mardi 22 novembre 2011

On pense à moi dans les ténèbres...

Le merle a chanté tout l'hiver, tout l'hiver passé... dans la neige même, dans les bourrasques... Brave petit merle... C'est le rossignol à présent...

_ Clémence! Clémence! entends!...
Je voudrais qu'elle l'entende aussi, comme il chante, vocalise haut... C'est la nuit donc dans pas longtemps... Je vais avoir peur tout à l'heure, lorsqu'il fera tout à fait noir... j'ai peur de la nuit à présent... le gouffre qui s'ouvre, l'énorme vallée là au-dessous de la maison, tout Paris en creux aux ténèbres... tout à faire peur par instants et des heures entières dans mon lit éveillé tremblant... je n'ose pas le dire à Lucette... un homme n'a pas peur il paraît... il faut qu'il se taise tout au moins... cela aussi est difficile... j'ai reçu trois petits cercueils, dix lettres de faire-part, au moins vingt lettres de menaces, deux couteaux à cran d'arrêt, une petite grenade anglaise et cinquante gramme de cyanure... on pense à moi dans les ténèbres... Tout ce soir qui tombe me parle de ma mort, là le bleu étoilé en haut du Sacré-Coeur qui tourne violet puis sombre sombre... Je n'entendrai plus le merle cet hiver, le rossignol l'été prochain, je ne verrai plus ces arbres, le jardin de Barbe-Bleue, les décombres à Péladan là sous ma fenêtre, l'ancien atelier à Delâtre, dans la cour, à présent tout ombre, le château du Roi Rouge tout étouffé sous un tilleul, au rebord de la rue Lepic... Tout cela est fini pour moi, pour nous deux Lucette... Il n'y a plus pour nous que le gouffre là, l'autre côté du couloir après la fenêtre, l'énorme vallée, tout Paris millions millions de vengeances de je ne sais quoi, des toits à l'infini, pointus, aigus, coupants, atroces, remplis d'êtres qui nous haïssent...

Louis-Ferdinand Céline, Maudits soupirs pour une autre fois, Gallimard, 1985, p.32.
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1 commentaire:

  1. Trés pertinent ces petits extraits,merci et bravo pour votre travail quotidien

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