mercredi 21 septembre 2011

Villon et Céline (I) par Pierre de Bonneville

Illustration du Grand Testament imprimé en 1490 (Bibl. Chantilly).

Villon est né en 1431, Céline est né en 1894. Cinq siècles les séparent, pourtant beaucoup de choses les rapprochent. Céline, lui-même, se sent proche de Villon. Pour Céline, Villon est le Shakespeare français, Villon est un médium . « Il est capital, dit Céline dans son entretien avec Jean Guenot en 1960, c'est notre Shakespeare. Il y a la trouvaille chez lui, la trouvaille profonde. Il y a une mélancolie profonde, un mystère. Il ramène tout à coup des mélancolies qui viennent de loin, qui sont bien au-dessus de la nature humaine... qui n'a pas cette qualité-là. Et les fait venir à la surface. C'est un médium. D'une certaine façon, il est médium. »

Ce que Céline dit sur Villon, c'est exactement ce que Céline pourrait dire sur Céline.
Céline est dans le prolongement de Villon. Il y a du Céline dans Villon comme il y a du Villon dans Céline. Pour paraphraser Deleuze, « c'est par là qu'il y a une histoire de la littérature » : Céline prolonge Villon : l'écriture de Villon a marqué la pensée célinienne qui, à son tour, a marqué la façon dont on peut lire, et comprendre Villon aujourd'hui.
Quels sont les points de rapprochement que l'on peut définir ?
Leur premier point commun est l'identité : elle est fausse. Cela peut paraître anecdotique, mais concernant l'identité, est-ce que cela peut être une simple anecdote ? Ils ont vécu l'un et l'autre et sont connus l'un et l'autre sous une fausse identité, un nom-dit : Villon n'est pas né Villon comme Céline n'est pas né Céline.
Second point, l'époque. Leurs époques, séparées de cinq siècles, sont deux époques terribles, deux fins d'un monde. Villon a vécu la lente agonie d'un trop long Moyen Âge et cette interminable guerre de factions appelée guerre de cent ans, tandis que Céline aura vécu, l'hécatombe de la première guerre mondiale et la démence de la seconde. Pour reprendre l'expression hitchcockienne : ce sont deux innocents dans un monde coupable.
Troisième point, un lieu : Paris, un lieu commun. Lieu géographique et milieu : Villon et Céline ont tous les deux la foi du pauvre, ils s'opposent à l'esprit bourgeois.
Quatrième point, leur personnalité. Si Villon est le « mauvaiz enffant », comme il se définit lui-même, Céline lui, est le mouton noir. Tous les deux sont des réprouvés, des maudits.
Cinquième point, le destin. Leur parcours est une fuite permanente : Villon et Céline sont des fugitifs. De fugitifs à condamnés, il n'y a qu'un pas. De condamnés à damnés, il n'y a qu'une syllabe. Leur destin est l'exil. Sixième point, l'invention. Villon et Céline sont des inventeurs. Ils n'ont pas inventé le français, ils ont inventé une nouvelle élégie. Dans notre histoire littéraire, l'un comme l'autre, sont des marqueurs. Il y a un avant et un après Villon comme il y a un avant et un après Céline.
Septième point, le Je. Villon et Céline n'écrivent surtout pas comme leurs contemporains écrivent. Si les thèmes abordés sont les mêmes (l'angoisse de la mort, le non-sens de la vie, l'injustice des hommes et leur criminel atavisme, la guerre, la vieillesse, l'amour impossible...) leur façon de les vivre dans leur écriture est nouvelle. Pour reprendre d'expression promotionnelle chère à Céline : ils ont mis leur peau sur la table.
Huitième point, la musique. Le huitième point sur lequel Villon et Céline s'accordent, c'est la musique. Ils ont créé la leur. Lais et virelais, rondeaux et ballades : la poétique de l'époque de Villon repose sur la musique et la danse, et Céline suit le rythme... Céline parle de son écriture comme de sa petite musique, titrant ses livres Rigodon, Bagatelles ou encore Guignol's band. Céline : « Tout fait musique dans ma tête, je pars en danse et en musique. »
Neuvième point, la farce. Villon et Céline sont dans le ricanement. L'existence est une énorme farce. Cioran résume Shakespeare, en deux mots : la rose et la hache. Villon et Céline utilisent les mêmes armes.

