jeudi 2 février 2012

Les rafiots de Céline par Maël Renouard (2003)

Dessin de Céline (1936)
I - Un voyage à travers la nuit, au bout de la nuit, comment ne serait-il pas une navigation ? La mer, la haute mer, s’est apparentée à la nuit. « Les Orientaux n’y voient que le gouffre amer, la nuit de l’abîme. Dans toutes les anciennes langues, de l’Inde à l’Irlande, le nom de la mer a pour synonyme ou analogue le désert et la nuit (1). » En Grèce, le grand large inconnu, pontos, la mer immense où l’on perd de vue les rivages, est semblable au Tartare, masse de ténèbres brumeuses (2). Tous deux forment un chasma, un gouffre, un abîme. La nuit est la mer, justement parce qu’elle est l’indistinction du ciel et de la mer. La tempête est noire, les vents mauvais sont les fils de la nuit. Mais la nuit-mer est franchissable par la grâce de points de lumière disposés dans le ciel. Même le jour au grand large est une nuit si l’on s’y aventure à l’aveugle ; en revanche la nuit semée d’étoiles lisibles est comme un autre jour. « Ils allaient comme les yeux fermés et dans la nuit », dit Michelet d’anciens héros de la mer, ignorants du ciel, qui n’ont pas surmonté le cabotage sans angoisse. Les navigateurs ne pourraient pas se tracer un chemin prévisible et garant d’une destination sur l’étendue indifférenciée de la mer, la nuit, si les étoiles ne leur offraient des repères. Ils conjecturent la route d’après les astres ; tous ceux qui suivent un chemin long et solitaire font ainsi. La route du navire est déjà tracée par les étoiles. Elles frayent à travers le chaos un chemin possible. Sans elles pontos serait intraversable, la nuit en mer resterait la pénombre absolue et la déroute des marins à jamais. Calypso ordonne à Ulysse de naviguer au grand large en gardant l’Ourse à sa main gauche ; la nuit il tient la barre en fixant les constellations de ses yeux qui ne tombent pas de sommeil. La présence même de ces chemins indiqués dans le ciel est une faveur des dieux. C’est Thétis, divinité de la mer, qui apporte avec elle le principe de l’orientation, poros, grâce auquel les marins peuvent sur l’océan s’ouvrir un passage à travers des voies différenciées. « Il vous a donné les étoiles pour guides dans les ténèbres de la terre et de la mer », est-il dit de Dieu dans le Coran (sourate VI, 97).

Mais qu’arrive-t-il si les repères célestes sont absents de la nuit ? Ce que chante la « Chanson des gardes suisses » de 93, placée en exergue au Voyage, c’est le désarroi d’une orientation qui ne peut se fonder sur aucune étoile.

Notre vie est un voyage
Dans l’hiver et dans la Nuit,
Nous cherchons notre passage
Dans le Ciel où rien ne luit.

La nuit étoilée n’est plus la nuit-chaos ; elle est la nuit navigable. En un sens elle n’est plus strictement la nuit. Le Voyage sera donc une traversée au cœur de la vraie nuit, la nuit désorientée où le navire aveugle cherche en vain son cap, broyé dans un tohu-bohu de tempêtes. Même le rivage n’est pas un rempart contre la nuit. Le cabotage ne nous délivre pas des ténèbres du grand large. La terre approchée dans la nuit ne brille pas des feux du balisage qui semblent d’autres étoiles, petites étoiles électriques du rivage elles aussi favorables à la route des marins. La nuit en mer, c’est la mélasse. « Nous devions longer la côte et si lourdement, qu’on semblait progresser dans la mélasse. Mélasse aussi le ciel au-dessus du bordage, rien qu’un emplâtre noir et fondu que je guignais avec envie (3). » Car cette côte est l’Afrique, continent noir et terre de ténèbres. Bientôt quelques lanternes brilleront sur le rivage. Mais c’est un homme-ombre, homme d’Afrique dont les traits se fondent dans la nuit, qui permet à Bardamu de fuir l’Amiral-Bragueton et de retrouver la terre. L’épisode africain témoigne d’une vive influence de Conrad sur Céline, surtout de Heart of Darkness. « Voyage », en anglais, possède un sens maritime avant tout et ne se dit des périples terrestres que par image.

