vendredi 10 août 2012

Semmelweis, l'apôtre du lavage des mains - Le Figaro - 5 août 2012

Le Figaro propose actuellement une série de dix-huit articles retraçant les grandes dates de l'histoire de la médecine. Le septième, daté du 5 août 2012, a été consacré à Philippe-Ignace Semmelweis, médecin hongrois qui a étudié les causes de la fièvre puerpérale des femmes après l'accouchement. Céline, qui lui a consacré sa thèse de médecine en 1924, est brièvement évoqué.


Semmelweis, l'apôtre du lavage des mains

par Sébastien LAPAQUE


Ce médecin hongrois a été le premier à remarquer que les femmes ne mouraient plus en couches quand l'accoucheur se lavait les mains. Il a fini dans un asile, ses théories ayant été considérées comme insensées. Il est difficile de croire aujourd'hui qu'au milieu du XIXe siècle en Europe, un médecin ait été ostracisé par ses confrères, banni des hôpitaux et des maternités, considéré comme demi-fou, parce qu'il prônait au personnel de se laver les mains avant toute intervention et de nettoyer soigneusement les instruments utilisés. Aujourd'hui, celui qui ne respecterait pas de telles règles serait passible de prison. Philippe Ignace Semmelweis, médecin hongrois, a énoncé les principes élémentaires de l'asepsie - la lutte contre l'introduction de microbes dans l'organisme -, après avoir eu l'intuition expérimentale du caractère infectieux de la fièvre puerpérale, cette façon de septicémie à l'origine d'une véritable hécatombe de parturientes dans les maternités européennes aux XVIIIe et XIXe siècles.
En 1846, à l'hospice général de Vienne où officiait Semmelweis, la maternité avait été dédoublée en raison du nombre important d'inscrits. Les étudiants en médecine travaillaient sous la direction du Pr Klin dans le premier pavillon d'accouchement et les élèves sages-femmes sous celle du Pr Bartch dans le deuxième. Assistant de Klin, Semmelweis vérifie dès son arrivée ce qu'à Vienne tout le monde savait: « On meurt plus chez Klin que chez Bartch. »
Cette constatation est essentielle dans son cheminement intellectuel et scientifique. Car chez lui, l'observation précède toujours l'expérimentation. Et cet homme récuse toute forme de fatalité. Semmelweis vu par Céline, qui lui consacra sa thèse de médecine (et tel qu'il fut sans doute véritablement) est un héros de la vie. Son enthousiasme de guérisseur lui fait quitter les chemins, qui ne mènent nulle part, de la routine et de la résignation ; il lui donne l'audace de contester à la mort ses victoires ; son œil lui fait voir qu'il y a quelque chose de trop confortable dans la théorie de la génération spontanée.

« On meurt moins chez Bartch »
Des faits le troublent. À Vienne, les femmes qui accouchent chez elles sont moins exposées à la fièvre puerpérale que celles qui accouchent à la maternité ; même dans la solitude et le froid de la rue, les dangers sont moindres. Semmelweis en revient sans cesse à son observation initiale: « On meurt moins chez Bartch. » Autorisé à faire des recherches, il suggère que les sages-femmes du second pavillon soient échangées avec les étudiants du premier. Très vite, chacun constate que, désormais, on meurt moins chez Klin. Et Bartch terrifié réclame le retour de ses élèves sages-femmes. Cette expérience a permis à Semmelweis de faire un pas de géant vers la lumière. Il a compris que le problème était à chercher du côté des apprentis médecins.
Pour reprendre la main, le médiocre Klin désigne les étudiants étrangers et ordonne leur expulsion. La mortalité baisse pendant quelques semaines, mais les questions demeurent. Convoqué par Louis XVI en 1774 à la suite d'une épidémie puerpérale, le collège des médecins de Paris avait vainement cherché une réponse du côté du lait. À Vienne, sept décennies plus tard, on accuse tour à tour la brutalité des étudiants, la moralité douteuse des filles mères, le froid, la diète, la lune et même la clochette des prêtres venus administrer l'extrême-onction: cette sonnette serait génératrice d'anxiété…

