samedi 8 octobre 2011

Villon et Céline (III) par Pierre de Bonneville

Illustration pour l'Epitaphe, dite "Ballade des pendus" (1489)

Il existe plusieurs points de rapprochement entre Villon et Céline. Après avoir passé en revue les similitudes quant à l'identité, l'époque, le lieu (Paris), la personnalité et le destin, en voici un sixième : l'invention. Il y a des moments dans l'histoire où les mondes se délitent et se refondent. L'Europe de cette fin du Moyen Âge est l'un de ses moments-charnière. Des états d'Europe sont en train de naître, leur langue est en train de s'inventer. En Italie, Dante invente l'italien, en créant sa langue pour écrire la Divine comédie.

En France, dans ce royaume déchiré, il existe un dialecte de langue d'oïl parlé à la cour, c'est-à-dire en Île-de-France et dans l'Orléanais, le francien qui va s'imposer comme langue officielle et deviendra le français. Villon est le premier à lui donner un style, un esprit.

Au début du XXe siècle, les Empires vont s'écrouler, l'éclosion de temps nouveaux est douloureusement souhaité. Céline, homme de la culture de cette fin XIXe siècle, ne pouvait pas écrire comme écrivaient Anatole France ou Pierre Loti, pour les mêmes raisons que Picasso, Braque ou Paul Klee ne pouvaient peindre comme Bouguereau ni Manet. Par nature, Céline ne pouvait s'exprimer que dans le frénétique « tempo de son époque ». L'époque de Villon est très respectueuse de la forme et celle du Testament est un legs de la décadence latine. Villon ne touche pas aux règles poétiques et prosodiques de composition mais il invente une poétique. La poésie de l'époque est conventionnelle, nourrie d'allégorie et de morale, Villon transgresse l'une et l'autre. Voici par exemple la poésie de Charles d'Orléans, factice et précieuse, dans une écriture toute « enluminée » :

Dedans mon livre de pensée,
J'ai trouvé écrivant mon coeur
La vraie histoire de douleur
De larmes toute enluminée.

Et voilà, en comparaison l'écriture à double sens de François Villon :

Vente, gresle, geste, j'ay mon pain cuyt.
Je suis paillart, la paillarde me suyt.
Lequel vault mieulx ? Chascun bien s'entressuyt,
L'un vault l'autre, c'est a mau rat mau chat.
Ordure aimons, ordure nous affuyt;
Nous deffuyons honneur, il nous deffuyt,
En ce bordeau ou tenons nostre estai.
(Ballade de la Grosse Margot, dans Le Testament).

Villon n'est pas dans le roman de la rose ; il est dans le langage cru, la langue de tous les jours, une écriture neuve dans cette langue nouvelle. Pierre Champion : « Ces huitains de Villon ont un accent de réalité, une impertinence juvénile, une rapidité qui fait contraste avec la prolixité niaise et courante de son temps : l'allégresse de leurs rimes nous surprend. On y entend vraiment parler le poète gouailleur, avec ses sous-entendus, ses incidences graves et comiques. »

Il y a un avant et un après Villon comme il y a un avant et un après Céline. Henri Godard dans sa Poétique de Céline : « Céline n'invoque pas en vain Villon. Lorsque dans Bagatelles pour un massacre, il écrit « le maître du genre, c'est Villon, sans conteste... Le genre en question est la transposition à l'écrit du langage "parlé, vivant". Mais en même temps qu'il trouvait en lui un modèle lointain de son travail dans ce domaine — sans compter les rencontres thématiques —, Céline a pris chez Villon et chez quelques autres le goût d'une forme ancienne du français. C'est celle pour laquelle Julien Gracq propose le beau nom d'entre-deux-langues, à mi chemin de l'étrangeté souvent radicale de l'ancien français et de la familiarité du français moderne. » Il ajoutait : « ... cette immense redécouverte du français qui est le plus profond moteur de son oeuvre et qui fait sa plus grande force. »

Céline parle, décrit, décrypte abondement son inventive transposition du langage parlé-écrit, correspondant au siècle dans lequel il se trouve « C'est-à-dire le langage parlé à travers l'écrit me semblait plus à la mesure de l'époque qui est une époque jazzée, émotivement troublée... » (Entretien avec André Parinaud, 1958) fustigeant sans cesse, les écrivaillons, l'écriture du bachot etc. : « Toutes nos bibliothèques grincent, gémissent, d'être tant pillées à tort, à travers... Mais transposer directement la vie, c'est une autre paire de couilles !... » (Bagatelles pour un massacre).
Dans Entretiens avec le Professeur Y, Céline place son invention au même niveau que celle du bouton de col à bascule ou le pignon-double à vélo. Sans rire. Il emploie successivement l'image du crawl et de la brasse, du métro émotif ou encore de la propulsion émotive. « Styliste, oui, je le suis, je n'ai pas envie de laisser une phrase tranquille... La phrase, Madame, je la tortille, j'ai envie de la travailler... » (Entretien avec Francine Bloch). Dans l'allocution « Céline vous parle » : « Ce style... il est fait d'une certaine façon, de forcer les phrases à sortir légèrement de leurs significations habituelles, et puis de les sortir des gonds, pour ainsi dire, les déplacer et forcer le lecteur à lui-même déplacer son sens, mais légèrement, oh très légèrement, parce que tout ça, si vous faites lourd, c'est une gaffe, c'est LA gaffe... ça demande donc énormément de recul, de sensibilité, et c'est très difficile à faire, faut tourner autour... Autour de quoi ? Autour de l'émotion... Bon. »
Jean-Marie Le Clézio le reconnaît : « La littérature française contemporaine passe par lui comme elle passe par Rimbaud, par Kafka et par Joyce ... » (Le Monde, 1969).

