mardi 16 octobre 2012

Les Entretiens du Petit Célinien (VIII) : Michaël FERRIER

Né en 1967 à Strasbourg, Michaël Ferrier est correspondant de la Société d'études céliniennes pour le Japon, où il enseigne la littérature française à l'Université Chuô de Tokyo. Il a publié en 2004 aux éditions Du Lérot le magistral Céline et la chanson. Michaël Ferrier est aussi l'auteur de plusieurs romans salués par la critique, dont le dernier, Fukushima, récit d’un désastre, a été publié chez Gallimard en 2012.
Céline et la chanson, paru aux éditions Du Lérot en 2004, est votre thèse de doctorat. Comment en êtes- vous venu à vous intéresser à un auteur aussi « difficile » ?
Je me souviens très précisément de ma rencontre avec Céline : je n'avais pas encore 17 ans, c'était en fin d'hypokhagne, au Lycée Lakanal de Sceaux, on attendait les vacances... Le professeur, M. Lartigou, un professeur muni d'une coiffure invraisemblable mais aussi un excellent enseignant - ce pourquoi j'ai plaisir à rappeler son nom ici - nous a lu un extrait de Voyage au bout de la nuit. C'était peut-être un hasard mais c'était tout à la fin de l'année scolaire, comme si Céline ne pouvait être abordé que comme ça, tout au bout, en marge. Il nous a lu la fin du livre, avec la péniche qui remonte le fleuve... : « De loin, le remorqueur a sifflé ; son appel a passé le pont, encore une arche, une autre, l'écluse, un autre pont, loin, plus loin... Il appelait vers lui toutes les péniches du fleuve toutes, et la ville entière, et le ciel et la campagne, et nous, tout qu'il emmenait, la Seine aussi, tout, qu'on n'en parle plus. » Ce passage, je le connais encore par cœur. Le rythme subtil, mobile, nuancé, la précision de la description, sa progression, sa cruauté et sa tendresse en même temps, le sentiment que tout cela finit comme ça doit finir, la justesse incroyable de cette page... ce fut une révélation.
Après, j'ai lu Voyage au bout de la nuit d'une seule traite. Et puis, j'ai dévoré tous les autres... Je n'ai jamais trouvé que Céline était un auteur « difficile ». Au contraire : il me parle, immédiatement. Par exemple, il est extraordinairement cultivé - Céline a lu énormément, beaucoup plus que ce qu'on croit généralement (Éric Mazet le souligne à juste titre dans un de vos entretiens précédents, et l'énorme travail d'Henri Godard dans les notices de la Pléiade le montre bien) - mais ce n'est jamais une barrière entre le lecteur et lui, il vous fait passer tout ça dans son écriture comme si de rien n'était, sans vouloir vous éblouir ou vous impressionner. Sa langue aussi n'est pas si « difficile » : elle est exigeante oui, mais il est toujours là pour vous aider, il taquine ou agresse souvent le lecteur mais il est aussi là pour le soutenir dans sa lecture, pour l'aider à avancer : les mots d'argot sont souvent expliqués dans le cours du texte par exemple, par des synonymes habilement distillés, de même que les termes médicaux ou les termes militaires...
Ensuite, par une sorte de miracle que ni mes amis ni mes professeurs n'ont encore bien réussi à élucider, j'ai intégré l'École Normale Supérieure. Où j'ai eu d'excellents professeurs, devant lesquels je m'incline respectueusement, mais où j'ai aussi compris toute la justesse de la phrase de Picabia, dont j'ai d'ailleurs fait une de mes devises : « Les gens sérieux ont une petite odeur de charogne ».
Pour respirer un peu, j'ai alors décidé de faire un mémoire de maîtrise sur Georges Brassens (L'esprit montmartrois dans l'œuvre de Brassens). Mais Céline - qui a habité la Butte Montmartre - n'était jamais très loin de mes préoccupations non plus. Quand il a fallu trouver un sujet de thèse, c'est lui qui s'est imposé à mon esprit. Et sur ce petit sujet de la chanson, qui pouvait passer pour mineur ou décalé au début, et s'est révélé extraordinairement central.
Vous faites remarquer qu'il est souvent fait référence au style musical de Céline, à sa « petite musique », mais sans jamais vraiment l'expliciter. Rares ont été les études à s'y pencher réellement. Or, vous montrez très bien que les références musicales imprègnent en profondeur l'œuvre dans son entier : dans le choix de noms de personnages, des lieux évoqués, dans le vocabulaire.
Oui, avec l'expression « petite musique », Céline a touché juste pour, dans une seule formule, ramasser à la fois sa pratique et son idéal d'écrivain. Cette formule, je l'ai analysée dans un texte déjà assez ancien, mais qui n'a pas trop vieilli j'espère : « Le Musicien du roman » (publié dans Actualité de Céline, études réunies par Alain Cresciucci, Tusson, Du Lérot éditeur, 2001).
À la fin de ce texte, je déplore que cette formule de la « petite musique » de Céline, bien qu'elle ait eu un grand succès, n'ait pas été suffisamment étudiée dans ce qu'elle signifie concrètement. C'est pour cela que j'ai choisi ce thème, et plus précisément le sujet de la chanson, qui permet de voir très concrètement le travail de Céline sur ce point (personnages, lieux, vocabulaire, rythme etc.).
Dès Voyage au bout de la nuit, la chanson imprègne l'écriture de Céline. Ses références sont nombreuses et de styles très différents : de la chanson des Gardes Suisses, à une opérette en passant par des chansons populaires et des comptines. Comment expliquer un éventail aussi large ?
Cela s'explique au moins par deux raisons. D'abord, par l'époque : Céline est d'un temps où on chantait encore... Souvenez-vous, en 1930 (au moment même où Céline est en train d'écrire Voyage au bout de la nuit), René Clair sort son film Sous les toits de Paris : il commence avec un long travelling, un extraordinaire plan-séquence qui arrive progressivement sur un groupe de gens réunis dans la rue autour d'un chanteur ambulant, et qui chantent tous en chœur en suivant les paroles et la musique sur un « petit-format », ces feuilles volantes où figuraient les paroles et la partition des chansons... Voyez : 