Son intuition devient une obsession
Mais Semmelweis, à qui l'on reproche son irrespect, n'en démord pas: « Les causes cosmiques, telluriques, hygrométriques qu'on invoque à propos de la fièvre puerpérale ne sauraient avoir de valeur puisqu'on meurt plus chez Klin que chez Bartch, à l'hôpital qu'en ville, où pourtant les conditions cosmiques, telluriques et tout ce qu'on voudra sont bien les mêmes. » L'œil pointé sur les étudiants, il imagine qu'il existe un lien entre les accidents mortels causés par les coupures cadavériques lors des séances de dissection et la mort des femmes en couches. Même si aucun instrument ne lui permet d'observer les substances microscopiques qu'il accuse, il suggère que les étudiants se lavent les mains avant de rentrer en salle d'accouchement. Pour son malheur, il est incapable de proposer une théorie. Le 20 octobre 1846, il est révoqué.
Dès lors, son intuition va devenir une obsession. En mars 1847, la mort de son ami le Dr Kolletschka, décédé d'une infection généralisée après avoir été blessé au doigt par un étudiant au cours d'une dissection, éclaire Semmelweis de manière définitive. «La notion d'identité de ce mal avec l'infection puerpérale dont mouraient les accouchées s'imposa si brusquement à mon esprit, avec une clarté si éblouissante, que je cessai de chercher ailleurs depuis lors. Phlébite… lymphangite… péritonite… pleurésie… péricardite… méningite… tout y était!» L'impétueux Philippe a compris que l'origine de la mort était à chercher du côté des exsudats cadavériques souillant les doigts des élèves au sortir des salles d'autopsie. Mais, au milieu du XIXe siècle, ces particules sont encore invisibles au microscope. La seule chose qui peut laisser deviner leur présence, c'est leur odeur!

« Toucher les microbes sans les voir »
En mai 1847, lorsque Semmelweis, qui a retrouvé sa place, prescrit aux élèves de se laver les mains avec une solution de chlorure de chaux avant d'entrer en salle de travail, beaucoup le regardent comme un illuminé. Et personne ne veut voir que la mortalité dans le service du Dr Klin tombe de 12 à 3 %. Mais Semmelweis s'obstine. Soupçonnant non seulement le poison cadavérique, mais également toutes les substances en voie de décomposition, il exige que les lavages de mains soient systématiques avant l'accouchement et il étend ce souci de désinfection à l'aide de lotions chlorées à tous les instruments et à tout le matériel. Qui le croira? À Vienne, ces découvertes lui valent une haine et une jalousie presque universelles. Semmelweis écrit dans toute l'Europe, mais ne reçoit guère de soutien. Après deux années d'expérience pourtant fructueuses, il est de nouveau relevé de ses fonctions.
Brisé, irascible et aigri, Semmelweis devient un médecin errant. « Les mains, par leur simple contact, peuvent être infectantes», répète-t-il à tous ceux qui veulent bien l'écouter. On le croit à demi-fou. Son malheur a été de «toucher les microbes sans les voir », écrit justement Céline. Il lui faut attendre deux ans avant de retrouver une place dans une maternité de Budapest, la ville natale de son père. Mais là-bas, on lui interdit de parler de lavage de mains. Pas d'histoires… En 1861, il publie un livre auquel il a travaillé secrètement pour justifier sa doctrine : L'Étiologie de la fièvre puerpérale, son essence et sa prophylaxie.« Ce ne sont pas mes sentiments qui sont en question, mais la vie de ceux qui ne prennent pas part à la lutte. Ma consolation est dans la conviction d'avoir fondé une doctrine sur la vérité. »
Ignoré, incompris, méprisé, le malheureux Semmelweis sombre dans une détresse terminale. En juillet 1865, il trouble une séance de la faculté médicale de l'université de Budapest en lisant le serment des sages-femmes. Des confrères le conduisent à la maison des aliénés de Vienne. Ce n'est pas son délire qui va le tuer mais une infection contractée en se piquant le médius lors de l'autopsie d'un nouveau-né. Lymphangite… péritonite… pleurésie… Philippe Ignace Semmelweis connaît le chemin de la maladie. Il est le premier médecin à l'avoir retracé. Il meurt le 14 août 1865 d'une pyohémie, un mal dont il avait circonscrit certaines causes sans que personne consentît à l'entendre dans son traité L'Étiologie de la fièvre puerpérale, où il écrivait: «La fièvre puerpérale est une variété de pyohémie.»

