lundi 19 mars 2012

Nord de Louis-Ferdinand Céline – Gazette de Lausanne – 30 juillet 1960

Ce dont il faut bien être convaincu, avant d’ouvrir un livre de Céline, c’est que tout ce qu’on raconte sur les désastres de la guerre est faux. Ce n’est pas vrai qu’elle a fait des millions de victimes, elle n’en a fait qu’une : le pauvre Louis-Ferdinand. Pour le reste, ce sont ceux qui lui en veulent qui ont voulu faire croire que d’autres avaient souffert. Lisez-le et vous serez fixés : on se gobergeait dans les bunkers de Berlin, les déportés du travail « résistants » distribuaient des grenades dans les stations du U-Bahn, les prisonniers français n’avaient qu’une seule préoccupation : faire des ennuis au pauvre Louis-Ferdinand. Quant aux objecteurs de conscience, parlons-en ! Dans leurs pyjamas rayés, ils étaient indécents d’embonpoint et se la coulaient douce en coupant des arbres sans se presser. Au milieu de ce monde de profiteurs, la trio que constituaient Louis-Ferdinand, sa femme Lili et son ami Le Vigan qui tombait doucement dans la folie (j’oubliais Bébert, le « greffe ») représentait à lui seul l’élément vraiment tragique de l’époque. Ce qu’on ne nous dit pas, c’est la raison pour laquelle Louis-Ferdinand se trouvait en Allemagne, vers la fin de l’année 1944. Mais c’est ainsi. Et si vous ne vous résignez pas à accepter une telle vision de l’histoire, il est inutile que vous ouvriez le dernier roman de Céline. Encore une fois, Céline n’est pas un auteur que l’on peut juger, dès l’instant qu’on ne le considère plus seulement comme un écrivain. Au risque de me voir à nouveau repris par d’aussi attentifs lecteurs que Marcel Arlan et Jean Paulhan, je répéterai ici ce que j’ai déjà écrit et qui m’a valu une bienveillante citation dans le sottisier de la NRF : il faut prendre Céline ou le vomir. Il faut admettre ses haines recuites, sa fureur impuissante devant tout geste généreux, et plus particulièrement devant toute générosité qui ne s’adresse pas à lui. Il faut admettre ses bassesses et oublier tout de l’homme – qui, vraiment, me donne la nausée – et le lire comme s’il nous tombait de la Lune, comme s’il parlait d’événements qui ne nous ont jamais concernés. Cette précaution prise, on peut y aller. Mais pas avant, sinon la lecture que vous entreprendrez risque de provoquer en vous des réactions qui peuvent être de diverses sortes, mais qui seront toutes également contraires à un paisible jugement critique : ou vous vous indignerez,, ou vous penserez avoir affaire à un dément. Dans un cas comme dans l’autre, vous ferez entrer en ligne de compte, dans votre jugement, des éléments – moraux ou psychologiques – qui n’ont plus rien à voir avec la littérature. Bien entendu, il existe des livres dont l’auteur nous est, à travers son œuvre, sympathique. Ce ne sont pas toujours les meilleurs, quoiqu’on exagère l’importance des mauvais sentiments en littérature et que, en dépit de ce qu’en disait Gide, les bons ne lui sont pas toujours contraires. Si vous tenez absolument à porter un jugement sur l’auteur de Nord, ou plutôt si vous n’arrivez pas à vous en empêcher, pensez à lui en vous le représentant sous un aspect qui vous fera oublier tout ce que vous avez à lui reprocher : pensez à lui comme à une sorte de clochard génial, dont les haines ont perdu toute force et toute force de nuire. Céline est d’ailleurs un homme qui n’a pas une idée à lui et il a fallu vraiment que l’époque fût démente pour que ses cris et ses haines trouvent un écho et pour que les condamnations désordonnées qu’il porte soient exécutées. Il n’a pas eu de chance puisqu’il a vécu dans un monde aussi fou que lui, et on pouvait bien prendre au sérieux ses divagations quand on considérait Houston Chamberlain comme un philosophe et Montandon comme un ethnologue. Maintenant c’est fini et, certes, le pauvre Céline a payé cher la malchance d’être fou dans un temps où d’autres hommes étaient frappés de la même folie. Ce que je voulais dire en commençant, c’est que contrairement à ce qu’il pense, il n’a pas été le seul à payer. Mais je ne chercherai pas à peser ce qui est le plus lourd, de payer pour la folie des autres, ou pour la sienne.