Raymond Queneau le dit aussi, dans un texte méconnu mais magnifique, qui s'intitule « Ma mère chantait » : « Ma mère chantait d'abord parce qu'elle aimait ça et ensuite parce que dans ce temps-là ça se faisait : les gens chantaient. (...) Dans le temps où je parle au début du siècle, tout le monde poussait la romance ou tout au moins chantonnait un bout de refrain. » (On trouve ce texte dans les Œuvres complètes en Pléiade, Gallimard, 1989, p.1078-1089).
Eh oui, « dans ce temps-là ça se faisait : les gens chantaient » ! C'est un phénomène assez inconcevable pour nous, « modernes », qui ne détestons rien tant que d'être surpris en train de fredonner dans la salle de bains. Le rapport à sa propre voix, à son corps, à l'image publique que l'on consent à donner de soi-même est alors bien différent du nôtre, qui confine le chant au soliloque de l'ITunes, ou aux boîtes noires des postes de radio ou de télévision. Celles-ci, comme dans toute catastrophe, enregistrent patiemment et avec une indifférence toute technologique, les signes bruyants de ce cataclysme : la sortie du chant du cercle familial et convivial, son entrée dans la sphère froide de la machine. Aujourd'hui, on ne chante plus guère : quelqu'un chante pour nous.
Céline lui, se rattache à une époque où le chant était encore présent, vivant dans toute sa variété, à plusieurs époques de la vie. Il le dit d'ailleurs, quelques années avant sa mort, dans un entretien avec Pierre Dumayet, quand il évoque son enfance au Passage Choiseul, les 360 becs de gaz, l'odeur des nouilles, les chiens qui venaient y faire leurs besoins... et les chansons : « Et puis nous avions des chansons, chose assez curieuse. On peut dire que j'ai assisté à la fin des chansons. Au début, avant la guerre, chaque fois qu'il entrait un arpète ou une midinette (comme elle s'appelait) au début du passage, elle commençait à chanter. Et puis, après 14, on n'a plus chanté dans le passage. C'est un signe des temps. C'est tout ce qu'on avait comme distraction, c'est la chanson des petits apprentis. Et puis des midinettes. Cette époque... »
Il y a l'époque donc. Puis, il y a des raisons plus personnelles : Céline a vécu dans le Passage Choiseul, qui est l'endroit où Offenbach a ouvert son théâtre dédié à l'opéra-comique, Les Bouffes-Parisiens. Ses parents lui ont donné une éducation musicale, des cours de piano. Puis il est passé par l'école, l'armée et la guerre, les études de médecine... chacun de ces lieux a une tradition chantée différente mais forte, chansons militaires, chants de bataille, chansons de carabins... Il y a aussi son goût pour les lieux de plaisir, cabarets, dancings, et d'autres moins recommandables, qu'il va développer à Londres dans sa jeunesse, mais aussi par la suite dans ses amitiés avec des gens qui ont souvent partie liée avec la chanson : Mahé par exemple, son vieux poteau, qui a été le décorateur du Balajo, rue de Lappe, puis du Moulin rouge, ou Arletty, qui est autant une chanteuse qu'une actrice. Enfin, il ne faut pas oublier Montmartre, où il passa une grande partie de sa vie, et qui est un endroit lié à la chanson de manière très profonde (cabarets, artistes, histoire politique et artistique...). La chanson est ainsi présente à différentes époques de sa vie et de manières très diverses : tout ceci explique l'extraordinaire variété des chansons qu'il peut utiliser.
Dans la première partie de votre travail, vous montrez très bien l'évolution de la place de la chanson dans le texte célinien. Elle y est de plus en plus présente par le nombre de références citées, avec Féerie pour une autre fois comme point culminant, mais surtout, c'est le style qui se voit de plus en plus influencé par l'écriture musicale, son rythme, sa ponctuation. La chanson aurait été un exemple suivi par Céline pour l'écriture de ses romans ?
C'est Céline lui-même qui le dit, et à plusieurs reprises. Il oppose la prose lourde et répétitive de certains romanciers (les naturalistes, Romain Rolland, Jules Romains, etc., et même Proust et Joyce) à cette forme vive et enlevée. Regardez ce qu'il répond au romancier Albert Paraz par exemple, qui l’interroge en 1949 sur une éventuelle comparaison avec Joyce par exemple : « Je ne suis pas un enculeur de mouches moi. Je fais des chansons » ! Ou bien cette formule définitive de Bagatelles pour un massacre : « Je donnerais tous les Proust de la terre et d'une autre encore pour "Brigadier vous avez raison", pour deux chansons d'Aristide »... « Brigadier vous avez raison » est une chanson de Gustave Nadaud, « Aristide » désigne évidemment Aristide Bruant, le fameux chansonnier montmartrois. Très souvent, lorsque Céline veut discréditer un de ses contemporains, il utilise cet argument (particulièrement injuste pour Joyce notamment, qui était aussi un grand féru de chansons). La chanson est vraiment une arme esthétique chez lui : les autres ne chantent pas, ne savent pas faire chanter la langue, lui le peut.
Cela va même, selon vous, jusqu'à la réécriture d'un extrait de l'opéra de Bizet, Carmen, pour le passage d'un des romans...