Et même si des balises sont visibles, elles ne semblent pas sauver ici les marins de la nuit et de la perdition. Les feux rouges et verts, qui indiquent le tracé des chenaux dans les voies navigables et à l’entrée des ports, emmènent les bateaux vers la nuit. Ces lumières conduisent à l’absence de lumière. Par une fenêtre, à Rancy, Bardamu aperçoit un défilé fantastique de bateaux sur la Seine, comme aimantés vers leur perte par un chemin de lumières : « plus loin, bien plus loin que les fortifications, des files et des rangées de lumignons dispersés sur tout le large de l’ombre comme des clous, pour tendre l’oubli sur la ville, et d’autres petites lumières encore qui scintillent parmi des vertes, qui clignent, des rouges, toujours des bateaux et des bateaux encore, toute une escadre venue là de partout pour attendre, tremblante, que s’ouvrent derrière la Tour les grandes portes de la Nuit (4). » C’est comme une écluse immense donnant sur la pénombre. Le phare qui « écarquille la nuit », au Havre, éclaire les passants et les éblouit mieux qu’il ne sauve les navires du naufrage : phare paradoxal dont le faisceau se détourne de la mer. Dans Normance, un bombardement transforme la ville en navire malmené dans la tempête. « Les jardins roulent houlent encore dehors… le couloir doit aussi houler… les murs tanguent plus tant… (5) » Le plancher vogue… tout vogue !… « Toute la girandole ondule entre les étoiles… on voit les étoiles dans le jonquille… le ciel est en mer de jonquille… » Il y a le feu dans le ciel. Partout des lumières : petits vers luisants de toutes les couleurs, « lucioles voltigeantes violettes… (6) » Mais ce ne sont pas des étoiles semées dans le ciel pour nous guider. Ce firmament désordonné n’oriente pas, c’est notre déroute. Les repères n’existent plus, on dirait que le soleil se lève à l’ouest… Aucune navigation réglée n’est possible sous un ciel pareil. Les étoiles chaotiques fusent de partout et les flammes nous tombent dessus. Les astres qui devaient tracer des chemins à travers le tumulte de la nuit embrasent l’océan dans une autre tempête. « Tout Paris en mer de feu ! (7) » La lumière ne donne pas ici le jour où l’on peut s’orienter. Si le chaos marin se confond avec la nuit, ce feu-là qui nous égare et met le monde sens dessus dessous relève encore des ténèbres.

