samedi 28 avril 2012

« Le retour des collabos ? » par Grégoire Leménager - Le Nouvel Observateur - 26 avril 2012

Céline, Chardonne, Morand, Rebatet: les écrits impubliables de la bande des affreux dorment encore dans les placards. Mais après l'entrée de Drieu la Rochelle dans la Pléiade, la question de leur réédition se pose. Enquête.

On lit parfois d'étranges choses dans la Pléiade. « Comptez sur moi pour mettre Juifs, Jésuites, maçons, synarchistes, curés, anglais, protestants, tièdes, mous, antisémites vagues dans le même bateau et sans fond et dans les eaux de Nantes ! Tous ces gens pour moi se raccrochent à cette civilisation pourrie - et doivent disparaître. A nous le Racisme pour quelques siècles au moins ! »
Ces lignes datées du 28 février 1942 ne figurent pas dans le volume récemment consacré aux romans de Pierre Drieu la Rochelle, qui se garde bien de contenir ce genre d'horreurs [lire l'article de Philippe Sollers sur le sujet]. Elles sont de Céline, on les trouve au milieu de ses « Lettres » parues sur papier bible en 2009. Le volume, par ailleurs passionnant, ne fit guère scandale. « C'est passé comme une lettre à la poste », s'étonne encore son maître d'oeuvre, le professeur Henri Godard, qui, pour ne rien occulter de ce qu'était Céline, avait tenu à y intégrer « des choses qui font sursauter ». Notre époque serait-elle assez mûre - ou assez pourrie ? - pour regarder en face, et sans sursauter, ce que furent capables d'écrire certains auteurs compromis sous l'Occupation ? Pas si simple.
Pierre Drieu la Rochelle
Au fil des années, les plus talentueux des « collabos » qui furent inscrits sur la fameuse « Liste noire » du Comité national des Ecrivains ont, certes, retrouvé assez de respectabilité pour figurer au catalogue des meilleures maisons. Si l'oeuvre de Brasillach semble désormais condamnée à l'oubli et aux discours de Jean-Marie Le Pen, les textes littéraires de Céline, Morand et Montherlant ont précédé ceux de Drieu dans la Pléiade. Jouhandeau est en poche, dans « l'Imaginaire ». Et Albin Michel, qui fête cette année Pierre Benoit, en réédite trois romans assortis d'une bio où Gérard de Cortanze entend « le sortir enfin du purgatoire » en montrant qu'il fut « injustement jeté en prison » en 1944.
Même Lucien Rebatet, l'antisémite enragé des « Décombres », est en librairie avec ses « Deux Etendards » (republié par Gallimard en 2007), son « Histoire de la musique » (dans « Bouquins », chez Robert Laffont), des « Lettres de prison » et  « Les Epis mûrs » (au Dilettante).
« La dissociation entre écrivain et polémiste était apparue lors des procès de l'épuration, résume la sociologue Gisèle Sapiro. Le cloisonnement entre écrits littéraires et politiques a été largement maintenu dans le monde des lettres. » En somme, à condition que cela ne heurte trop violemment ni la loi ni la morale, la distinction entre homme et oeuvre a aidé l'histoire à trier ce qui relève de l'art. Et comme disait Claude Simon, « en art, cela ne veut rien dire, un salaud ».
Mais que faire du reste ? Car près de soixante-dix ans après la Libération, il reste d'encombrants fantômes dans les placards de la littérature française, qui alimentent toutes sortes de fantasmes, de rumeurs, et de commerces plus ou moins licites.

