jeudi 19 avril 2012

Louis-Ferdinand Céline : « YOP TE DEUM » par Michaël Ferrier (2011)

Chez Céline, élevé dans l'arrière-cour du Théâtre des Bouffes-Parisiens, la chanson est partout. Savante ou populaire, la musique scande, remodèle son écriture.

« Je ne suis pas un enculeur de mouches moi. Je fais des chansons »: c'est ce que répond Céline, avec sa verve habituelle, au romancier Albert Paraz qui l'interroge, en 1949, sur une comparaison possible entre son oeuvre et celle de Joyce. La formulation, très provocante, n'en révèle pas moins une constante de son travail, en même temps qu'une anomalie dans le paysage littéraire, que Céline revendique haut et fort, et qu'il considère même comme l'un de ses traits distinctifs : « Mes livres sont chansons nullement PROSE. » L'idée réapparaît sous sa plume si fréquemment et de manière si appuyée qu'il n'est pas exagéré d'y voir un principe directeur de toute sa poétique, comme il y invite lui-même, par exemple dans la centaine de lettres qu'il échange avec le professeur Milton Hindus, où la métaphore du chant est utilisée dans un registre tour
à tour scatologique, lyrique et mystique, qui en dit long sur la variété des effets qu'il compte en tirer et qu'il sait pouvoir y puiser (« Tout ce qui ne chante pas pour moi, c'est de la merde », « Ce qui ne chante pas n'existe pas pour l'âme »). Dans son roman Féerie pour une autre fois, tout entier situé à Montmartre, dans le fracas des bombardements de la Seconde Guerre mondiale, mais aussi dans le souvenir chantonnant de la Butte, il en fera même la clé de voûte de son projet artistique : « Considérez ce que je médite! Marre de prose ! chansons partout ! »
Effectivement, pour qui prend la peine de tendre l'oreille, la chanson est partout chez Céline, dès sa thèse consacrée au médecin Semmelweis (« C'est de chansons et non d'école que le petit Semmelweis était fervent »), et sa première pièce de théâtre, Progrès, qu'on peut lire comme la parodie d'un ballet chanté de Molière et de Lully. On la trouve aussi dès la première page de son premier roman, l'épigraphe de Voyage au bout de la nuit (la fameuse Chanson des Gardes suisses, que Céline prétendra avoir composée, et qui donne son titre au livre), dans ses romans londoniens et montmartrois, avec leur kyrielle de cabarets et de music-halls (le Leicester, le Touit-Touit Club, points de ralliement de Guignol's Band), leurs boîtes de nuit, salles de spectacle et cafés-concerts (Concert Mayol, L'Empire...), ainsi que les célèbres moulins, comme le Moulin de la Galette, dont Céline prend soin de rappeler qu'ils hébergeaient des bals champêtres et des concours de chant. Dans la trilogie finale -D'un château l'autre, Nord, Rigodon -, qu'il présentera comme un « opéra de la guerre », c'est toute l'Europe en feu qui sera croquée à la manière d'un d'opéra-comique ou d'un opéra-bouffe : « Sigmaringen ?... pourtant quel pittoresque séjour !... vous vous diriez en opérette... » Prison, hospice, villes dévastées réduites en dentelle et capilotade, ou plate-forme de train en fuite devant la bêtise des hommes, il est peu de lieux dans l'oeuvre célinienne qui ne chantent pas, comme s'il s'agissait coûte que coûte de faire surgir de ce grabuge une petite musique.
Cette passion pour la chanson se retrouve dans la trajectoire personnelle de Céline, qui aura toute sa vie recherché l'amitié des vedettes de l'époque, certaines aujourd'hui oubliées (Guy Berry, Max Révol, Alfred Pizella), d'autres plus mémorables, comme Michel Simon ou Arletty (à laquelle il consacre un texte, Arletty, jeune fille dauphinoise, en 1948), qui firent une grande partie de leur carrière dans des opérettes jouées ou filmées. Elle trouve sans doute sa source dans l'enfance de Céline : le passage Choiseul, où sa mère tenait commerce de dentelles, était le siège du Théâtre des Bouffes-Parisiens d'Offenbach et d'un marchand de gramophones. Transposé dans Mort à crédit, le fameux passage des Bérésinas est décrit comme une véritable cloche à chansons, qui résonne tantôt des airs chantés par Mme Divonne ou la mère de Ferdinand, tantôt de la « voix enchanteresse » du ténor Pitaluga. Plus tard, Céline s'essaiera lui aussi à la chanson, en composant À nœud coulant et Règlement, deux petits bijoux de chansons populaires et poétiques destinés à Marianne Oswald, mais qu'il interpréta finalement lui-même (on peut les écouter dans l'Anthologie Céline, 2 CD Frémeaux & Associés, 2000).