LE « JE »
Villon et Céline, l'un comme l'autre, se différencient radicalement de toute la production de leurs contemporains, non pas par les thèmes abordés, comme la mort, le non-sens de la vie, l'injustice des hommes et leur criminel atavisme, la guerre, la vieillesse, l'amour impossible, etc... mais par leur façon de le vivre dans leur écriture. Villon comme Céline ne font pas de l'autobiographie, Villon comme Céline se compromettent dans leur écriture. Pour reprendre l'expression chère à Céline : ils mettent leur peau sur la table : « ... parce que n'oubliez pas une chose, parce que la grande inspiratrice c'est la mort... si vous ne mettez pas votre peau sur la table, vous n'avez rien... il faut payer. Ce qui est fait gratuitement, sent le gratuit, il pue le gratuit. » (Entretien avec Louis Pauwels, 1959).
Leur style n'est ni l'autobiographie ni la chronique mais une expression très personnelle de leur émotion vécue. Bien sûr, Céline fait mine de n'être qu'un simple chroniqueur :
« – Vous vous dites en somme chroniqueur ? Ni plus ni moins ! » (Nord)
Mais, comme Villon, Céline va bien au-delà : « Les chroniqueurs sans conscience rapetissent, expliquent, mesquinent les faits ! Oh, votre serviteur... du tout ! le respect des somptuosités ! » (Normance)

Certes, il s'agit de se servir de la vérité du moment et du lieu mais de transfigurer la platitude du simple événement : « Les bons rêves ne s'élèvent que de la vérité, de l'authentique, ceux qui naissent du mensonge, n'ont jamais ni grâce ni forces. » (Bagatelles pour un massacre). Il y a cette nécessité du vécu et cette capacité à ressentir les événements, à les percevoir, à les vivre et à les utiliser comme matière. « Villon transforme toute convention par le sens exceptionnel qu'il a de la réalité, par ce besoin qu'il éprouve de parler seulement de lui, et de ce qu'il a vu. ...Voilà la grande nouveauté de Villon : de la réalité, il tire l'accent vrai et touchant de sa poésie. C'est par ce côté qu'il rejoint Rutebeuf ; qu'il reste une anomalie dans un temps où la poésie fut très rarement l'expression lyrique de sentiments individuels. Tout est vrai chez Villon : aussi, chez lui, loin est-il passionné, pathétique et violent » (Pierre Champion).
Et celle différence entre la simple chronique et l'invention stylistique de Villon repris instinctivement par Céline, c'est le Je, l'implication totale. Le Je de Villon : en reprenant chapitre après chapitre chacune des ballades de Villon, Jean Teulé s'est amusé à en faire le récit de la vie de François Villon, lui donnant le titre de : Je, François Villon.
Le Je de Céline : dans ce brûlot anti-média qu'est Entretien avec le Professeur Y, Céline se déchaîne sur le Je :
Oh colonel... moi la modestie en personne ! mon « je » est pas osé du tout ! Je ne le présente qu'avec un soin !... mille prudences !... je le recouvre toujours entièrement, très précautionneusement de merde !
A quoi vous sert ce « je » complètement fétide ?
La Loi du genre ! pas de lyrisme sans «je », Colonel !... La Loi du lyrisme !
Le drame de tous les lyriques, rigolos ou tristes, c'est leur «je »partout !... la tyrannie de leur « je »...