En écrivant D’un château l’autre, nous voyons maintenant que Céline avait entrepris une sorte d’épopée sordide : celle des collabos entraînés en Allemagne à la fin de la guerre pour leur fidélité à Pétain, pour quelques uns, par la frousse pour bien d’autres. Céline, avec Lili et Le Vigan, fait partie de la deuxième catégorie. Il n’aime pas les « boches », mais il pense courir tout de même moins de risques sous les bombes alliées que devant les fusils français. Et, les fureurs d’alors ayant été ce qu’elles étaient, il n’a certainement pas tort. Nous l’avons vu à Sigmaringen, le voici maintenant arrivant à Berlin. Protégé par un médecin, Hauboldt, à qui sa situation dans la hiérarchie nazie procure de nombreux avantages, Céline, après un séjour dans la capitale bombardée, est placé dans une sorte de château prussien, peuplé de personnages picaresques dont l’occupation principale est de nourrir les uns à l’égard des autres une haine meutrière qui finit par se satisfaire. Bien entendu, le récit n'est pas simple et il arrive souvent à Céline de quitter l’Allemagne de 1944 pour maudire ceux qui, dans la France de 1959, continuent à ourdir contre lui les complots que sa manie de la persécution voit partout. Qu’il s’agisse de son éditeur, des dirigeants de la Télévision Française ou d’Anne Franck, qu’il appelle Esther Loyola (tout intérêt suscité par quelqu’un d’autre que lui est non seulement une injure qu’on fait à Céline, mais une blessure qu’on lui porte), l’actualité célinesque se mêle sans arrêt au récit des aventures passées. Le plus curieux est de constater qu’il ne se sent aucune fraternité avec ceux qui ont commis les mêmes erreurs que lui, ou plutôt qui ont suivi le même chemin et payé, plus ou moins que lui, pour avoir fait ce choix. Il mêle dans ses imprécations, il rassemble dans l’immense complot que toute une société ne cesse de mener contre lui, Rivarol et Le Figaro, Cousteau et Mauriac, et jusqu'à Hérold Paquis, qui selon lui pleurait devant le peloton d’exécution parce qu’ils « n’ont pas fusillé Céline ». Mais voilà que je tombe dans le travers que je voulais éviter. Et que j’attache de l’importance à ce que pense Céline, alors que le seul compte ce qu’il a dit et comment il le dit. Dans la mesure où cela seul compte, on peut être sûr que Céline est un des plus grands écrivains de notre temps, et un des plus grands stylistes. Car le style, ce n’est pas bien écrire au sens où les professeurs de grammaire entendent ces mots ; c’est se servir du langage d’une manière efficace, lui rendre une puissance qu’il a le plus souvent perdue, créer grâce à ce langage un monde qui n’existait pas, même si d’autres ensuite vous y rejoignent et vous y suivent. La découverte de ce monde nouveau est le signe même du génie, et c’est ce que Malraux exprimait en disant qu’avant Dostoïevski, Dostoïevski n’existait pas. Avant Céline, Céline non plus n’existait pas et les écrivains dont on peut dire la même chose ne sont pas nombreux.
