samedi 28 juillet 2012

« Voyage au bout de la nuit » - Prolétariat n°2 - Aout-Septembre 1933

La revue Prolétariat, dirigée par Henry Poulaille, a publié douze numéros de juillet 1933 à juillet 1934. Dans son n°2 d'août-septembre 1933, elle consacre deux pages à Voyage au bout de la nuit sorti l'année précédente chez Denoël et Steele. Henri Duclos, auteur de l'article est médecin lui-même. Il s'attarde donc plus particulièrement sur le comportement de son homologue médecin Bardamu. Entre étonnement et révolte, le jugement est sévère...




Sans doute serait-il plus habile de n'en point parler. Le silence est une thérapeutique souveraine en pareil cas. Mais puisqu'il est trop tard pour l'appliquer, allons jusqu'au bout de cette nuit, et qu'on s'explique !
Une petite note en guise de préface dresse son piège au lecteur assez ingénu pour la négliger : Hommes, bêtes, villes et choses, tout est imaginé. C'est un roman, rien qu'une histoire fictive. C'est de l'autre côté de la vie.
Utile précaution contre le scandale probable. Celui qui s'indignera en sera ridiculisé.
C'est-à-dire que MM. Louis-Ferdinand Céline traite son ouvrage de plaisanterie? Son article retentissant, paru dans Candide, prouve le contraire. C'est heureux, car il serait plus difficile de secouer un aimable fumiste que de charger des moulins à vent.
On a déjà beaucoup parlé de ce livre, pour le plus grand profit de son auteur. Les uns ont crié au miracle devant un style soi-disant inédit. Les autres n'y ont vu qu'une construction maladroite, infestée de mauvaise littérature. Les blasés et les snobs y ont goûté un frisson nouveau. Le peuple n'a rien compris au langage qu'on lui prête, mais qu'il n'a jamais parlé. Enfin, pour mettre le comble à la confusion, des âmes de bonne volonté ont retrouvé là leur angoisse et la célèbre alternative posée à Huysmans, après A. Rebours: la bouche du revolver ou le pied de la Croix.
Peut-être chacun a-t-il raison? Personnellement, je serais prêt à oublier quelques fautes de goût pour la verve de certains passages, si d'autres, par ailleurs, ne me révoltaient pas. J'ai tâché consciencieusement d'avaler le tout, au risque de ressembler à ces enfants qui ne prennent leur huile de foie de morue qu'avec force grimaces et en se bouchant le nez. Mon estomac s'y est refusé, je le regrette.
Déformation professionnelle? Médecin, je n'ai pu m'empêcher de juger un médecin écrivant l'histoire d'un médecin. Médecin imaginé, soit, de l'autre côté de la vie (voir plus haut). Mais de deux choses l'une : ou Bardamu est en dehors de la vie, sans lieu de ressemblance avec aucun de nos confrères, et alors le livre, bon pour Sirius, ne nous intéresse pas; ou un pamphlet, de dessiner une caricature, c'est-à-dire de faire une œuvre plus vraie que la vérité même, et il y a échoué tristement.
Admettons que la médecine-sacerdoce soit reléguée aux temps de la Légende Dorée. Admettons encore, avec La Rochefoucauld, que l'égoïsme soit le seul promoteur de la gent médicale connu de toute la race humaine. Admettons l'existence — cette fois, il le faut bien — des mauvais médecins : médecins marrons, médecins d'officines troubles, trafiquants de carnets, d'accidents de travail, de stupéfiants, médecins charlatans médecins avorteurs. Mais, le pire de ces dévoyés, le moment venu, aura l'étincelle. Je les mets au défi de rester jusqu'au bout, voire jusqu'au bout de la nuit, aveugles et sourds. La médecine impose un caractère sacré qu'il n'est pas facile de renier — eh ! oui, Monsieur Bardamu ! — Elle oblige à des réflexes que le plus taré traîne avec lui.
Ces réflexes, Bardamu ne les a pas. On jurerait que sa physionomie falote a été créée par un profane, un profane qui aurait prodigué les termes techniques pour masquer son impuissance essentielle à concevoir une personnalité de médecin, même aussi lamentable, un profane qui aurait ignoré les rudiments primordiaux de la science médicale.
Or, comme M. Céline est médecin, la question se pose de savoir pourquoi il a ainsi faussé son personnage. Nous examinerons plus loin ce problème. Pour l'instant, repassons les attitudes les plus invraisemblables de Bardamu. Il est appelé pour une métrorrhagie post abortive. Le cas est très grave. Il conseille le transport d'urgence à l'hôpital. La mère refuse, à cause du scandale. Qu'en penseraient les voisins et les voisines ?
Jusqu'ici la chose est, hélas ! très banale. Ce qui l'est moins, c'est la façon d'agir de notre étrange docteur. N'importe quel médecin aurait enlevé sa veste, retroussé les manches de sa chemise, et, tandis qu'il aurait ordonné de faire bouillir en hâte une marmite d'eau, se serait appliqué lui-même à arrêter l'hémorragie. Je saute les détails. Un médecin de campagne se trouve presque chaque jour devant des cas analogues, loin de toute clinique ou hôpital. La malade serait peut-être morte dans ses bras, saignée à blanc, ou, quelques jours plus tard, d'une bonne éclampsie; mais il serait rentré, je ne dis pas avec la satisfaction du devoir accompli, c'est trop vieux jeu, il serait rentré avec le plaisir physique d'une lutte acceptée et menée jusqu'au bout: Si, de nos jours, on n'est plus moral, du moins on reste sportif. 