Oui, cela me semble très clair si l'on se donne la peine de lire le texte de près. Il y a dans presque tous les romans de Céline des allusions explicites à de grands opéras du répertoire : Massenet, Charpentier, Bizet... Avec des reprises, souvent parodiques de personnages, de « caractères », de scènes, de situations... Celle à laquelle vous faites allusion se trouve dans Guignol's Band, et j'en propose effectivement l'analyse dans Céline et la chanson. Elle m'a particulièrement intéressé car l'allusion ici n'est pas ponctuelle, elle fournit non seulement un personnage (dénommé Carmen) mais aussi toute la description de son arrivée, à la manière grandiloquente d'une entrée d'opéra : « La voilà qu'arrive, qu'escalade, Carmen l'annoncée !... ça renifle... ça crache... époumone... (...) Cramponnée, elle râle à la rampe... » Remarquez comme le mot « rampe » peut, fort subtilement, désigner à la fois une rampe d'escalier et l'avant-scène de l'opéra. Sur plusieurs pages, Céline réécrit l'opéra de Bizet. Puis il y a une scène de bagarre entre femmes, qui ne peut faire penser dans le contexte qu'à la fameuse dispute des cigarières.
Le fait que Carmen ait d'abord été une création littéraire (Mérimée) reprise par la scène lyrique (Bizet), pour être à nouveau transfusée ici dans le roman de Céline, donne de surcroît à cet exemple une valeur toute particulière : celle d'une alliance fertile entre les deux domaines, dont Céline use avec maestria.
Dans une lettre à Marie Bell datée d'avril 1943, Céline écrit : « Le chant est naturel, la parole est apprise ». C'est donc la musique et la chanson qui auraient permis à Céline de répondre à ses ambitions esthétiques de renouvellement de l'écriture romanesque, de retour à l'émotion dans l'écrit ? Vous affirmez d'ailleurs que son écriture « se détache de la prose pour se diriger vers la musique » ?
La chanson est clairement chez Céline un modèle à suivre, comme le montrent aussi certaines des formules qu'il utilise, parfois brutalement, pour résumer son idéal esthétique : « Tout ce qui ne chante pas pour moi, c'est de la merde », ou celle-ci, extraordinairement éloquente, dans une de ses lettres : « Mes livres sont chansons nullement PROSE. » C'est Céline lui-même qui utilise ces majuscules, comme s'il voulait signifier que sa petite écriture chantonnée et fluide prenait de vitesse toute l'énorme prose, lourde et pesante, de son temps.
On peut voir ici la sensibilité de Céline, mais aussi son intelligence stratégique : il a très vite compris tout le parti qu'il pourrait tirer de la chanson en tant que genre ou forme esthétique. Une sorte d'idéal mêlant la musique, l'oralité populaire contre la littérature savante, la rapidité de l'émotion, un certain rapport à la mémoire aussi, et au temps qui passe...
Céline est un personnage empli de contradictions, les différents biographes l'ont montré. Une d'elles concerne sa vision du jazz. Il s'en sert à la fois pour évoquer le style, on se souvient de la lettre à Milton Hindus du 11 juin 1947 où il loue le « jazzé » de l'écriture de Paul Morand, mais aussi de manière négative lorsqu'il l'utilise comme modèle de musique « décadente », (la fameuse musique « negro-judéo-saxonne » de Voyage au bout de la nuit). Comment l'expliquez-vous ?
Vous avez tout à fait raison : il y a une tension particulière chez Céline autour de la musique, notamment du jazz. Dans Voyage au bout de la nuit, vous évoquez la fameuse formule de « musique négro-judéo-saxonne » utilisée pour décrire le jazz. Il s'agit clairement d'un poncif raciste. L'association des nègres et des Juifs dans le jazz, musique « décadente », est un des lieux communs racistes auxquels Céline cède, notamment dans ses écrits les plus polémiques ou dans certaines de ses interviews. Et je rappelle que les propagandistes qui s'efforcèrent à l'époque d'élaborer une théorie raciale de la musique représentaient effectivement le jazz sous l'apparence d'un saxophoniste noir portant l'étoile de David.
Tout n'est pas si simple chez Céline : en effet, il y a aussi des pages éclatantes où le jazz devient au contraire une référence pour son propre style. La lettre de Milton Hindus que vous citez n'est pas un cas isolé : on retrouve cet éloge du jazz dans la préface de Guignol's Band par exemple, où elle a même une valeur d'art poétique moderne, renversant, époustouflant : « Le Jazz a renversé la valse. (...) vous écrirez télégraphique ou vous écrirez plus du tout ! »
On cite toujours l'exemple du jazz, mais il y a mieux, d'une certaine manière : dans certains passages étonnants de Féerie pour une autre fois, ce sont cette fois les chants africains qui servent de modèle esthétique ! Il est tout à fait étonnant de voir comment Céline parle de cette musique dans Bagatelles pour un massacre et dans certaines de ses interviews, puis de comparer avec les évocations extraordinairement lyriques des vocalises camerounaises dans Féerie pour une autre fois...
La question est alors, effectivement : comment expliquer ces contradictions ? Comment le chantre du « lyrisme esthétique blanc » (comme il l'écrit à Combelle, dans une lettre de 1938), l'abruti monomaniaque des pamphlets racistes peut-il se transformer dans certaines pages en un narrateur qui déclare son admiration pour le jazz, cette « musique de nègres » ? Et déclare même, sans cacher son enthousiasme, qu'il peut chanter pygmée ou paouin : « Tenez moi je peux chanter paouin... je peux encore !... "Ding... a ! boué !... et sao !... a !... boué !..." Ça porte, je vous dis !... » (Féerie pour une autre fois).