L'IDENTITE
Villon et Céline ont un premier point commun : le nom-dit, leur fausse identité. Villon n'est pas né Villon et Céline n'est pas né Céline. Villon est un nom d'emprunt, c'est le nom de son « tuteur ». Céline est un nom d'emprunt, c'est le nom de sa grand-mère maternelle. Le tuteur de Villon à qui sa mère l'a confié est son « protecteur », Guillaume de Villon, qu'il qualifie de « plus que père » :
Item, et à mon père,
Maître Guillaume de Villon,
Qui m'a été plus doux que mère
A enfant levé de maillon ; (m'a élevé enfant )
Qui m'a mis hors de maint bouillon, (Il m'a tiré de maintes mauvaises affaires)
Et de cestuy pas ne s'éjoie, (il ne se réjouit pas de ça)
Si lui requiers à genouillon (je lui demande à genoux)
Qu'il m'en laisse toute la joie ; (qu'il m'en laisse le plaisir...)
(Le Testament)
Guillaume de Villon est chanoine et le répétiteur canonique de Saint-Benoît-leBétoumé, appelé ainsi parce que le choeur, est orienté à l'Ouest au lieu de l'être vers l'Est (chapelle rasée en 1854 lors du percement de la rue des Écoles). Déjà un problème d'inversion car ce protecteur, ce « plus que père » est aussi son initiateur.

Dans chaque texte où il parle de lui, François Villon, se nomme François et s'appelle Villon :
L'an quatre cens cinquante six, Je, Françoy Villon, escollier, Considerant, de sens rassis, Le frain aux deus, franc au collier, Qu'on doit ses envies conseilliez, Comme Vegece le racompte, Sage Rommain, grant conseilliez, Ou autrement on se mescompte... (Le Lais, Huitain I)

Pourtant François Villon change souvent d'identités, selon les circonstances : ainsi, à l'Université, il est répertorié sous le nom de François de Montcorbier : « François Villon est licencié en 1452. Et le nom inscrit est Dominus Franciscus de Montcorbier de Paris. » (Pierre Champion, François Villon, sa vie, son temps) ; dans l'affaire dite du meurtre de Philippe de Sermoise, il est interpellé sous le nom de François des Loges et lorsqu'il est hospitalisé à la suite d'une rixe en 1455, il est enregistré sous le nom de Michel Mouton.

Concernant Louis-Ferdinand Céline, dont on sait beaucoup plus de choses, tout le monde sait qu'il ne s'appelait pas Céline, mais Louis Destouches. Au début des années trente lorsque, médecin vacataire au nouveau dispensaire municipal de Clichy, le docteur Louis Destouches se décide à faire parvenir à des éditeurs son premier manuscrit Voyage au bout de la nuit, il n'ose pas le faire sous sa propre identité, craignant d'être reconnu et de perdre son crédit auprès de sa clientèle, car il n'imagine pas alors devenir célèbre un jour :
« Je suis parti dans l'écriture des livres sans vouloir obtenir une notoriété quelconque, je pensais simplement en tirer un honnête bénéfice, pour me payer un petit appartement dont j'avais bien besoin à l'époque. » (Interview de Céline à Lectures pour tous, 1957).

Il tient à rester caché, à se dissimuler sous un pseudonyme, dans l'anonymat. Curieusement, il en choisit un féminin : Céline. « ... et comme ça, personne n'en saura rien, on ne viendra pas me chercher sous un prénom féminin, et puis voilà, toute l'histoire de Céline, et puis, le « Voyage » est sorti... » (Extraits de l'entretien avec Jacques d'Arribehaude, et Jean Guenot, 1960).

Céline est le prénom de sa grand-mère maternelle : Céline Guillou, « piqueuse de bottines. » Pour simplifier, plus tard il explique que c'est le prénom de sa mère qui s'appelle en réalité Marguerite... (Marie, Marguerite, Céline Guillou). Mais pourquoi Louis-Ferdinand Céline ? Sa justification est toute filiale, enfantine : « Moi, c'est Louis, mon père, c'était Ferdinand, ma mère Céline. Alors j'ai dit : comme ça, il y aura toute la famille. »

Céline s'était déjà imaginé d'autres identités. En 1917, il avait écrit une nouvelle intitulée Des vagues, un premier essai narratif resté manuscrit signé avec un effet de prétention nobiliaire : L. des Touches.

