jeudi 27 octobre 2011

Frédéric J. Grover - Sur Louis-Ferdinand Céline - Entretien avec André Malraux (1973)

Voici un extrait du livre de Frédéric J. Grover intitulé, Six entretiens avec André Malraux sur des écrivains de son temps (1959-1975), paru dans la collection Idées chez Gallimard en 1978. F.J. Gover a rencontré André Malraux à plusieurs reprises dans le cadre de son travail de biographe (André Malraux avait été désigné, dans le testament de Pierre Drieu La Rochelle comme conseiller pour tout ce qui concernait les questions littéraires). En mars 1973, F.J. Grover rencontra Malraux pour préparer une introduction a caractère pédagogique pour le Voyage au bout de la nuit. Nous remercions Alain C. pour la communication de ce texte. Téléchargez-le (pdf) en cliquant ici.

Sur Louis-Ferdinand Céline
Le 9 mars 1973 au Château de Verrières

André Malraux. — Que faites-vous sur Céline ? Une étude d’ensemble ? Un article sur un point précis ?
Frédéric Grover. — Seulement une introduction de caractère pédagogique au Voyage au bout de la nuit.
A. M. — Ah bon ! Vous me rassurez si vous faites seulement le Voyage. Cela aurait été beaucoup plus inquiétant si vous aviez fait un Céline. Céline avait des choses à dire importantes. Il les a dites dans le Voyage… Après, il n’avait plus rien à dire. Il a recommencé. Mais l’expérience humaine qui faisait la base solide du Voyage relève l’intensité particulière de la névrose. Ce qui s’est maintenu ce sont les moyens. Même dans les derniers romans, les moyens sont encore énormes. On a alors l’impression d’un Rabelais, qui n’aurait rien à dire mais qui aurait toujours à sa disposition ces cascades d’adjectifs extraordinaires. Le personnage de Céline après le Voyage est quelque chose à mi-chemin entre le talent d’expression d’un artiste extrêmement doué et la verve du chauffeur de taxi.
Alors que le Voyage c’est tout autre chose : l’expérience de médecin de banlieue qui était la sienne est une expérience humaine très réelle… Son expérience coloniale n’était pas rien non plus…
Je dirais donc que votre projet se présente bien : la situation aurait été très différente si vous aviez essayé de cerner toute l’œuvre, toute la vie de Céline. Vous pouvez nettement marquer les limites. Vous pouvez préciser ces limites en une page pour dire « ce que je dis du Voyage, je ne le dis pas de tout Céline ». — C’est comme l’abbé Prévost : il a écrit Manon Lescaut qui reste mais les Mémoires d’un homme de qualité en dix-sept volumes, ce n’est pas la même chose !
Il y a une chose qui serait d’ailleurs bien intéressante à analyser — c’est comment Céline est passé d’une expérience véritable à une expérience de l’invective. Seule l’expérience humaine est la garantie d’une œuvre durable. L’invective pure, elle, ne reste pas. Il y a un auteur auquel Céline souvent penser et qui était doué lui aussi pour l’invective : c’est Octave Mirbeau. Mais je ne vois pas dans son œuvre d’équivalent du Voyage. Rien ne reste de son œuvre…
Mais vous venez de relire l’œuvre de Céline me dites-vous : l’avez-vous lue avec plaisir, avec difficulté ?
F. G. — Eh bien la trilogie de la fin : D’un château l’autre, Nord et Rigodon, me paraît tenir le coup. C’est un ensemble de lecture difficile mais qui se tient. Personnellement, j’ai aussi un faible pour le Pont de Londres qui fait suite à Guignol’s Band peut-être parce que, là aussi, il y a une expérience réelle, celle de Londres pendant la guerre ; et puis Céline est bien inspiré par ce petit monde de truands, de prostituées, d’inventeurs… Oui je suis sensible dans ces œuvres au charme de la petite musique de Céline. Par contre Normance et Féerie pour une autre fois me paraissent des œuvres ennuyeuses et, en somme, ratées…