Le cas le plus connu est celui des pamphlets antisémites de Céline dont la veuve, Lucette Destouches, 100 ans cette année, refuse toute réédition, conformément aux volontés de l'auteur des « Beaux Draps ». Un avis partagé par son avocat, maître François Gibault: « Il y aurait là beaucoup d'argent à gagner, et on m'a souvent approché pour que cela se fasse ! Mais il y a en France un antisémitisme dormant qui ne demande qu'à se réveiller. Rééditer pour le grand public ces textes de circonstance serait de la pure propagande. » En attendant, on raconte bien des choses dans le milieu célinien. Qu'une édition critique de « Bagatelles pour un massacre » attend son heure dans un ordinateur chez Gallimard. Qu'un fada a fait imprimer à 300 exemplaires les trois pamphlets en un volume qu'il refuse de vendre, mais offre autour de lui. Qu'une édition originale de « Bagatelles » en bon état se monnaie pour 250 à 300 euros. Et que de nombreuses versions pirates sont commercialisées, comme celles des très militantes Editions de la Reconquête qui, officiellement domiciliées au Paraguay, proposent sur leur site des tee-shirts affirmant que « Louis-Ferdinand Céline n'était pas plus un salaud que vous et moi ». Mais « les pamphlets de Céline, qui contiennent aussi de très belles pages, sont l'arbre qui cache la forêt ! », prévient l'écrivain Emile Brami, libraire spécialisé en livres anciens à qui l'on doit notamment un « Céline à rebours » (Archipoche). Et de citer tous ces titres reniés par leur auteur qui hantent les bacs des bouquinistes. Ainsi « France la Doulce », roman de 1934, où Paul Morand « met en scène, avec tous les clichés possibles, des cinéastes apatrides allemands qui arnaquent un producteur français ». Ou encore « le Péril juif », plaquette parue en 1938 « que Marcel Jouhandeau avait fait retirer de la liste de ses oeuvres et dont on dit qu'il détruisait les exemplaires qu'il trouvait ». Plus rare, on peut encore dénicher pour 1 500 euros le trop germanophile « Ciel de Niefheim », que Jacques Chardonne a fait pilonner en 1943 juste avant sa mise en vente, mais dont il avait adressé quelques épreuves à ses amis. « Même si ce livre n'a jamais existé, y compris dans sa bibliographie, explique l'avocat Emmanuel Pierrat qui en possède un, on considère qu'il a été publié. Il finira donc comme les autres par tomber dans le domaine public. Pourra-t-il alors être réédité ? La question va bientôt se poser pour Brasillach, mort en 1945. Et tant qu'à publier des textes pareils, autant être le premier ! » Que faire enfin des « Décombres » de Rebatet, qui fut l'un des plus gros best-sellers sous l'Occupation ? « Pauvert en a publié une version expurgée dans les années 1970, mais ces "Mémoires d'un fasciste" ne veulent du coup plus rien dire », note encore Pierrat. C'est sans doute pourquoi l'ayant droit de Rebatet, le romancier Nicolas d'Estienne d'Orves, se déclare prêt à « pousser une réédition critique de ce livre, augmentée de 600 pages restées inédites. II faut tout republier, sinon c'est du révisionnisme. Mais attention, c'est une bombe, donc ça se manipule avec des pincettes! », ajoute-t-il en vous mettant sous le nez une page où l'on peut lire que, « d'une façon ou d'une autre, la juiverie offre l'exemple unique, dans l'histoire de l'humanité, d'une race pour laquelle le châtiment collectif soit le seul juste ».