Voilà ce qu'aurait fait Bardamu comme les autres, si M. Louis-Ferdinand Céline n'avait pas décidé d'écrire l'épopée de la lâcheté. Abandons, reniements, quand on tient un si beau sujet à l'usage des gens du monde, on ne s'oublie pas jusqu'à soigner une pauvre fille dont le sang fait glouglou entre les jambes. Je remis le gros coton, raconte Bardamu, et remontai sa couverture simplement. Ce simplement est prodigieux !
Et puis : je revins pour sentir son pouls, plus menu, plus furtif que tout à l'heure. Elle ne respirait que par à-coups. J'entendais bien, moi, toujours, le sang tomber sur le parquet comme à petits coups d'une montre de plus en plus lente, de plus en plus faible. Rien à faire. La mère me précèdait vers la porte. — Surtout, me recommanda-t-elle, transie, Docteur, promettez-moi que vous ne direz rien à personne ? — Elle me suppliait. — Vous me le jurez ? Je promettais tout ce qu'on voulait. Je tendis la main. Ce fut vingt francs.
Un autre épisode aussi étonnant clôt le livre. Bardamu est en taxi, avec Robinson et deux femmes. L'une d'elles tire deux balles de révolver dans le ventre de Robinson. Un médecin, en pareil cas, ne peut hésiter. Il donne au chauffeur l'adresse de l'hôpital le plus proche et il fait opérer d'urgence par le chirurgien de garde. Songez que le blessé est déjà dans l'auto. Opéré immédiatement, il aurait toutes les chances pour lui.
Mais c'est compter sans le souci « littéraire » de M. Céline. Il faut aller jusqu'au bout de la nuit. Il l'a promis. Il faut accomplir la dernière saleté, laisser crever un ami, se débarrasser d'un gêneur, mais sans en avoir l'air. Car, si le propos était délibéré, Badamu serait moins parfaitement lâche. Les bandits ne sont pas assez méprisables. Le voici donc aussitôt après les coups de révolver : Je ne savais plus trop quoi décider moi avec le blessé. Le ramener à Paris, ça aurait été dans un sens plus pratique. Mais nous n'étions plus loin de notre maison. Les gens du pays auraient pas compris la manœuvre...
Si j'avais été à sa place à Léon, j'aurais préféré, pour moi, une hémor- ragie interne, ça vous inonde le ven- tre, c'est rapidement fait. Tandis que par une péritonite, c'est de l'infection en perspective c'est long.
(Hé ! M. Céline, la chirurgie, pour qui est-elle faite ?) Et le ton continue : Je restais, devant Léon, pour compatir et jamais j'avais été aussi gêné. Il nous tenait par la main. Chacun une. Je l'embrassai. Il n'y a plus que ça qu'on puisse faire sans se tromper dans ces cas là (sic). On a attendu. Il a plus rien dit. Un peu plus tard, une heure peut-être, pas davantage, c'est l'hémor- ragie qui s'est décidée, mais alors abondante, interne, massive. Elle l'a emmené.
Donc, en faisant vite, on aurait opéré à temps. Ces dernières lignes passent l'imagination. Ecrites par un médecin, elles dévotent un tel parti-pris qu'elles frisent la naïveté. Il y a encore le chapitre où Bardamu se partage entre un moribond et une femme en train d'accoucher, uniquement pour ne pas perdre ses honoraires, Il ne réussit qu'à montrer une fois de plus son incommensurable ignorance professionnelle, sans parler de sa bassesse : La sage-femme attend de son côté que je patauge en plein, que je me sauve et que je lui laisse les cent francs. Mais elle peut courir la sage-femme ! Et mon terme alors ? Qui c'est qui le payera ? Cet accouchement vasouille depuis le matin, je veux bien. Ça saigne, je veux bien aussi, mais ça ne sort pas, et faut savoir tenir ! 
Les snobs qui s'invitent à voir des films chirurgicaux doivent être servis. La note répugnante et salace n'y manque même pas, comme, après l'épisode de l'avortement, le tableau de ce ménage qui s'excite à maltraiter une fillette. Sadisme et lâcheté jettent leurs feux troubles sur l'œuvre de M. Louis-Ferdinand Céline. Cette âpre critique de l'humanité ne serait-elle en définitive que la critique de ses lecteurs ?
Dans son article de Candide, M. Céline revendiquait la gloire d'avoir excité le nerf dentaire du public. Mais Bardamu, aussi piètre physiologiste que mauvais clinicien, à confondu le nerf dentaire avec le pneumogastrique, nerf du vomissement. En fait de frisson nouveau, il n'a mis au point qu'un émétique infaillible.

Henri DUCLOS
Prolétariat n°2, Août - Septembre 1933


> Télécharger le numéro complet : Prolétariat n°2, Août-Septembre 1933 (pdf, 85 pages)

1 commentaire:

  1. Le « Voyage » est farci de petites phrases insolites. Ici, c’est : « Les gens du pays auraient pas compris la manœuvre... » Quelle manoeuvre ? Il s’agit d’un meurtre sans témoin dans un taxi...

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