En dehors du fait qu'il y a chez tout être humain sa part de contradictions et de paradoxes, la question est intéressante. On voit bien que ramener l'art célinien à ces soubassements idéologiques, c'est à la fois le minimiser et le défigurer. Malgré une relation indubitable, l'esthétique romanesque de Céline n'est en effet jamais soumise aux considérations idéologiques qui président aux grandes gerbes racistes des pamphlets, ni même n'en est tributaire. Il est clair, bien entendu, que les deux champs s'articulent l'un autour de l'autre, mais attribuer la priorité absolue à l'un ou à l'autre (comme le font ceux pour qui tout Céline découle d'une idéologie raciste ou, à l'autre bout du spectre, les tenants d'un Céline uniquement soucieux de considérations esthétiques ou formalistes) me semble passer complètement à côté du sujet.
Pour démêler cet étrange écheveau, il faut donc se garder des a priori, qui condamnent - ou absolvent - Céline sans même le lire précisément. L'œuvre romanesque n'est jamais jouée d’avance : elle a son hétérogénéité interne, ses changements de perspective, de registres et de focales, son « plurivocalisme », les différents brouillages qu'elle met en place... : pour le dire clairement, elle n'obéit pas. Et sûrement pas au Céline raciste lui-même.
J'ai évoqué toutes ces questions importantes, de manière plus complète que je ne peux le faire ici, dans mon essai Céline et la chanson (Ed. du lérot, 2004) et, sous une forme plus brève et plus accessible peut-être, dans un texte intitulé « Les romans de Céline sont-ils racistes ? », paru dans la revue L'Infini (nº80, automne 2002).
La chanson pour Céline c'est aussi un rapport particulier au passé, au temps et à la mémoire. A la mémoire la plus lointaine puisqu'il se rattache aux textes du Moyen Age, et plus particulièrement à la Chanson de Roland, texte fondateur de la langue et de l'histoire de France, et à la mémoire plus proche avec des chansons populaires d'avant 1914 qui sont encore dans les esprits lorsqu'il publie ses ouvrages. Les préoccupations esthétiques de Céline rejoignent, via la chanson, ses préoccupations politiques, avec cette recherche du français originel, du « véritable » esprit français ?
Oui, c'est l'imaginaire d'un « génie national » français, qui trouverait dans la chanson une forme de prédilection. Céline est ici très influencé par un des legs fondamentaux du romantisme allemand, la théorie du Volksgeist, ce concept forgé dès la fin du XVIIIe siècle dans les brumes du Nord, en réponse aux idéaux universalistes prônés par les philosophes des Lumières. Pour résumer un peu rapidement cette conception philosophique, on pourrait dire qu'elle part du principe que toutes les nations de la terre ont un mode d'être unique et irremplaçable, y compris dans leur langue et donc, dans leur littérature, ainsi que dans leur folklore. À partir de cette proposition, énoncée dès 1774 dans l'ouvrage de Herder, Une autre philosophie de l'histoire, le « génie des peuples » et le « génie national » vont devenir des thèses largement répandues et essaimer rapidement, notamment dans les pays de langue allemande et néerlandaise.
La logique de cet attachement au folklore, et son lien intime, presque viscéral, avec le patriotisme, c'est peut-être Alain Finkielkraut, dans son livre La défaite de la pensée, qui les a le mieux décrits. « Contre l'insinuation des idées étrangères », il faut alors, nous explique-t-il, « exhumer le trésor enfoui des chansons populaires. Prendre exemple sur le folklore, état de fraîcheur, d'innocence et de perfection où l'individualité du peuple est encore indemne de tout contact et s'exprime à l'unisson. » L'artiste doit surtout « ne pas profaner le génie national par des théories abstraites » – on reconnaît ici la charge célinienne contre les « idéâs » – mais au contraire, tâcher d'« exprimer, dans sa singularité irréductible, l'âme unique du peuple dont il est le gardien. » Pour cela, il dispose de ce trésor de coutumes, maximes et dictons, « tout ce qui est œuvre collective, fruit de l'action involontaire et silencieuse de l'esprit de la nation ». Au premier rang desquels, bien sûr, la chanson, qui n'est alors rien d'autre qu'une manière de s'affirmer comme Français : l'incarnation musicale d'un peuple, la dépositaire de l'âme de la race.
Pour bien comprendre cette obsession célinienne, il faut donc la replacer dans ce courant d'idées, c'est-à-dire sortir absolument du cliché aujourd'hui si répandu de l'universalité de la musique : pour Céline, et pour un nombre non négligeable de ses contemporains, la musique n'est pas une langue universelle. Au contraire, elle chante mieux que tous les autres arts la spécificité de la patrie. La musique n'est pas ce « langage universel » qui résout toutes les contradictions en une ligne pure, ses accents chantants n'ont pas du tout les vertus de ce terrain d'entente qu'on aime à prôner aujourd'hui. Elle ne rassemble pas toutes les couleurs variées du monde sous un étendard humanitaire diapré et chatoyant, mais elle range chaque nation sous sa bannière spécifique.
Dans un entretien de 1931, Ravel date ce phénomène de la guerre de 14-18, et rappelle que « la musique n'a jamais été aussi nationale. Jamais on n'a tant parlé de "musique française" que depuis la guerre. » Il est d'ailleurs l'un des seuls à s'élever avec force contre cette dérive. Le paradoxe, chez Céline, c'est qu'il y a un énorme fossé entre certaines de ses conceptions identitaires racistes sur « l'esprit français » et ses choix musicaux : ainsi, la chanson la plus citée dans toute l'œuvre de Céline est la Chanson de Fortunio, que l'on peut entendre ici dans la délicieuse interprétation qu'en donne Yvonne Printemps dans le film La Valse de Paris (Marcel Achard, 1949) : 