Paul Morand
C'est toujours la même affaire, au fond. Faut-il tout publier d'un écrivain ? Oui, semblaient indiquer les parutions du haineux journal de guerre de Drieu en 1992, puis du souvent consternant « Journal inutile » de Paul Morand en 2001. L'étape suivante, annoncée depuis des années, se fait pourtant attendre. Ce devait être la Correspondance entretenue par Morand et Jacques Chardonne de 1949 à 1968. « Rien à voir avec des fonds de tiroir, des inédits de deuxième ordre, estimait après consultation François Dufay dans « le Soufre et le Moisi » (Perrin): ces milliers de missives croisées, signées de deux grands épistoliers, sont un monument d'abandon et de style sec, une éblouissante leçon d'écriture à l'usage des générations futures, en même temps qu'un témoignage irremplaçable sur l'âge d'or de la littérature française que fut le XXe siècle.» Problème, notait le même Dufay: on y trouve beaucoup de vacheries sur des contemporains, comme Brigitte Bardot, mais aussi, principalement sous la plume de Morand, des avis aussi raffinés que celui-ci, daté du 7 mai 1960: « Là où Juifs et P.D. s'installent, c'est un signe certain de décomposition avancée; asticots dans la viande qui pue. » Ce rabat-joie d'Albert Camus n'avait peut-être pas tort de signaler que « le style, comme la popeline, dissimule trop souvent de l'eczéma. » Chez Gallimard, on promet enfin la sortie d'un premier volume de cette fameuse Correspondance en novembre 2012, et son intégralité, un jour, en version numérique. Mais pas du tout « pour censurer, ou essayer de cacher quelque chose », s'empresse de préciser Bertrand Lacarelle, qui vient de récupérer cet impossible bébé: « J'ai 5 000 pages sur mon bureau, dont 3000 restent à saisir. Il va donc falloir faire des choix, sans forcément se contenter des plus belles lettres. » Il tient d'ailleurs à minimiser l'importance « de l'homophobie, du racisme et de la diffamation » dans cette somme: « On est très loin du cas des pamphlets de Céline. Bien sûr, ils ne renient rien de leurs engagements de 1940, mais ils ne font pas non plus de compliments à Hitler. » Il s'agirait d'abord d'une « grande conversation littéraire et géopolitique » où, chacun à sa manière, les deux anciens vichystes racontent leurs voyages (au Portugal pour Morand, en Grèce pour Chardonne), élaborent des stratégies pour entrer à l'Académie, évoquent Chateaubriand, le Journal des Goncourt et les jeunes hussards comme Nimier, Blondin ou Bernard Frank, dont ils se sont rapprochés pour s'assurer une postérité littéraire. Pourquoi ne pas l'avoir publié plus tôt, alors que le testament de Morand l'autorisait dès 2001? Le travail d'édition commencé par Philippe Delpuech a été interrompu il y a quelques années par sa mort, « et tout doit être relu par nos services juridiques, comme pour n'importe quel livre d'ailleurs. » Mais voilà qu'on apprend que la publication d'une correspondance Morand-Nimier a par ailleurs été abandonnée. L'universitaire Marc Dambre avait été chargé par Gallimard de son édition critique, et puis plus rien: « Les hommes de loi qui l'ont lue ont jugé que des passages sur certaines personnes pouvaient causer des ennuis. Et l'on m'a dit que, tout bien réfléchi, cela manquait d'intérêt littéraire. » C'est aussi, à la Table ronde, l'avis d'Alice Déon, à qui Gallimard avait transmis le manuscrit: « Ce n'est pas une patate chaude qu'on se refile, il n'y a là rien d'extraordinairement sulfureux, mais j'y ai surtout lu des blagues autour des bagnoles et de la bouffe, avec des traits d'esprit déjà vus ailleurs. » Faut-il, surtout, en déduire que les anciens collabos n'ont plus tant la cote, et que Morand serait retourné en quarantaine ? Pauline Dreyfus, qui vient de lui consacrer un bon roman chez Grasset, « Immortel, enfin », n'est pas loin de le penser: « Beaucoup de gens ont été très échaudés par son «Journal inutile». Mon manuscrit a été refusé par deux éditeurs, dont Gallimard. Et j'observe depuis sa sortie que la presse de gauche en rend compte volontiers, tandis que la presse de droite semble éprouver une gêne, comme si elle traînait toujours le complexe de Vichy. » Peut-être. Ca n'empêche pas Emile Brami de songer que des tabous sont en train de sauter: « Notre époque ressemble de plus en plus aux années 1930, avec une crise et la montée des extrêmes. Des clients me parlent désormais du «lobby juif». Et « le Péril juif » de Jouhandeau, qui ne valait presque rien il y a quelques années, peut se vendre aujourd'hui 700 euros. »

Grégoire LEMÉNAGER
Le Nouvel Observateur, 26 avril 2012

1 commentaire:

  1. A gauche comme à droite, céliniens ou anti céliniens, il y en a qui ont vraiment une guerre de retard.

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