Mais le navire n’est pas seulement allié à la noirceur, à cette nuit si vaste qu’elle peut s’emparer du feu éblouissant. Un voyage au bout de la nuit nous promet aussi une sortie de la nuit. Une aube se lève quand le Voyage se termine : « l’écluse commence à pivoter lentement sur la fin de la nuit (8). » Fin de la nuit astronomique, mais peut-être aussi de la nuit figurée qui règne même dans le soleil parce qu’elle concerne la vie entière. Et c’est encore un bateau qui nous emporte alors vers autre chose, autre chose qui n’est plus la nuit si vraiment nous sommes parvenus au bout de celle-ci. Le livre nous a conduits à ce seuil. Il est temps de tourner la page de la nuit ; ce sont les toutes dernières lignes du roman. « De loin, le remorqueur a sifflé ; son appel a passé le pont, encore une arche, une autre, l’écluse, un autre pont, loin, plus loin… Il appelait vers lui toutes les péniches du fleuve toutes, et la ville entière, et le ciel et la campagne, et nous, tout qu’il emmenait, la Seine aussi, tout, qu’on n’en parle plus (9). » Le remorqueur enchante comme le joueur de flûte du conte ; il tire le monde entier dans son sillage. Des bateaux nous menaient à travers la nuit mais c’est un bateau qui nous en délivre. Céline n’ignore pas tout ce que les navires recèlent d’évasion. En eux cohabitent le sordide et le rêve, comme dans l’écriture de Céline. Le bateau, « ça fait travailler l’imagination », dirait-il lui-même ; en même temps ça nous traîne dans les arrière-ports, les bordels, les colonies. « Si l’on songe, après tout, que le bateau, c’est un morceau flottant d’espace, un lieu sans lieu, qui vit par lui-même, qui est fermé sur soi et qui est livré en même temps à l’infini de la mer et qui, de port en port, de bordée en bordée, de maison close en maison close, va jusqu’aux colonies chercher ce qu’elles recèlent de plus précieux en leurs jardins, vous comprendrez pourquoi la bateau a été pour notre civilisation, depuis le XVIè siècle jusqu’à nos jours, à la fois non seulement, bien sûr, le plus grand instrument de développement économique (ce n’est pas de cela que je parle aujourd’hui), mais la plus grande réserve d’imagination. (…) Dans les civilisations sans bateaux les rêves se tarissent, l’espionnage y remplace l’aventure, et la police, les corsaires (10). » C’est sur le bateau que nous passons dans la nuit, mais c’est grâce à lui que nous pourrons nous en évader en rejoignant les rêves. Par d’autres navires nous échapperons à notre chemin sans lumière. Car il y en a plusieurs et tous ne reçoivent pas les mêmes rôles à tenir. Voiliers, cargos, canots, galères, yachts, péniches, pilotes, remorqueurs, bricks, terre-neuvas, trois-mâts, bateaux-lavoirs, barques, tout un catalogue de navires est capable d’exprimer les domaines extrêmes de l’expérience, le plus noir et le plus radieux. Souvent les personnages de Céline sont très savants en la matière : « je m’y connais moi en navires… (11) » Les rafiots nous enfoncent dans le tangage et la suie de la vie réelle, sa triste tempête comme une nuit qui n’en finit pas ; d’autres, plus beaux et plus inaccessibles, aimantent la rêverie vers un jour de bonheur, de grâce, ou de délire. La navigation est l’image la plus évidente des voyages dans la nuit que sont les récits de Céline ; mais la seule échappée hors de cette nuit qui colle au visage, hors de la nuit toujours là qu’on est forcé de traverser, ce sont des bateaux qui l’ouvriront. Dans les Entretiens avec le professeur Y, Céline affirme qu’il est un auteur lyrique et justement le lyrisme a pour lui partie liée à la mer. Mais le lien ne saute pas aux yeux du professeur Y, alias Colonel Réséda : « le lyrisme et la mer, quel rapport ?… je vais pas tout vous expliquer, Colonel ! il me faudrait des heures !… (12) » Le style lyrique de Céline, où le sordide et le sublime passent constamment l’un dans l’autre, est ambigu comme la signification de la mer qui sera tantôt la nuit invivable, tantôt la plus efficace ressource de l’évasion.