« Toujours deux ou trois martyrs »
C'est seulement après la mort de Semmelweis que fut élaborée la théorie des infections microbiennes. En France, il connaîtra quelques décennies plus tard une réhabilitation et une gloire posthume bien particulière.« Le Pr Chauffard, en nous faisant l'honneur d'argumenter notre thèse, remarquait avec beaucoup de justesse qu'à l'origine de chaque découverte il y avait toujours deux ou trois martyrs », écrit Louis Destouches en juin 1925 dans La Presse médicale. Âgé de 31 ans, le jeune médecin, entré dans la carrière en 1919, n'est pas encore connu en littérature sous le nom de Louis-Ferdinand Céline. Un an auparavant, il a soutenu à la faculté de médecine de Paris une thèse de doctorat consacrée à Philippe Ignace Semmelweis.
Dans sa thèse, le Dr Louis Destouches force un peu sur l'épouvante. Pour la seule année 1846, il avance le chiffre de 96 % de mortalité parmi les accouchées de la maternité du Pr Klin. Quelques semaines après la publication de son article dans La Presse médicale, le Dr Tiberius de Györy, professeur à l'université de Budapest et éditeur hongrois de Semmelweis, adoucit ces statistiques tout en confessant son admiration pour le travail du jeune hygiéniste. « La vérité - comme l'a dit, du reste, M. Pinard - est que la mortalité atteignit le chiffre de 16 et de 31 pour 100 (respectivement dans la maternité de Bartch et dans celle de Klin, NDRL). Il faut se contenter de ses horribles chiffres. » Ainsi Tiberius de Györy corrige-t-il Louis Destouches en invoquant la leçon inaugurale sur Semmelweis faite à la clinique obstétricale Baudelocque de Paris, le 9 novembre 1906, par le Pr Adolphe Pinard, un des pères de la puériculture moderne. Repris dans La Presse médicale la même année, ce cours magistral donne du destin du médecin tombé dans la folie après avoir été chassé à deux reprises de l'hôpital général de Vienne, une première fois en 1846, une seconde en 1849, une version plus mesurée, mais moins poignante et lyrique que celle de Céline.

Quand Céline raconte Semmelweis
« Klin réussit dès les premiers temps à grouper, dans la faculté même, un grand nombre d'adversaires résolus de la nouvelle méthode (…). Cinq médecins seulement s'élèvent à la hauteur de Semmelweis (…). Tout de suite, on les détesta. Mais la déception la plus grande dont on fut affecté dans ce groupe courageux devait être contenue dans les diverses réponses des professeurs étrangers (…). “Nous ne doutions pas, écrit Heller, que nous allions rencontrer, loin des jalousies et des rancunes locales, une pleine approbation de ceux qui ne manqueraient pas de trouver les expériences de Semmelweis pleinement concluantes. Hélas! (…) Aucun progrès ne couronne cet effort.”»
Louis-Ferdinand Céline, Semmelweis, « L'imaginaire », Gallimard, 1999, pp. 74-75.

Et aujourd'hui: gel hydroalcoolique pour l'hygiène
Les infections nosocomiales, c'est-à-dire contractées à l'hôpital, sont la hantise des médecins et des patients. Certes, les pratiques en matière d'hygiène n'ont fait que progresser au cours des cinquante dernières années, mais les patients opérés et hospitalisés sont aussi de plus en plus âgés et fragiles, donc plus à risque. Les hôpitaux se sont dotés de Clin, comités de lutte contre les infections nosocomiales, qui surveillent le respect des règles d'hygiène. Pour ce qui est du lavage des mains, les soignants disposent désormais de gel hydroalcoolique pour se désinfecter les mains systématiquement avant chaque examen médical. Il s'agit d'une procédure recommandée par l'OMS car elle est plus rapide et plus efficace qu'un lavage avec de l'eau et un savon antiseptique. Ce gel permet d'améliorer le respect des recommandations relatives aux bonnes pratiques d'hygiène.


Sébastien LAPAQUE
Le Figaro, 5 août 2012.

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