose. Il reprend des idées éventées qui sont apparues au XIXe siècle, dans le sillage de l’anthropologie naissante, de l’eugénisme, et du darwinisme social. Ce racisme « scientifique » à fondement biologique, on le trouve par exemple chez Vacher de Lapouge, et bien sûr chez Montandon un peu plus tard. Il serait nécessaire d’en reprendre un peu la genèse intellectuelle.

Les arts, notamment la danse, sont présents dans les pamphlets. Quels rôles peuvent jouer les trois ballets dans Bagatelles pour un massacre ?
C’est une question très complexe. Les deux premiers (La Naissance d’une fée et Voyou Paul. Brave Virginie) figurent dans la première séquence, l’ouverture du texte ; le troisième (Van Bagaden) clôt le volume. Tous trois ont été écrits indépendamment du pamphlet, et Céline, on en a la certitude, a voulu les faire jouer. Il les a proposés à l’Opéra, à l’Exposition internationale de 1937, et même à l’étranger ; mais sans succès. Très rapidement, on pourrait distinguer plusieurs niveaux d’interprétation : d’abord, les ballets représentent les « bagatelles » du titre, c’est explicite dans le texte à un moment donné, noir sur blanc. Par conséquent, ces ballets font partie de ces choses que le pamphlétaire dresse en vain (bagatelles !) face au massacre, c’est-à-dire à la guerre qui vient. Mais ce n’est pas si simple. En effet, si l’on regarde ces petits textes en détail (cela a été fait il y a longtemps par des chercheurs, j’en donne les références dans l’édition), on s’aperçoit aussi qu’ils véhiculent certaines obsessions de Céline, à l’égard des étrangers par exemple. Et dans le même temps, j’insisterais sur ce point, ces ballets disent autre chose : sur la beauté du monde, sur la fragilité des êtres, sur le danger qui menace toute création. Ils sont donc ambigus, au sens le plus fort du terme. Rappelez-vous qu’ils ont été publiés après la guerre, en 1950, sous le titre Ballets sans musique, sans personne, sans rien. Céline considérait donc qu’ils pouvaient être réédités sans dommage, bien qu’ils fassent partie de ses écrits polémiques. Je ne pense pas qu’il faille lui supposer quelque intention sournoise ; les ballets représentent incontestablement une part de son imaginaire, et cette part ne se réduit pas, loin s’en faut, aux aspects les plus douteux de celui-ci.

Pouvez-vous nous présenter le concept de « macro-phrase » ? N'est-ce pas, avec la pratique du néologisme, notamment adverbial, la principale caractéristique du style célinien ?
Je n’ai pas inventé la notion de macro-phrase, qui figure dans un article d’un linguiste appelé François Richaudeau. Je m’en étais servi pour des raisons pratiques dans Esthétique de l’outrance, mais toute terminologie est en réalité discutable. Il faudrait peut-être aujourd’hui redéfinir de façon plus précise cet aspect, qui, effectivement, est la marque propre du style de Céline après la guerre. On en trouve cependant des exemples dès Mort à crédit. Il s’agit de ces phrases qui ne s’articulent plus selon les modalités habituelles de la grammaire et de la syntaxe, mais sont constituées de segments, le plus souvent courts, séparés par des points d’interrogation ou d’exclamation, ou encore par les fameux « trois points ». Leur particularité, de plus en plus évidente au fur et à mesure que l’œuvre de Céline s’est développée, vient aussi du renoncement au système des majuscules / minuscules. C’est très perturbant à la lecture, cela bouleverse complètement nos habitudes. On a l’impression d’un discours atomisé, disséminé, et la notion même de phrase « traditionnelle » tend à disparaître. Je connais des lecteurs, y compris des amis proches, qui ont bien du mal avec ce type d’écriture. Mais selon moi, c’est vraiment par là que Céline se révèle un inventeur de langue, un inventeur dans la langue. On pourrait employer également l’expression de phrase hypersegmentée, qui est plus proche de l’effet produit sur le lecteur.
Quant au néologisme, il est également très important chez Céline, mais je ne le restreindrais pas à l’adverbe ; toutes les unités constitutives de la langue sont concernées : substantifs, verbes, adjectifs. Et il faut bien le dire, les pamphlets sont de tous les textes de Céline ceux dans lesquels les néologismes sont les plus nombreux et les plus inventifs. Ce qui s’explique assez bien, car Céline n’y est pas assujetti à la narration d’une intrigue, il peut donc se concentrer sur la langue elle-même. Mais je m’empresse de dire que, si ces néologismes sont parfois inventés pour le meilleur, ils le sont la plupart du temps pour le pire, quand ils servent à attaquer les juifs ou les autres cibles de Céline ; ce qui les discrédite complètement, bien sûr. Tant d’intelligence et de sensibilité à la langue, gâchées, abîmées ainsi…