En 1944, lorsqu'il s'enfuit en Allemagne, sa carte d'identité porte le nom de : Deletang. Prénom : Louis-François. Profession : représentant. Né à Montréal, Canada. Du Danemark pour donner le change, certains courriers arrivent signés sous le pseudonyme d'Henri Courtial, personnage de Mort à crédit, ou même du nom de jeune fille de sa femme Lucette Almanzor, ou encore Lucie.

L'ÉPOQUE
Presque cinq siècles séparent les époques au cours desquelles ont vécu Villon et Céline, mais une même toile d'horreurs les recouvre. « Les moments historiques les plus fertiles furent en même temps les plus irrespirables. » (Cioran).
Villon vit au milieu des désordres barbares de l'interminable guerre de cent ans tandis que Céline, lui, échappe aux tranchées et à l'hécatombe de la première guerre mondiale mais pas à la démesure de la seconde. Ce sont deux innocents dans un monde coupable, pour reprendre l'expression du maître du frisson, Hitchcock, citée par Sollers.

Villon est né en 1431, l'année du procès et de l'exécution de Jeanne d'Arc. En pleine guerre de 100 ans (1 337-1475), vingt ans après la déroute d'Azincourt. Villon arrive à la fin d'un monde, celui de la chevalerie, que la guerré n'entretient plus. C'est le début d'un autre monde, celui des bourgeois, celui de l'argent.
Quant les nobles usent de marchandises,
Quant les armes ne veullent plus servir,
Quant laboureurs veullent porter devise,
Quant le commerce si veult enorgueillir,
Quant les marchands commencent à mentir,
Quant robeurs ont reigne en terre et en mer,
Quant chscun veult son voisin surmonter,
Quant en conseil faveur est essaulcié,
Quant les prescheux font mal et dient bien,
Quant advocatz ont tout en leur baillie,
Que vault le monde ?
— Hélas, il ne vault rien.
(Ballade quand Union n'es plus en sainte Église, British Museum).

C'est un monde moralement saccagé : par la guerre, par une profonde crise dynastique, par les famines, les épidémies, les rapines et les crimes.
« On comptait à Paris en 1423, plus de vingt mille maisons vides et abandonnées. Paris, abandonné par les ducs d'Orléans et de Bourbon, avait eu à souffrir des révolutions de 1413 et 1418, puis de l'occupation anglaise. Beaucoup de riches bourgeois avaient abandonné leur ville pour suivre le dauphin. On avait distribué leurs biens et leurs maisons aux partisans du duc de Bourgogne, aux chefs des factions cabochiennes de 1413, aux auteurs de la conjuration de 1418; d'autres avaient été accordés à des hommes de guerre anglais. En 1438, cinquante mille personnes étaient mortes de misère et d'épidémie dans Paris, les loups se montrèrent dans les faubourgs. » (Pierre Champion, François Villon, sa vie, son temps)

L'Université de Paris est en conflit avec Charles VII de France et de 1453 à 1454, pendant deux ans, les pédagogues et les maîtres sont en grève. Et les écoliers sont à la rue. Ils racolent dans les maisons, les tavernes et les hospices et Villon est une petite frappe parmi eux, « danseurs, saulteurs, faisant des piez de veaux ». Cela dans un pays en plein désordre : « Le traité d'Arras de 1435, la trêve anglaise de 1444 ; l'organisation des Compagnies d'ordonnance, n'avait pas fait l'affaire des hommes d'armes qui, cassé aux gages, devinrent aussitôt larrons. Décimés en Alsace, en Bourgogne, les écorcheurs, les bandes de mercenaires étrangers, Espagnols, Lombards et Écossais, avaient laissé un peu partout des enfants perdus. Les gens d'armes qui savaient ne pouvoir être admis dans les Compagnies régulières, se firent voleurs et épieurs de grand chemin. De mauvais ouvriers... des désespérés... de faux pèlerins... de faux quêteurs... des merciers qui allaient de foire en foire... des clercs vagabonds en mal d'argent, tel furent les éléments douteux de la société de ce temps qui lièrent spontanément partie pour l'exploitation des simples. » (Pierre Champion). François Villon se retrouve avec eux sur les routes et devient Coquillard parmi les coquillards. C'est ainsi qu'il disparaît, sans laisser de trace, en 1463. Il n'a que trente-deux ans.