Mais en dehors -ou plutôt en sus- des réminiscences biographiques, le recours intensif à la chanson offre surtout à Céline plusieurs avantages dans sa pratique d'écriture, comme dans le déploiement de son  imaginaire : tout d'abord, il vise sans aucun doute à l'éloigner d'une certaine tradition littéraire. Sont visés ici, en filigrane et parfois nommément, certains romanciers de la génération précédente, les « profs » , les « diarrhéiques », tenants du roman à thèse et du roman cyclique (Jules Romains, Roger Martin du Card, Romain Rolland...), « la prose-prose des arriérés naturalistes américains ou français », les concurrents directs de Céline sur le marché littéraire et, à tout seigneur tout honneur, le premier d'entre eux, Marcel Proust, qui sort pitoyable vaincu du match imaginaire que Céline lui impose contre le chansonnier Aristide Bruant ! « Je donnerais tous les Proust de la terre pour deux chansons d'Aristide », tranche-t-il, lapidaire, dans Bagatelles pour un massacre. Chansons et petits airs sont le moyen bref, rapide, incisif -et viril - de mener une lutte vigoureuse contre les infinis atermoiements proustiens. L'enjeu est de taille : il s'agit de rompre le contrat poétique en cours à l'époque. Féerie pour une autre fois constitue de ce point de vue une tentative extrême, avec l'insertion insistante dans la prose d'une partition de chanson, procédé rarissime dans le roman du XXè siècle, pourtant fertile en innovations en tout genre. « Je me sers du langage parlé, je le recompose pour mon besoin - mais je le force en un rythme de chanson », écrira-t-il encore à Paraz en septembre 1949.
Proust en fera les frais à plusieurs reprises, dans les romans comme dans les pamphlets, cinglé de formules aussi cruelles que savoureuses, pour son « extraordinaire ténacité dans l'infinie, la diluante futilité des rites et démarches qui s'entortillent autour des gens du monde » (Voyage), ou sa « très minusculisante analyse d'enculage à la Prout-Proust, "montée-nuance", en demi-dard de quart de mouche » (Bagatelles). Céline ne peut que railler l'entreprise de Proust, cette interminable épiphanie : « trois cents pages pour nous faire comprendre que Tutur encule Tatave c'est trop »! Il n'y a pas seulement là un changement de vitesse, mais un changement de régime du récit et une différence de méthode : ce que vise Céline n'est pas l'éblouissante révélation d'un secret enfin dévoilé, l'essor triomphant de la flèche crénelée d'une église, la résurrection d'un immense édifice englouti, mais la découverte soudaine d'un coin d'ombre tapi et palpitant, une bête blessée et frémissante cachée dans le grenier. Patience de Proust, urgence de Céline. Le premier procède par addition, longues phrases, subordonnées savantes : il construit une cathédrale en quatre dimensions, s'installe dans le Temps, en fait la condition même de possibilité de son oeuvre. Le second procède par soustraction, ruptures de construction, broderie des points de suspension : il coud à la main une dentelle fine et meurtrie, un incessant travail de sape qui vise à arracher quelques morceaux de la vie à la trame du temps. Si les deux œuvres au bout du compte poursuivent le même but, survivre à l'anéantissement, elles le font selon deux principes divergents : Proust en se livrant à une analyse minutieuse (et, quoi qu'en dise Céline, admirable) de chaque moment de sa vie, pour en tirer une leçon, révéler une vérité, Céline en se plaçant aux frontières de la mort pour en extraire une vibration, un pétillement ; « les petits airs en train d'oubli, les joies défuntes, le tout petit peu de vie qu'ils cachent encore ».
Mais la chanson n'est pas non plus dénuée d'aspects idéologiques : le recours à un moment particulièrement brillant de l'art lyrique national (Offenbach, Lecocq, Messager, l'école française de l'opéra-comique) ou à des airs populaires censés représenter le sanctuaire de l'identité nationale (Mayol, Fragson, Chevalier...), voire du « lyrisme esthétique blanc » (lettre à Combelle de 1938), est ainsi particulièrement évident dans les pamphlets, qui reprennent en de nombreux endroits les procédés comiques, mais aussi antisémites, des monologues de chansonniers -à la manière d'un Bruant, qui se présentera aux législatives de Belleville en 1898 avec un programme anticapitaliste aux accents cocardiers et antisémites. C'est ce qu'on pourrait nommer la veine du « folkloriste patriote effréné » (« je suis un folkloriste patriote effréné dans un pays de dégénérés de laquais et de bâtards », lettre à Paulhan, février 1948).
Dans ce domaine, les grandes déclarations idéologiques sont pourtant constamment remises en question par l'œuvre elle-même : une des références majeures de Céline est ainsi... Jacob Offenbach, Juif d'origine allemande, fils du chantre de synagogue Isaac Offenbach. Ce « croisement de coq et de sauterelle » , comme l'appelait son ami Nadar, naturalisé français en 1861, disparu de l'affiche dès 1933 en Allemagne et interdit par les nazis pendant l'Occupation, est épargné dans les pamphlets, et toujours cité avec délice dans les romans ! De la même façon, le jazz, violemment dénigré dans les pamphlets et les interviews, sera promu dans la préface de Guignol's Band au rang de modèle stylistique.
Du titre de son premier roman jusqu'aux toutes dernières pages, en passant par les délires racistes des pamphlets, la chanson traverse et porte ainsi toute l'œuvre de Céline, pour le meilleur et pour le pire, la révélant dans sa complexité et ses paradoxes. Elle en dit long sur ses rapports avec la littérature et le politique, et résume étonnamment les contradictions sur lesquelles son écriture s'est bâtie et les ambiguïtés qu'à l'heure actuelle elle n'a pas cessé de provoquer.