A. M. — J’ai relu tous les romans à peu près à la suite. Mort à crédit m’a paru illisible. Il y a quelques épisodes très réussis mais le reste du temps la mécanique tourne… il n’y a pas de raison que ça finisse. Normance est un livre pour psychiatres. Tous ces développements du genre « Moi, le cuirassier héroïque… » C’est tellement pas ça qui nous intéresse chez Céline ! Et il tombe dans la sentimentalité, dans un anarchisme de café-concert. Là je crois qu’il faut tenir compte d’un personnage qui a exercé une influence énorme avant la guerre de 1914 : le chanteur anarchiste de café-concert du genre Montéhus. Il célèbre l’anarchiste que la société martyrise, qu’on envoie aux Bat’ d’Af’, mais qui a le cœur sur la main : « Pardonnez-lui son crime, il aimait bien sa mère… » Or le Voyage, au contraire, n’était pas sentimental et c’est sa force. Avez-vous jamais vu Céline ?
F. G. — Non, mais j’ai vu les photos du Cahier de l’Herne et celles du volume de la Bibliothèque idéale.
A. M. — A propos de cette transformation de Céline après le Voyage, une chose qui vous intéressera c’est de comparer les photos du Céline du temps du Voyage et celles de l’autre Céline, celui de Normance. On voit bien la transformation d’un masque : au temps du Voyage, il y a chez Céline un côté champion de boxe, un type costaud qui fait très « cuirassier », en somme, un côté sympathique, en tout cas extrêmement intéressant et sain et qui est transformé plus tard en un masque du diable.
Connaissez-vous la femme de Céline ?
F. G. — Lucette Almanzor ? Non je ne l’ai pas rencontrée mais je l’ai vue dans un programme de la télévision consacré à Céline.
A. M. — Elle n’est pas sans intérêt car elle ne manque pas d’une certaine pénétration, elle a une connaissance intuitive de Céline.
F. G. — N’y aurait-il pas intérêt à rassembler la correspondance de Céline ? Cette correspondance pourrait contribuer à l’étude de cette transformation de Céline dont vous parliez.
A. M. — Oui, mais y a-t-il une correspondance ? Lui était le désordre même ; sa femme plutôt qu’a y remédier en ajouterait encore.
F. G. — Le Cahier de l’Herne contient tout de même plus de 130 pages de lettres de Céline et ce sont des grandes pages. Or, il s’agit seulement d’un choix de lettres. Ainsi on n’y retient que quatre lettres adressées à Lucien Combelle alors que celui-ci en a conservé trente-quatre. (C’est lui-même qui me l’a dit). De même la correspondance avec Milton Hindus en 1947-1948 revêt une importance particulière à cause des circonstances dans lesquelles elle a été écrite : Céline est seul et oublié, en exil au Danemark. Ces lettres sont donc un peu sa planche de salut, son contact avec le monde extérieur. Et elles s’adressent à quelqu’un qui admire l’auteur du Voyage.
A. M. — Oui, c’est la bonne direction : il faut partir de ceux qui ont reçu ces lettres. Gallimard serait bien inspiré de rassembler ainsi les lettres de deux ou trois destinataires. Cela ferait un volume plus intéressant que les derniers livres de Céline, ce bouillonnement vain.
F. G. — Comment faut-il interpréter le Voyage ? Cette façon qu’a Céline de ne peindre que l’envers de la vie…
A. M. — L’interprétation du Voyage ne me paraît pas poser beaucoup de problèmes. Céline n’est pas un écrivain qui appelle beaucoup le commentaire ; il s’est expliqué lui-même.
F. G. — Oui mais tout de même, Bardamu, Robinson, des doubles de Céline, ne présentent que son côté négatif.
A. M. — Ce ne sont pas des doubles, ce sont des marionnettes. Dans le Voyage il s’en tient à une vision pessimiste de la vie. C’est un pessimisme de carabin, d’interne. Un médecin de son âge et de son expérience habituellement abandonne ce ton. Lui, l’a conservé. Or c’est un ton de dépréciation généralisée. Lui-même n’échappant pas à cette dépréciation : tout ceci est très médical.
F. G. — Il me semble pourtant que dans le Voyage comme dans Les fleurs du mal, ce qui donne à la peinture du mal tout son relief c’est l’aspiration vers la beauté, l’amour, peut-être la charité. Il y a une présence très forte de ce qui semble au premier abord absent de l’œuvre. René Schwob a été très sensible à cette « spiritualité » comme il dit et je voudrais, si vous le permettez, vous lire ce qu’il en a dit dans une lettre ouverte à Céline de mars 1933 :