II - Le navire perdu dans le chaos de l’océan, le navire qui ne tient pas la mer, dont la coque rouille et menace de faire eau, c’est le rafiot. Et c’est lui, le bateau du voyage de misère dans la nuit. L’Amiral-Bragueton est le premier rafiot de Céline. Rafiot pour sûr : il est si vieux qu’on a préféré ôter la plaque indiquant l’année de sa construction et les couches accumulées de peinture lui ont fait comme une seconde coque. A son bord s’accomplit le voyage vers la Bambola-Bragamance. Les enragés du rêve colonial, déjà lessivés par la moiteur et le mal de mer, y ont recomposé leur petite société : le rafiot est une communauté, une image plus dure de la communauté terrestre. Si dans la vie courante cent personnes aimeraient bien vous tuer chaque jour (ceux devant qui vous êtes dans la queue au métro, ceux qui passent devant votre maison et qui n’en ont pas), il faut avouer que « sur le bateau ça se discerne mieux cette presse, alors c’est plus gênant ». Et entre tous, il y a de pauvres types qui font singulièrement l’objet de ces haines absurdes. Bardamu devient soudain le passager infâme, « la honte du genre humain qu’on signale partout au long des siècles », insaisissable sur terre mais que les circonstances singulières du bord ont permis de coincer enfin. On le soupçonne de tout, on veut le jeter par-dessus bord, il est Jonas — et cependant il n’est même pas responsable d’une perdition. Le sermon du Père Mapple, au début de Moby Dick, trace le portrait d’un Jonas très semblable à Bardamu, percé à jour dès le port de Jaffa par un capitaine qui sait dépister le crime sur les traits d’un passager ; comme ceux qui partent refaire leur vie dans les colonies d’outre-mer, Jonas veut s’embarquer loin de la terre de Dieu, vers Tarsis que l’on présume être Cadix au seuil de l’Atlantique. En Bardamu le bord a élu son bouc émissaire ; le séjour des navires en exacerbe la recherche. « Un sacrifice ! J’allais y passer. » Une nouvelle de Céline, Secrets dans l’île, décrit un lynchage atroce dans une île bretonne. Bardamu y échappe en rusant à la manière de Leibniz. On raconte que celui-ci, pris dans une tempête en Adriatique, sortit un chapelet et fit semblant de prier (13) : s’il ne donnait pas quelques gages de piété l’étranger risquait bien de passer par-dessus bord ; Jonas en fuyant Dieu avait attiré la tempête sur le navire qui l’accueillait. Bardamu retrouve le subterfuge : il se sauve en proclamant son amour de la France. On ne lance point à la mer un homme qui crie : « Vive la France ! » avec tant de conviction et c’est la seule fois où la France lui sauve la vie, d’habitude c’était plutôt le contraire. Ce Jonas n’était la cause d’aucune bourrasque. Mais son voyage, voué à la nuit, à la mélasse même s’il fait jour, est condamné simultanément à se poursuivre toujours dans la tempête même lorsqu’il fait beau. Alors, au milieu de la nuit de chaos et de tempête qui est l’univers du Voyage, nuit sans étoiles et sans chemin, la recherche du Jonas responsable n’a aucune raison de cesser.



Maël RENOUARD
Cet article a été publié dans La Polygraphe, n° 27-29, au printemps 2003.

Illustration : Dessin de Céline daté d'octobre 1936 vendu aux enchères le 10 mai 2011.

Notes
(1) Michelet, La Mer, livre I, ch. 1.
(2) cf. Detienne et Vernant, Les Ruses de l’intelligence : la mètis des Grecs.
(3) Voyage, p. 123. Voyage, c’est le Voyage au bout de la nuit, Entretiens, les Entretiens avec le professeur Y, Féerie, Féerie pour une autre fois. Toutes les références sont données dans l’édition Folio/Gallimard. De Féerie on utilise l’édition la plus récente, celle de Henri Godard, qui inclut aussi Normance autrefois publié à part.
(4) Voyage, p. 263.
(5) Féerie, p. 250, puis 254.
(6) Féerie, p. 394.
(7) Féerie, p. 275.
(8) Voyage, p. 503.
(9) Voyage, p. 505.
(10) Michel Foucault, « Des espaces autres », dans Dits et écrits, IV, p. 762.
(11) Mort à crédit, p. 220, cf. aussi p. 60, 122, 124.
(12) Entretiens, p. 57.
(13) cf. Hans Blumenberg, Le Souci traverse le fleuve, trad. fr. L’Arche, p. 14-18.

2 commentaires:

  1. Magnifique étude sur ce thème célinien. Grand plaisir à le lire. Passion de Céline pour les bateaux, bien réelle, peu étudiée, mise en relief, ce me semble, jusqu'à présent. Bravo.

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  2. Voici qui enrichit, élargit, approfondit notre lecture de Céline et notre approche de l'homme, ce qui est rarissime. Rien lu d'aussi profond, d'aussi vrai et d'aussi beau depuis longtemps. A la fois poétique, philosophique et thématique. Tropisme célinien essentiel sur lequel tous ont surfé. J'insiste. J'ignore tout de Maël Renouard. Agrégé en philo, traducteur du grec et de l'allemand, ai-je lu. Philosophe. Et poète aussi. Pourquoi n'a-t-il pas participé aux derniers colloques, aux dernières publications ? Refus de sa part ou pas invité ? Cet article vaut largement vingt articles, vingt bavardages télévisés, bien des livres et des études.

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