Céline, lui, est né en 1894. « La Seine a gelé cette année-là. Je suis né en mai. C'est moi le printemps. » (Mort à crédit). L'année où débute l'affaire Dreyfus, l'année de l'assassinat du président de la république Sadi Carnot. À peine une vingtaine d'années après la débàcle de Sedan et l'épisode sanglant de la Commune. Céline va connaître la guerre de 14-18, en la contournant sur son cheval et dans son bel habit de cuirassier. Car, très vite blessé dès octobre 1914, il a la chance d'écouler en 1915 de curieux moments d'émancipation à Londres. (Rien à voir avec ce que subit Henri Barbusse lors des massacres de Craonne). La seconde guerre mondiale aussi, encore plus mondiale, encore plus sophistiquée, Céline va la vivre d'une manière également toute particulière. Il en réchappe en fuyant à travers l'Allemagne en feu, pour rejoindre le Danemark, qui sera, six années durant sa prison, son exil, son asile. Il a fréquenté ainsi les deux grandes tragédies du XXe siècle.

Tandis que Pierre Champion, parlant de l'époque de Villon dit : « En ce temps la prison fit des poètes », Frank-Rutger Hausmann exprime la même idée à propos de Céline : « Céline est un de ces rares mélanges de poètes et de journalistes, comme il ne s'en présente que dans les époques de bouleversement total. De la vision de la mort et de la maladie, de la crasse et de la laideur naît un réquisitoire contre l'époque... » (Céline et Karl Epting). Villon, Céline : tous les deux témoins, victimes de ce « goût profond de l'homme, du peuple pour la mise à mort. À toutes les époques » dont parle Céline, lui-même dans l'interview de Francine Bloch en 1959. « Vous voyez à l'époque de l'épuration, à la Saint-Barthelémy, en 89, en toute occasion... il a ça dans le boyau... Inné... Cinq cents millions d'années qu'on le connaît.. C'est le même... Un instinct solide... le sadisme et la violence... ». Céline, pas plus que Villon, ne sont les seuls coupables de ce qu'ils sont.

LE LIEU ET LE MILIEU
Après l'identité, l'époque, le lieu est un troisième point commun entre Villon et Céline. Ce lieu est Paris.
Un lieu et un milieu. Le Paris de Villon est celui de ces grandes cités commençant à devenir le melting-pot des cités modernes. « Ce qui est décisif dans le modèle de l'intellectuel médiéval c'est son lien avec la ville. L'évolution scolaire s'inscrit dans la révolution urbaine des X-XIII siècles. » (Jacques Le Goff). Même si le Paris de Villon se limite aux six premiers arrondissements actuels, son esprit est le même que le Paris de Céline, cinq siècles après. « Villon a trouvé dès son berceau l'accent et l'esprit parisien. Il est le fils spirituel de la cité lyrique et frondeuse à qui rien n'en impose ; il est l'irrespectueux badaud : « Né de Paris... emprès Pontoise... » Et la ville si petite alors, qui paraissait immense aux hommes de son temps, a nourri son oeuvre ironique et éblouissante... Le sens de près de la moitié des allusions des Lais et du Testament nous sera révélé par une connaissance plus parfaite des familles et de la topographie du Paris d'alors. C'est là que Villon fut immédiatement célèbre ; l'imprimerie répandra de nombreuses éditions des deux testaments du mauvais et glorieux enfant de Paris, là même où il a beaucoup vaqué : sur les ponts Saint-Michel et de Notre-Dame, rue de la Juiverie, devant le Palais, rue Saint-Jacques. » (Pierre Champion).

Céline revendique la même culture : « Je suis né à Courbevoie !... Et puis ensuite grandi sous cloche... dans le Passage Choiseul... (ça ne m'a pas rendu meilleur...) Alors tu te rends compte un peu ! si je la connais la capitale ?... C'est pas le Paris de mes vingt ans... C'est bien le Paris de mes six semaines, sans me forcer... Je ne suis pas arrivé du Cantal pour m'étourdir dans la Grande Roue !... J'avais humé tous les glaviots des plus peuplés quartiers du centre (ils venaient tous cracher dans le Passage) quand les grands « écrivains de Paris » couraient encore derrière leurs oies la paille au cul... Pour être de Paris... j'en suis bien !... Je peux mettre tout ça en valeur... Mon père est flamand, me mère est bretonne... Elle s'appelle Guillon, lui Destouches... » (Bagatelles pour un massacre)