Or, il se trouve que cette chanson est l'œuvre... d'Offenbach. Jacob Offenbach, Juif d'origine allemande, fils du chantre de synagogue Isaac Offenbach, est un des musiciens de prédilection de Céline, qui passa son enfance, rappelons-le, dans le Passage Choiseul où Offenbach avait installé son théâtre. C'est lui, le plus cité des représentants de « l'esprit français » ! Ce « croisement de coq et de sauterelle », comme l'appelait son ami Nadar, cet Offenbach naturalisé français en 1861, disparu de l'affiche dès 1933 en Allemagne et interdit par les nazis pendant l'Occupation... Ceci en dit long, à mon avis, sur les rapports complexes de l'esthétique et du politique chez Céline, et résume étonnamment les contradictions sur lesquelles son écriture s'est bâtie, et les ambiguïtés qu'à l'heure actuelle elle n'a pas cessé de provoquer.
Edition japonaise du Voyage de 1964
J'aimerais maintenant évoquer le Japon, où vous vivez et enseignez la littérature française. Quels sont les textes de Céline disponibles en langue japonaise ? S'agit-il de traductions récentes ?
Oui, je vis au Japon depuis une vingtaine d'années. Céline y est traduit : c'est même le seul pays au monde, à ma connaissance, où son œuvre est traduite dans son intégralité, pamphlets compris. Certains livres ont déjà été traduits plusieurs fois, dont Voyage au bout de la nuit.
J'ai présenté la réception de Céline au Japon dans un texte intitulé « Céline au Japon », dans L’Année Céline 1999 (Du Lérot/Imec, 2000). Pour un complément plus récent, on pourra se reporter à Yoriko Sugiura, « Céline au Japon depuis 50 ans », dans la revue Etudes céliniennes, que l'on peut aussi écouter ici lors du colloque « Céline, réprouvé et classique » (Bibliothèque du Centre Pompidou, 2011). 