Michaël FERRIER
Télérama hors série, juin 2011.

Michaël Ferrier est écrivain et professeur à l'Université Chuo de Tokyo. Il est l'auteur de textes sur la culture japonaise, d'un essai sur Céline (Céline et la chanson, éd. du Lérot, 2004, 68 €) et de romans. Dernière parution : Sympathie pour le fantôme (éd. Gallimard, 2010).

2 commentaires:

  1. Mis à part sa grille de lecture des deux chansons de Céline, excellente, très riche et probante, capitale étude sur l'utilisation et de l'influence des chansons,musiques, opérettes dans l'oeuvre de Céline.
    Je crois que Ferrier vient de publier cette année un livre sur son expérience du Tsunami.

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    1. Oui, "Fukushima, récit d'un désastre" (Gallimard, 2012), livre impressionnant, qui vient d'être retenu dans la sélection de printemps du Prix Renaudot.
      ll y a, dans tous les romans de Ferrier, des références à Céline. Dans "Tokyo, petits portraits de l'aube" (Gallimard, 2004), on trouve des discussions hilarantes avec le traducteur japonais de Céline, dans "Sympathie pour le Fantôme" (Gallimard, 2011), une citation de "Mort à crédit" dès le deuxième paragraphe, et dans "Fukushima, récit d'un désastre", le "ça venait des profondeurs et c'était arrivé" de "Voyage au bout de la nuit", qui associe implicitement le désastre de Fukushima à une véritable guerre, puisque Céline utilisait cette phrase pour décrire la boucherie de 14.
      Non seulement en tant qu'essayiste (son étude sur "Céline et la chanson" est, on l'a dit, un ouvrage capital), mais en tant que romancier, Ferrier garde toujours Céline comme une de ses références de prédilection.
      Il serait temps que des critiques littéraires se penchent sur l'importance de Céline pour celui que les éditions Gallimard décrivent comme "l'un des auteurs français les plus prometteurs de sa génération".

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