Un esprit, une culture dressée contre la culture bourgeoise, une culture qui penche nettement « du côté de la misère. » Tout s'apprend dans la rue : « La rue diverse et multiple de vérités à l'infini, plus simple que les livres. » (Céline, Semmelweis). Villon selon Pierre Champion : « il était du peuple de Paris dont il parla le langage. Plus que Rutebeuf, Deschamps, Michault Taillevent, Villon excella dans la juste peinture de la pauvreté et de la misère. »

Henri Godard, dans sa Poétique de Céline : « La langue du peuple de Paris c'est, de tout temps, de Villon à Céline en passant par Balzac, Hugo, Sue et Zola, imposée comme l'autre français, celui précisément qu'École et Académie s'employaient à refouler » Une langue dont Drieu La Rochelle (Nouvelle Revue Française, 1941) reconnaît que Céline en est un spécialiste : « Céline manie le langage populaire avec une science consommée, une ruse supérieure. »

Cette langue est faite pour exprimer « la foi du pauvre » : « Quand (Villon) évoque la destinée de ses compagnons de jeunesse, il déclare que les uns sont riches, et que « Les autres mendient tous nus / Et pain ne voyent qu'aux fenêtres. » (Pierre Champion). Céline aussi a « la foi du pauvre » : « Je n'avais pas encore appris qu'il existe deux humanités très différentes, celle des riches et celle des pauvres. Il m'a fallu, comme à tant d'autres, vingt années et la guerre pour apprendre à me tenir dans ma catégorie, à demander le prix des choses et des êtres avant d'y toucher, et surtout avant d'y tenir. ... le feu torture ou conforte, selon qu'on est placé dedans ou devant. Faut se débrouiller voilà tout. »

Et dans la rue, on parle une langue imagée. Dans les premières pages de L'École des cadavres, Céline dialogue avec la sirène « qui barbotait entre deux eaux... une fange pleine de bulles... » annonce la couleur : « Passe-moi donc l'encre de la Seine... Tu vas voir comment j'ai à dire... comme je me la trempe la bite dans le vitriol ! »

Ce langage populaire n'est pas à confondre avec l'argot. Pour Villon, l'argot n'est pas ce qu'il est pour nous, confondu avec un langage populaire. Pour Villon, l'argot est un langage codé, parlé par une communauté d'individus leur permettant de communiquer entre eux et d'exclure les non-initiés. Ainsi les fameuses Ballades en jargon offrent aux spécialistes le plaisir du décryptage. Thierry Martin : « L'argot de Villon n'est pas tout à fait l'argot des coquillards ; c'est le brief langaige dont usaient les prostitués pour tromper la police et les clients. » Ces ballades en jargon donnent lieu à une double lecture où « le beffleur » n'est pas « celui qui amène les compagnons à jouer », mais, dans le langage des prostitués , « le beffleur», c'est « le suceur ».

Céline ne pratique ni argot, ni langage codé : « Non l'argot ne se fait pas avec un glossaire, mais avec des images nées de la haine, c'est la haine qui fait l'argot. L'argot est fait pour exprimer les sentiments vrais de la misère. Lisez L'Humanité, vous n'y verrez que le charabia d'une doctrine... Mais l'argot d'aujourd'hui n'est plus sincère... dans les prisons d'aujourd'hui on file doux, oui Monsieur, bien Monsieur. Le temps est loin où Mandrin risquait chaque jour la Grève. Y n'y a plus aujourd'hui que l'argot des bars à l'usage des demi-sels pour épater la midinette... »

Dans un entretien avec Robert Sadoul en 1955, Céline, en homme parfaitement cultivé et renseigné sur le sujet, marque bien la distance entre le langage populaire de notre époque et celui de l'époque de Villon. Il sanctionne la différence entre son parlé plébéien et la puissance du verbe de Villon : « L'argot a été employé bien avant moi, il y a d'admirables chansons de la bande à Mandrin, qui sont toutes très remarquables dans l'argot de l'époque... Villon ne faisait que ça... » Ce qu'Henri Godard confirme dans sa Poétique de Céline : « Le véritable argot est celui de l'argot des tranchées, de Villon, quoique déjà plus académique, mais surtout celui des chansons de Mandrin, que du reste bien peu de gens connaissent... »

Pierre de BONNEVILLE
Le Bulletin célinien n°332, juillet-août 2011.

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