Comment est accueillie l'œuvre de Céline ? La recherche universitaire japonaise s'y intéresse- t-elle ?
Je l'ai dit, Céline est traduit dans son intégralité. Mais, au Japon comme ailleurs, la recherche universitaire n'est pas si active. Les dernières thèses soutenues, à ma connaissance, sont celles de Gaku Kashio : Problématique de la mimésis chez Louis-Ferdinand Céline et Claude Simon et celle de Tomohiro Hikoe, Roman et récits légendaire et populaire chez L.-F. Céline, toutes deux la même année (2004) et sous la direction d'Henri Godard, puis celle de Yoriko Sugiura, Humour et humeur chez Louis-Ferdinand Céline, une esthétique du noircissement (Université de Rouen, sous la direction d'Alain Cresciucci, 2009). Trois thèses soutenues depuis moins d'une dizaine d'années, ce n'est pas mal, mais il me semble qu'un doctorant avec une thèse sur Céline ne sera pas aussi bien accueilli qu'avec une thèse sur Proust ou Camus par exemple : Céline reste un écrivain peu consensuel, et qui ne bénéficie pas de l'aura « littérature française » (ou ce qu'il en reste).
Il y a aussi Motochika Kinoshita, qui a publié Céline no dôke-teki kûkan [L'Espace clownesque chez Céline], en 2008, aux Presses de l'Université de Kyushu, mais celui-ci est uniquement disponible en japonais. Les trois thèses que j'ai citées ci-dessus sont en revanche disponibles en français, il faut le saluer.
Il faut dire un mot aussi de l'impact de Céline parmi les écrivains japonais, dont certains - et non des moindres - sont bien conscients de son importance. J'ai parlé à plusieurs reprises de Céline avec Kenzaburô Ôe par exemple, qui le connaît bien et depuis longtemps. Il l'évoque notamment dans Le jeu du siècle, Chez des écrivains plus jeunes, comme Akiko Itoyama et Ryû Murakami, il a aussi de l'écho.
On connaît les particularités de la langue célinienne, et donc des problèmes de traduction que cela peut engendrer. Quelles ont pu être les difficultés d'adaptation du texte à une langue qui paraît bien éloignée de la langue française ? Et comment appréciez-vous le travail des traducteurs, notamment celui de Kazuyoshi Kosaka ?
Kazuyoshi Kosaka était un ami très proche : il apparaît dans mon premier roman, Tokyo, petits portraits de l'aube (Gallimard, 2004) et je lui ai dédié la petite anthologie sur Tokyo que j'ai publiée au Mercure de France, Le goût de Tokyo, qui a paru peu de temps après sa mort, en 2009. Mais quand je dis que son travail de traduction de Céline est extraordinaire, je ne le dis pas par amitié. Kazu avait un vrai sens de la langue française, notamment - mais pas seulement - dans sa dimension argotique, et il savait la rendre dans la langue japonaise, où il en connaissait également un rayon.
Il me téléphonait assez souvent au sujet d'un problème de traduction, un mot dont il voulait sentir la couleur ou l'odeur, un problème de syntaxe, une tournure qu'il voulait être sûr de saisir dans toutes ses nuances : l'honnêteté m'oblige à dire que je ne lui ai pas été d'un grand secours car lorsque Kazu soulevait un problème de traduction, c'était généralement quelque chose de très ardu, et il avait largement les moyens d'y répondre seul.
Maintenant, comme toutes les traductions, les siennes vieillissent peu à peu, et il faudra un jour qu'un jeune Japonais se relance dans la traduction de Voyage, de Mort à crédit, etc., comme Kazu lui-même avait eu le courage et le talent de le faire, après les premières traductions d'Ikuta Kôsaku, qui fut lui aussi un personnage étonnant.
Céline est présent dans plusieurs de vos écrits. Comment a t-il pu influencer votre rapport à l'écriture ? Mais l'a-t-il influencé ?
Oui, sans doute, même si je ne suis peut-être pas le mieux placé pour en parler. J'utilise à quelques reprises des clins d'œil à Céline, des allusions, je peux le citer ou l'évoquer en filigrane... mais ce n'est que la partie émergée de l'iceberg, la plus facile à repérer. Dans Sympathie pour le Fantôme par exemple (Gallimard, 2010), on pourra déceler sans peine quelques accents céliniens dans la charge critique contre les universitaires. Mais là encore, ce n'est peut-être pas le plus important.
J'avais été frappé de voir comment Georges Perec avait repris Céline au début de La vie mode d'emploi : Perec utilise de manière très intelligente Céline, en se positionnant à la fois contre et par rapport à lui, en reprenant les deux incipits de Voyage et de Mort à crédit et en en proposant une réécriture époustouflante. J'ai essayé d'analyser cet étonnant rapport, dans un texte intitulé « Céline-Perec : le match du siècle » (paru dans Pesanteur et féerie, Actes du Colloque de Prague, Editions de la Société d'Etudes Céliniennes, 2001). Il est assez rare que les écrivains influencés par Céline puissent sortir de leur fascination : sa langue est tellement puissante qu'on se contente souvent d'un hommage, par le procédé de la citation qui est aussi une forme de sidération. Perec avait réussi à en faire autre chose, une véritable réflexion en acte sur la question : comment écrire après Céline ? Qui lira le début de Sympathie pour le Fantôme dans cette perspective, où il trouvera non seulement Céline mais également Edouard Glissant (étrange attelage, où se joue peut-être une partie de l'avenir de notre littérature), sera peut-être sur une bonne piste...
Mais si Céline m'a appris quelque chose, c'est aussi sur un certain rapport entre la littérature et la vie : il faut, quand on écrit, mettre sa peau sur la table. « Si vous ne mettez pas votre peau sur la table, vous n’avez rien. Il faut payer ! » C'est ce qu'il dit dans une interview avec Louis Pauwels et André Brissaud pour la Radio-Télévision Française, en 1959. Et il a raison. Il y a quelque chose dans l'expérience littéraire qui se paie cash, que vous ne pouvez pas atteindre si vous n'y risquez pas votre peau, une part essentielle de vous même. Il y en a plein qui veulent devenir écrivains, mais qui feraient mieux de prendre conscience de cela, sinon ils passeront toute leur vie à tourner autour du pot, de l'encrier ou du clavier.