Quelle est la place des pamphlets dans l'évolution stylistique de Céline ? Selon vous, il y aurait continuité plus que rupture ?
Oui, si l’on pense à ce dont nous parlions plus haut : la posture du locuteur, ou la présence des phrases hypersegmentées. Mais il ne faut pas perdre de vue que, dans les pamphlets, il y a aussi des procédés de style qui entravent la libération de la langue : les répétitions par exemple, qui confinent au ressassement, et rendent insupportables tant de passages ; les citations aussi, tellement nombreuses qu’au bout d’un moment, on n’en peut plus ! Egalement un certain type de phrases, énumératives par exemple (cela va avec les répétitions) ; ou bien des espèces de périodes (dans Esthétique de l’outrance, je les avais appelées des « périodes orales-oratoires »), qui font penser à l’éloquence du tribun populaire, du haut de son estrade, en train d’haranguer la foule… Or, cette éloquence-là, c’est précisément celle à laquelle Céline veut tordre le cou dans ses romans ! Pour revenir à l’écriture romanesque, dès Guignol’s band, il a donc dû se débarrasser de certains tics, ou procédés, vers lesquels il avait été entraîné dans les textes polémiques.

Et Féerie pour une autre fois serait le roman-clé (vous parlez de « roman-pamphlet »), le texte qui ferait la fusion entre écriture pamphlétaire et écriture romanesque ?
Il me semble, oui. Surtout dans le premier volume, on ne sait plus très bien où on est, en termes d’espace et de temps, mais aussi de genre littéraire : est-ce un roman ? un pamphlet ? Dès qu’une intrigue romanesque se met en place, aussitôt la voix du locuteur évoque ses problèmes actuels, la prison au Danemark, ses ennemis dans le monde littéraire d’après 1945 ; quelques pages plus loin, c’est l’inverse, et ainsi de suite. C’est d’ailleurs ce qui rend la lecture de ce texte difficile, et explique sans doute le discrédit dans lequel il est toujours. À mon sens, ce n’est pas uniquement pour des raisons liées aux circonstances de sa réception en 1952. Bien sûr, Céline ne renie rien de ses engagements passés, mais en même temps, il revient dans le champ littéraire en usant d’une langue inouïe, d’avant-garde. Il fait tout ce à quoi l’on ne s’attendait pas.

Vous participez régulièrement aux travaux de L'Année Céline. Avez-vous un travail sur Céline en préparation ?
Comme je vous l’ai dit précédemment, les actes du colloque « Céline à l’épreuve » sont en préparation (sortie prévue : 2013). Je songe aussi à réunir en volume un certain nombre d’articles qui sont pour l’instant dispersés dans des revues ou des recueils collectifs.

Propos recueillis par Matthias GADRET
Le Petit Célinien, 23 septembre 2012.

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> BIBLIOGRAPHIE de Régis TETTAMANZI (pdf, 4 pages)

> Écrits polémiques (editions Huit, Québec, 2012), REVUE DE PRESSE

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