Le danger que court le styliste, c’est de voir se transformer sa découverte en procédés et ces procédés en tics d’écriture. Céline n’a pas échappé à ces risques. Après le Voyage et Mort à crédit, il s’est égaré dans Féerie pour une autre fois, où il semblait que tout son génie se fût perdu et où « la petite musique » dont il parle et qu’il a bien inventée était étouffée par les manies : cris, interjections, points de suspension et onomatopées. Personne ne saura sans doute ce qui s’est passé en lui, ni comment il a soudain recouvré ses moyens. Mais, après ces désolantes Féeries, D’un château l’autre nous rendait un Céline qui s’était retrouvé. Nord est de la même veine, comme le sera encore, je l’espère, le troisième épisode de son épopée , puisque Céline va certainement nous raconter la fin de ses aventures.
L’univers imprécis de Céline, où rien n’existe vraiment que lui-même, d’autres y ont accédé après lui. Ceux qui prévalent ne sont pas les épigones du genre d’Albert Paraz, qui ne faisait que pasticher, mais ceux qui ont découvert en Céline la source de leur propre génie. Miller est de ceux-là et on peut prétendre que, avant Miller, Miller existait déjà, à moins qu’on ne préfère dire que sans Céline, Miller n’existerait pas. On s’aperçoit d’ailleurs, et précisément en comparant Miller et Céline, que l’art de ce dernier, son style et son langage, ont pour origine une conception du monde tant soit peu démente, mais parfaitement cohérente. Au centre de l’univers se trouve l’homme qui parle et qui ne parle jamais que de lui-même. Rien n’existe que ce qui le concerne et tout ce qui le concerne revêt une importance démesurée, ou plutôt à la mesure de ce personnage unique. Les choses et les êtres qui l’entourent naissent de leurs rapports avec lui, sortent du néant sous son regard et y retournent quand il le désire. Ces êtres, ces choses, ainsi que les événements, aussi bien dans leur existence que dans leur nature, ne sont que par rapport à celui qui parle. C’est donc un univers sans absolu, où rien n’existe pour soi, et tout en sera exclu qui se réfère à ce qu’on appelle des valeurs. Cependant l’être central ne vivra pas seulement au sein des choses et au milieu des êtres. Il aura des idées, mais elles seront sans aucun rapport avec une réalité que nous connaissons, que cet être central ignore, refuse ou méprise. Ainsi se construira un étrange solipsisme où rien ne sera assuré, à l’exception de celui qui parle. L’univers entier prendra les apparences d’une sorte de rêve vécu. Si les choses et les autres êtres se situent dans une sorte de brume étrange, tout ce qui concerne directement le narrateur est d’égale importance : il n’y a chez Miller ou chez Céline ni pornographie ni scatologie, mais attention aux seuls faits existants dont ils sont sûrs, et qui sont ceux dont ils ont le plus vivement la connaissance immédiate. C’est pourquoi l’érotisme qui marquait leurs premières œuvres diminuera à mesure qu’il occupera moins de place dans leur propre vie. Il n’y a rien, dans cet érotisme, de concerté, rien que la transcription candide d’une préoccupation existante et qui disparaîtra de leur envie quand elle s’apaisera dans leur vie. Bien entendu, il n’y a pas un parallélisme absolu entre l’œuvre de Miller et celle de Céline. Miller s’évade trop souvent du solipsisme célinien, il a trop de points de vue a priori sur les choses et les êtres pour que son œuvre ait à la fois la simplicité et l’unité de celle de Céline. Miller a des idées, des opinions sur les choses et les gens qu’il ne situe pas uniquement par rapport à lui-même. Mais il semble que l’univers des Tropiques soit bien celui de Céline, celui du solipsisme. Quant à Céline, il n’a aucune idée a priori, aucune philosophie construite à partir d’une autre philosophie, ce qui est le cas de la plupart des philosophies. Il voit, il ressent le monde d’une certaine manière, et il l’exprime selon cette manière. Ce qui fait de lui un grand écrivain, c’est qu’il a trouvé le moyen de nous faire pénétrer dans ce monde, qui nous est par définition totalement étranger, puisque seul, Céline l’habite.

Jean BLOCH-MICHEL
Gazette de Lausanne, 30 juillet 1960.

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