J'étais au Japon lors du grand séisme du 11 mars 2011, suivi du tsunami gigantesque et de la catastrophe nucléaire. J'avais un billet d'avion pour le 15 mars, pour Paris, pour aller... au Salon du Livre. Je ne l'ai pas utilisé. La vraie littérature, je savais qu'elle devait s'écrire là, dans le réel, et dans le risque, qu'elle n'était pas - ou alors, très atténuée, comme un écho lointain, appauvri - dans les débats de salon. J'en ai sorti Fukushima, récit d'un désastre (Gallimard, 2012). Quand il s'est agi de rendre compte de cette expérience, c'est à lui que j'ai pensé, et à Robert Antelme, L'Espèce humaine : c'est étrange, cette alliance ou cet alliage improbable entre Céline et Antelme, mais face à Fukushima, ce sont les deux écrivains qui me sont immédiatement venus à l'esprit.

Dans Tokyo. Petits portraits de l'aube paru chez Gallimard en 2004, on peut assister à une scène cocasse avec Yo, linguiste mondialement reconnu qui tempête contre l'absence du « à » dans le titre D'un château l'autre. Fiction ou réalité ?

C'est la réalité. Le fait qu'un linguiste japonais soulève cette question m'a toujours réjoui : elle montre à la fois la finesse de ce linguiste et combien Céline savait travailler la langue jusqu'au cœur du système.

