mardi 11 octobre 2011

Les Entretiens du Petit Célinien (II) : Henri THYSSENS

Henri Thyssens, libraire liégeois, à l'origine de la série Tout Céline, créateur d'un site internet consacré à Robert Denoël, a bien voulu répondre aux questions d'Emeric Cian-Grangé, en charge de notre nouvelle rubrique "Les Entretiens du Petit Célinien".

Vous avez écrit : « A vingt ans j'ai suivi à la trace un homme qui m'échappera toujours, je le sais bien. » Cet homme, assassiné d'une balle dans le dos le 2 décembre 1945, s'appelait Robert Denoël. Comment expliquer semblable engouement pour celui qui fut, de 1932 à 1944, l'éditeur de Louis-Ferdinand Céline ?
Il s’est trouvé que l’éditeur de Céline était Liégeois, et qu’il fut assassiné dans des circonstances non élucidées. Quand on est du pays de Simenon, et qu’on a vingt ans, on ne peut s’empêcher de jouer les Rouletabille. En 1975, j’arrivais en terrain vierge. Personne ne s’était penché sur sa vie et sa carrière. Sa famille voulait l’oublier, il lui faisait honte ! La preuve : elle l’a laissé pourrir dans une fosse commune. Ce fut l’élément catalyseur. Un challenge, en somme.

Vous lui consacrez d'ailleurs un site Internet (www.thyssens.com). Fruit d'un travail érudit, réactualisé en permanence, il rend hommage au seul éditeur assassiné à la Libération. Quel genre de chercheur êtes-vous ? Quelles sont vos méthodes de travail ?
Solitaire et sans méthode. Je travaille à l’instinct. Jeanne Loviton, à qui j’avais écrit sans vergogne qu’elle avait sans doute « trempé dans la soupe », me disait qu’heureusement, mon instinct sauvait la mise. J’ai un peu de culture générale, de la mémoire, et le sens du classement.

Robert Denoël avait à son actif environ 700 publications, dont certaines ont obtenu un succès considérable, à l'image de Voyage au bout de la nuit (1932), ou de l'ouvrage de Lucien Rebatet, Les Décombres (1942). Il a également publié les écrits de combat de Louis-Ferdinand Céline, ainsi que l'essai politique de George Montandon, Comment reconnaître le juif (1940), dans la collection « Les Juifs en France ». Est-il possible de dresser avec justesse le portrait de celui que Céline qualifiait de « zèbre » ? Quels sont les écueils à éviter quand on travaille sur un dossier aussi sensible, sujet à de nombreuses controverses ? Est-il par ailleurs risqué d'évoquer les circonstances mystérieuses de son assassinat ?
Le mot de Céline m’avait amusé. Louise Staman (qui a rédigé un petit essai inédit : « Le Zèbre tricolore ») m’a rappelé l’étrange personnalité du zèbre : est-il blanc à rayures noires, ou noir à rayures blanches ? C’est tout Denoël : un hybride très attachant, un miroir à deux faces. Robert Poulet soulignait son côté cauteleux, Céline son côté arrogant. Il était les deux.
Les différentes enquêtes policières ont été scellées par un non-lieu définitif prononcé le 28 juillet 1950 par la cour d’appel de Paris. On ne peut donc plus mettre qui que ce soit en cause dans l’affaire de son assassinat, mais on a le droit d’en exposer les circonstances. Comme disait l’autre : « Je ne balance pas, j’évoque. »
Le côté sensible de l’affaire ? La France est le seul pays occupé à avoir collaboré activement. Le sentiment honteux qui l’accable depuis plus de soixante ans l’amène à chercher des boucs émissaires. C’était déjà le cas en 1945. La collaboration intellectuelle, c’est une histoire belge. On n’a rien trouvé de mieux.

Dans une lettre adressée à Milton Hindus (28 juillet 1947), Céline écrivait : « Denoël n'a jamais rien compris - Il m'a édité par hasard - Il a essayé par la suite de retrouver, détecter, découvrir 20 Célines, 20 fours. » Qu'aurions nous retenu de l'homme et de son entreprise s'il n'avait pas publié Céline ? Aurait-il connu un autre destin ?
Denoël savait lire, et même s’il n’a pas publié Voyage dans l’urgence de l’enthousiasme, comme on l’a cru longtemps, il est un des seuls à avoir compris la force novatrice de Mort à crédit. Son Apologie est là pour le rappeler. Denoël sans Céline ? Impossible à imaginer. Ces deux-là devaient se rencontrer. Vous voyez Céline chez Gaston dès 1932, émasculé, et le Goncourt dans un fauteuil... ? A livre révolutionnaire, éditeur intrépide.

Nous connaissons votre intérêt pour l'oeuvre de l'auteur de Mort à crédit. Vous êtes notamment l'éditeur de sa correspondance avec Evelyne Pollet (in Cahiers Céline, 5) et le fondateur de la série Tout Céline (1981-1990). Que penser de ce qu'il écrit à Claude Lafaye, le 20 octobre 1947 : « L'écrivain au fond, c'est le raté de tous les arts, poésie, musique, théâtre, politique. le bâtard de toutes les muses ! Qu'il lui soit beaucoup pardonné. » ? Le considérez-vous néanmoins comme un écrivain majeur ?
Céline est l’écrivain le plus novateur du XXe siècle. Certains lui accolent Proust, pour se donner bonne conscience. Moi, non : même si son oeuvre a été publiée au début du XXe siècle, Proust appartient au siècle précédent. Céline donc, tout seul.