Dès le Voyage, comme dans le Jean Santeuil de la Recherche, le Je est la voie narrative déléguée au personnage Bardamu à qui est donné le rôle de raconter. Toutefois, ce n'est pas encore directement Céline. Dans Mort à crédit, Céline enlève le masque de Bardamu, et le narrateur (qui n'a pas de nom, pas plus que dans Casse-Pipe ni dans Guignol's band) est bien Céline lui-même. Dans ses pamphlets, le Je est assumé, affirmé, appuyé « Monsieur Céline nous dégoûte, nous fatigue, sans nous étonner... Un sous-Zola sans essor... Un pauvre imbécile maniaque de la vulgarité gratuite... une grossièreté plate et funèbre... M. Céline est un plagiaire des graffiti d'édicules... rien n'est plus artificiel, plus vain que sa perpétuelle recherche de l'ignoble... même un fou s'en serait lassé... M. Céline n'est même pas fou... Cet hystérique est un malin... Il spécule sur toute la niaiserie, la jobardise des esthètes... factice, tordu au possible son style est un écoeurement, une perversion, une outrance affligeante et morne. Aucune lueur dans cet égout !... pas la moindre accalmie... la moindre fleurette poétique... Il faut être un snob « tout en bronze » pour résister à deux pages de cette lecture forcenée... » (Bagatelles pour un massacre). Ensuite, dans tous les écrits des dernières années notamment dans la Trilogie, D'un Château l'autre, Nord, Rigodon, Céline est chroniqueur de Céline : « Je vous assure, Monsieur Céline, si mon mari avait vécu nous n'aurions jamais eu d'Hitler... Cet homme catastrophe ! ... C'est votre avis, Monsieur Céline ? » (Nord).
Il faut être témoin de son temps, il faut être plongé dedans, mais c'est mieux encore de s'en faire la victime. Céline : « Le temps ne s'efface pas en moi, il se grave... ». Le Je ne suffit pas, il faut se compromettre dans les événements et se compromettre dans l'écriture. Céline : « J'accumule les maléfices, je m'en servirai bien un jour... » « Céline a incarné le tragique semmelweisien, mais presque toujours sur le plan du jeu, (du Je) appelant sur lui les catastrophes... De là cette impression de « vécu sur scène », comme s'il avait mimé ce qu'il endurait » (Denise Aebersold, Céline, un démystificateur mythomane).

Le Je de Villon et le Je de Céline ne sont pas le simple Je du témoin mais sont le credo stylistique et poétique de l'émotion. La poésie de Villon doit cette singularité au fait que Villon a vécu dans sa chair ce dont il parle. Un clerc qui s'est retrouvé à vivre comme un routier, un intello devenu fripon. Petite frappe parmi les frappes, meurtrier, paria, coquillard, hanté par le repentir, le remord et surtout par le gibet. Finissant par disparaître corps et âme à trente-deux ans. Comme dit Céline : « Il faut payer... Mettre sa peau sur la table. » François Villon a payé. Dès Clément Marot, au siècle suivant, sa petite invention fera avancer la manière d'envisager l'écriture. Puis les romantiques, les expressionnistes allemands le redécouvriront... Jusqu'à Céline...
Pierre Champion : « Avec la même acuité de vision qu'il porte que les choses, le poète lit clairement dans sa conscience. Rien n'égale en mouvement, en passion, en vérité, en beauté pathétique, cette sorte de grand soliloque qui forme le préambule du « Testament » dans lequel Villon maudit l'évêque cruel, célèbre le roi qui l'a délivré, dit son repentir et sa misère, nous parle de la mort et de la volupté, et insulte à nouveau l'évêque qui l'a enferré. Jamais tant de sincérité n'avait été mise au service de tant d'art: jamais une forme raide et convenue de poésie ne servit à exprimer autant de liberté. »
Philippe Sollers : « Il faut foncer tout droit dans l'intimité des choses, voilà ce que répète Céline dans « Entretiens avec le Professeur Y»... Céline l'exprime dans une lettre à Lucienne Delforge, en 1935 : « Tout doit être brutal, le créateur n'a que faire de l'opinion des hommes, il doit agir sur la matière brute, sur les choses, pas sur les hommes – il doit avant tout les mépriser pour ce qu'ils sont, des chiens voluptueux, braillards et avides... »
On ne peut pas tricher ni avec les faits ni avec soi-même, il faut se compromettre dans ce qu'on vit et dans ce qu'on écrit. « On cherche toujours pourquoi Rimbaud est parti si tôt en Afrique, je le sais moi : il en avait assez de tricher. Cervantès n'a pas triché, il est vraiment allé aux galères(...) Cela ne suffit pas, bien sûr... » (Lettre à Milton Hindus).

Quand Villon et Céline n'ont pas provoqué eux-mêmes les événements, ils s'y sont trouvés plongés et ils les ont vécus et ressentis de façon peu commune. Pour rendre compte de ces aventures physiques et psychiques, ils ont trouvé une langue, un style, une poétique toute nouvelle, une poétique de l'émotion qui n'appartient qu'à leur génie. « Dans la vision anthropologique de Céline, tout un imaginaire de la décomposition exprimé à travers certains thèmes : la guerre, la maladie, la folie, le scientisme catastrophique... contrebalancé par un credo stylistique (véritable vitalisme esthétique) et une poétique de l'émotion. » (Philippe Destruel, Céline, Imaginaire pour une autre fois). Même si ces aventures ne se passent qu'autour d'une assiette, comme dans Féerie, ce que, devant l'insuccès, son éditeur Gallimard lui reprochera, l'incitant à mieux faire sa pub (d'où les interviews dont rend compte l'incendiaire Entretiens avec le professeur Y et à faire voyager le lecteur un peu plus loin (d'où les trois derniers ouvrages, la trilogie allemande, D'un château l'autre, Nord, Rigodon). Alors que le vrai Céline est bien celui de Féerie, confidence de Lucette Almanzor dans Céline secret : « Féerie : un livre impossible. Exactement ce que Louis souhaitait faire réellement.

Pierre de BONNEVILLE
Le Bulletin célinien n°334, octobre 2011.

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