Mais après tout, quelle importance ? Quand on est dans son art avec intensité, la question de savoir si c'est de la fiction ou la réalité ne se pose plus, ou du moins plus de la même manière. Je reviens juste d'un voyage en Chine. J'en ai profité pour lire un peu de cette immense littérature. J'y ai trouvé ceci, dans un livre de Zhu Shouju, Sur les rives du Huangpu : « Que le lecteur se souvienne de cette phrase du Rêve dans le Pavillon rouge : on prend pour fiction ce qui est vérité et la vérité même se change en fiction. Une morale convenable pour qui lira le présent ouvrage. »

Propos recueillis par Matthias GADRET
Le Petit Célinien, 16 octobre 2012.


BIBLIOGRAPHIE
Céline et la chanson, Du Lérot, 2004.
Kizu, lalézarde, Arlea, 2004.
Tokyo.Petits portraits de l'aube, Gallimard, coll. « L'Infini », 2004.
Le goût deTokyo, Mercure de France, 2008.
Maurice Pinguet, le texte Japon, Seuil, 2009.
La barrière des rencontres, Ed. Cécile Defaut, 2009.
Sympathie pour le fantôme, Gallimard, 2010.

Articles-communications
« La chanson dans l'oeuvre de Céline », Classicisme de Céline, Actes du Colloque International de Caen, SEC, 1999.
« Céline au Japon », L'Année Céline 1999, Du Lérot/IMEC, 2000.
« Le Musicien du roman », Actualité de Céline, études réunies par Alain Cresciuccu, Tusson, Du Lérot, 2001.
« Céline-Perec : le match du siècle », Pesanteur et féerie, Actes du colloque de Prague, SEC, 2001.
« La tentation du Japon chez les écrivains français », Colloque France-Japon, Tokyo, 2001.
« Les romans de Céline sont-ils racistes ? », L'Infini n°80, automne 2002.
« Yop Te Deum », Télérama hors série, juin 2011.
« Pays profond de l'ouïe », La Nouvelle Revue Française n°601, juin 2012.

A écouter
« Comment écrire après la catastrophe ? », France Culture, 17 août 2012.
Émission « Du jour au lendemain », France Culture, 19 avril 2012.

4 commentaires:

  1. Quel plaisir de lire ici Michaël Ferrier ! dont le livre sur les rapports de Céline et de la chanson est capital, est une révélation pour beaucoup de lecteurs... Grand merci donc au Petit célinien.

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  2. Un petit souvenir personnel. Vers l'année 1954, vers mes dix ans, les peintres qui venaient repeindre l'appartement de ma grand-mère chantaient des chansons - italiennes, je m'en souviens - au cours de leur travail. Maintenant, depuis quand, je ne sais, les peintres apportent leur radio.

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  3. Une petite remarque: Offenbach s'est converti au catholicisme, et a tenu à baptiser son fils. Il est donc plus précis de parler de musicien d'origine juive.
    Merci.

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  4. Tout livre, aussi excellent soit-il, comporte des petites ou grosses erreurs, hélas ! Ainsi, j'ai entendu dire que lorsque Mlhaud envoyait d'Amérique à Cocteau des disques de jazz, il écrivait : "Je t'envoie de la grande musique judéo-nègre" et c'était sans ironie de sa part. Ce qui donnerait un sérieux coup de canif à la théorie de propos raciste dans la définition du jazz par Céline dans Voyage... Mais ceci reste encore à vérifier dans la correspondance Milhaud-Cocteau.

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