Si Dieu n’apparaît jamais dans votre œuvre, il y est sous cette forme d’aspiration inavouée à l’amour — sous cette forme de la souffrance à vous sentir doué d’un insuffisant amour. Oui c’est par là je crois que, tout en aimant que les œuvres où l’amour de Dieu et des êtres est exalté j’ai pu être si sensible à votre œuvre où l’ignominie humaine est seule peinte. Parce que je vous ai senti plus misérable encore dans votre incapacité à vous sacrifier totalement, de l’incapacité où est tout homme à se sacrifier pour un compagnon de misère, que souffrant de vos misères mêmes.
Gide me demandait un jour, parce que je lui déniais le sens de la spiritualité vraie, quel auteur aujourd’hui m’en paraissait doué… si je vous avais lu alors, je lui aurais donné votre nom. Et même je suis sûr que c’est votre intense quoique secrète spiritualité qui a incité, à son insu, la N.R.F. à refuser votre ouvrage.

A. M. — Sur ce dernier point, je peux vous dire que ce n’est pas vrai. Il n’y a pas eu de refus. Voici quelles ont été les circonstances : Céline avait envoyé à Gallimard le texte du Voyage en manuscrit c’est-à-dire non pas dactylographié mais recopié par un copiste. Cela faisait un tas de feuillets gros comme ça. J’ai lu ce manuscrit. J’ai donné un avis. Gaston Gallimard a alors passé ce « monstre » à Benjamin Crémieux. Dans sa note de lecture, Benjamin Crémieux a dit que c’était très bon mais que c’était trop long. Il était en faveur de la publication mais avec des coupures.
Or, Céline avait donné son manuscrit en même temps à Denoël et celui-ci lui avait donné son accord sans réserve. Entre un éditeur qui demande des coupures à son texte et un éditeur qui l’acceptait sans remaniements, Céline a dit : « Je choisis celui qui me laisse tranquille. » Très bien ! Il avait raison.
Pour ce qui est de la « spiritualité », je vois bien ce qu’il y a de fécond dans ce point de vue mais il y a aussi quelque chose qui me gêne un peu… C’est un peu comme dans le cas de Jouhandeau : le masochisme tend à donner un sentiment de spiritualité. La peinture de la souffrance dans le retable d’Issenheim donne au tableau de Grünewald l’impression d’une inspiration religieuse intense. Les Christs rhénans du XVIe siècle dégagent aussi une puissance spirituelle intense qui n’est pas la même que celle des figures romanes. Je dirais donc : spiritualité, soit, mais spiritualité qui ressemble davantage à celle de Jouhandeau qu’à celle de saint Jean-de-la-Croix. Vous avez raison d’évoquer Baudelaire mais chez Baudelaire il y a toute l’étendue du génie.
F. G. — Dans un article paru en 1933, « Qu’on s’explique », Céline donne une définition de son « art poétique » qui me paraît s’opposer à celui d’une littérature héroïque que vous illustrez. Voici un passage de ce texte :

Tant qu’à crever d’orgueil, je préfère que ce soit auprès des peintres : le Breughel, Gréco, Goya même, voici les athlètes qui me donnent le courage pour étirer la garce (la « pâte de vie »). Je fais ce que je peux. J’ai les mains sales prétend-on. Pas de petits soucis. Thomas a Kempis, bien pur, lui, s’y connaissait en art, puis en âmes aussi. C’est un malheur qu’il est mort. Voici comment qu’il parlait : « N’essayez pas d’imiter la fauvette et le rossignol, disait-il, si vous ne pouvez pas ! Mais si c’est votre destin de chanter comme un crapaud, alors, allez-y ! Et de toutes vos forces ! Et qu’on vous y entende ! »
Voilà qui est conseiller, je trouve, comme un père. Qui nous juge ?
Est-ce donc cette humanité nietzschéenne ? Fendarde ? Cornélienne ? Stoïque ? Conquérante de Vents ? Tartuffienne et Cocoricotte ? Qu’on nous la prête avec son nerf dentaire et dans huit jours on ne parlera plus de ces cochonneries. Il faut que les âmes aussi passent à tabac.