Quels sont les ouvrages de Céline qui vous ont le plus marqué ? Pensez-vous par ailleurs que son oeuvre traversera le temps et qu'il sera toujours possible, pour les prochaines générations, de lire Féerie pour une autre fois ou la trilogie allemande ?
Voyage, Mort à crédit, Bagatelles pour un massacre. Pour décrypter Féerie, il faut déjà un appareil critique. Pour la trilogie, il en faudra un plus imposant, si l’on se réfère à la culture générale affligeante qui se profile. Céline redeviendra un écrivain pour cénacles. Tant mieux : on voit bien le mal que son écriture a causé dans la littérature actuelle, qui n’en a retenu que la grossièreté. Il est resté incompris, le fils raffiné de la dentellière.

En 2003, vous avez édité Tout Simenon (La Sirène), un catalogue de vente (livres et autographes) consacré à « l'homme à la pipe ». Dans son ouvrage intitulé Céline : même pas mort ! (Balland, 2011), Christophe Malavoy fait dire à l'écrivain : « Mac Orlan, Simenon, ça sonne juste, tout de suite vous êtes dedans. Simenon est très fort pour ça. Il perd pas son temps à prouver qu'il sait écrire (...) Voilà, il vous a embarqué en deux trois phrases, il vous lâche plus. il y a du génie chez cet homme. Il y a ceux qui écrivent du dedans, comme lui, et les autres, du dehors. » Qu'est-ce qui rapproche les deux écrivains ?
Il a écrit ça, Malavoy ? C’est joliment dit. Céline et Simenon : une atmosphère immédiate, en effet. Ce qui les rapproche ? La mort, qui traverse tous leurs livres.

Pour conclure cet entretien, parlons de votre profession : vous êtes libraire, spécialisé en généalogie et héraldique, linguistique, livres illustrés et régionalisme. Le 8 octobre 1953, dans une lettre adressée à Albert Paraz, Céline écrivait : « Mais le livre est agonique - il a fait son temps - Ce ne sont plus des livres les romans actuels, ce sont des scénarios - Le cinéma bouffe tout - Il restera les "livraisons" pour débiles mentaux qui traînent par millions dans les gares, les trains, mes chiots, les ateliers. Ca ne se lit pas, ça se regarde. C'est d'ailleurs plein de photos. » Les professions du livre ont-elles encore un avenir ? N'est-il pas paradoxal d'être libraire et d'utiliser un support dématérialisé pour diffuser ses travaux sur Denoël ?
Touché. Un libraire qui renie le livre est un renégat, mais aucun éditeur n’aurait accepté de publier un ouvrage remis sans cesse sur le métier. Il a fallu, j’avais pas le choix : mon travail n’est pas terminé ; j’ajoute, je corrige en permanence. C’est vrai que le papier me manque, ça me turlupine. Cela ne date pas d’hier : pendant toute ma carrière j’ai vendu des livres de généalogie et de régionalisme, alors qu’il n’y a que la littérature française qui m’émeut. Je dois être pervers, ou masochiste, ce n’est pas fixé.
Mais je suis sûr d’une chose : je mène mes recherches sur Robert Denoël avec probité, sans oeillères, je n’occulte rien. Quand on se trouve dans le dernier versant, on va à l’essentiel.

Propos recueillis par Emeric CIAN-GRANGÉ
Le Petit Célinien, 11/10/2011

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7 commentaires:

  1. Les questions sont plus longues que les réponses. D'accord, Henri Thyssens va à l'essentiel, comme il dit. Mais, il en sait tellement sur Céline et Denoël et la Célinie qu'on aurait aimé un plus long entretien, plus de questions, plus de réponses. Thyssens pourrait brosser l'épopée des études céliniennes depuis leur naissance. Et puis, pierre à pierre, il a bâti une pyramide à Denoël qui le méritait bien. Et librement, sans surveillant ou censeur, gratuitement, ce qui est splendide, vu le nombre de vautours qui tournent au-dessus de la Célinie.

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  2. Emeric Cian-Grangé11 octobre 2011 à 14:31

    Le numéro 276 du Bulletin célinien est entièrement consacré à Robert Denoël (juin 2006). Il comprend notamment un entretien de Monsieur Thyssens.

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  3. …Bravo pour cette initiative qui permet, une fois encore, de saluer le remarquable travail du cher Henri Thyssens autour de la vie et de l’œuvre (éditoriale) de Robert Denoël. Autour de sa mort, aussi. Dans un article paru jadis dans Le Bulletin célinien, Thyssens, évoquant les assassins de Denoël, utilisait le terme « sbires », c’est-à-dire des hommes « chargés d’exécuter de basses besognes ». Chargés par qui ? Telle est l’éternelle question (qui exclut, soit dit en passant, le crime non prémédité)…

    Marc Laudelout

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  4. Oui, tout comme Montandon ou Henriot un peu plus tôt, et tant d'autres, Céline l'a échappé belle, il fallait trouver des cibles à la haine, surtout des faciles, nettoyer, on était déjà dans le "plus jamais ça" et ses lendemains qui chantent.

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  5. Pour apprécier Céline doit-on absolument plaindre un Henriot ou un Montandon ? Leur sort, très franchement, ne m'émeut guère (c'est une litote). En revanche, le même sort réservé à Céline m'aurait profondément affligé mais pour des raisons strictement égoïstes, me privant de l'ineffable plaisir de lire (et relire) tous ses chefs-d'oeuvre...d'après-guerre. On ne devrait jamais exécuter les génies, sommairement ou non. Ils sont au dessus de ça. L'immunité de l'Esprit, en quelque sorte.

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  6. Philippe Régniez13 octobre 2011 à 01:00

    Être misanthrope est une chose, encore faut-il l'être avec style. Quant à confondre misanthropie et égoïsme...

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  7. Mon refus de m'émouvoir du sort des Henriot-Montandon ne relève pas de la misanthropie. Désolé... Pas de style peut-être, mais pas de confusion.

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