A. M. — Il y a là un mélange de quelque chose d’assez simple qu’il a à dire et de quelque chose de purement verbal. Pourquoi prendre à témoin quelqu’un comme Thomas a Kempis dont on ne sait même pas s’il a existé et dont l’action sur nous est très faible ? Pourquoi pas saint Jean-de-la-Croix ?... ou saint Jean tout court ?...
Vous avez parlé de charité tout à l’heure et je suppose que vous l’entendez au sens théologique du mot. C’est un problème important mais est-ce que Céline ne reste pas le plus souvent au niveau élémentaire de son côté « chauffeur de taxi » et dont toute la « charité » consiste à s’apitoyer ; c’est le : « ah ! les pauv’ types ! » ?
F. G. — Non, je crois tout de même que ça va plus loin. René Schwob me paraît avoir raison lorsqu’il parle de cette détresse d’être insuffisant, de ne pas avoir assez de cœur, de ne pas avoir le courage de se sacrifier encore davantage pour les autres et surtout pour les pauvres, les malades, les opprimés, les victimes.
A. M. — Dans ce que vous dites, je retiens le mot « détresse » qui convient bien car il y a en effet quelque chose de noble dans Céline mais seulement dans la mesure où c’est un sentiment : il y a une noblesse dans le sentiment, pas dans la prédication. Détresse convient au Voyage. Il convient même au mauvais Céline… Il y a un sentiment de détresse même dans D’un château l’autre. Le symbole de Céline c’est « Ayez pitié de moi ! ».
F. G. — Dans ses lettres, dans le texte enregistré du disque « Céline vous parle », Céline dit qu’il y a peu d’inventeurs de style : deux ou trois par siècle. Il cite Proust qu’il admire, non sans réserves, et lui-même. On a même quelque fois l’impression qu’il a délibérément voulu être une sorte d’anti-Proust. Cela s’exprime dans un passage assez révélateur du Voyage.
Proust, mi-revenant lui-même, s’est perdu avec une extraordinaire ténacité dans l’infime, la diluante futilité des rites et démarches qui s’entortillent autour des gens du monde, des gens du vide, fantômes de désirs, partouzards indécis attendant leur Watteau toujours chercheurs sans entrain d’improbables Cythères. Mais Madame Hérote, populaire et substantielle d’origine, tenait solidement à la terre par de rudes appétits, bêtes et précis.
A. M. — Oui ç’a été son sentiment jusqu’à la guerre mais il faut faire une barre à la guerre : à partir de ce moment il entre dans un conflit, dans un drame, celui d’avoir misé sur les Allemands. Et les Allemands le détestaient…
F. G. — A propos de l’antisémitisme de Céline un problème se pose pour moi et je voudrais vous le soumettre. Il n’y a pas de trace d’antisémitisme dans le Voyage publié en 1932. Il n’y en a pas non plus dans Mort à crédit publié en 1936 (seul le père du héros émet des propos antisémites mais dans le livre c’est un personnage antipathique). Il semblerait donc que l’antisémitisme ne se déclare dans l’œuvre de Céline qu’en 1937 avec Bagatelles. Or dans la pièce l’Église, publiée en 1933 mais terminée en 1928, donc écrite antérieurement au Voyage, le troisième acte, qui se passe à la S.D.N. et met en scène trois personnages qui portent les noms de Yudenzvvek, Mosaïc et Moïse, est nettement antisémite…
A. M. — Il n’y a en effet pas de trace d’antisémitisme dans le Voyage. Mais pourquoi posez-vous le problème sous cette formule difficile et de gaieté de cœur ? L’Église est une œuvre ratée, accidentelle pour ainsi dire, et en somme quelque peu négligeable. Il vaut mieux prendre le problème à partir du Voyage et jusqu’à la fin. Eh bien ! Il me semble qu’un psychiatre intelligent (il est bien entendu que c’est une hypothèse car nous ne sommes psychiatres ni l’un ni l’autre) dirait que nous avons affaire à une névrose. La névrose se définit par le développement des fantômes. L’antisémitisme est un de ces fantômes. Il n’a cessé de proliférer comme un cancer. A la fin, l’antisémitisme chez Céline n’a aucun caractère rationnel, c’est une crise.

F. G. — 1932 : Voyage au bout de la nuit, 1933 : La condition humaine : c’est presque en même temps que paraissent ces deux œuvres marquantes. Or, si elles offrent l’une et l’autre une image de la condition humaine qui se définit par la présence de la mort et par l’absurde, elles offrent deux solutions opposées pour s’accommoder de cette condition ou pour la transcender. Alors que vous exaltez l’héroïsme et le courage, le Bardamu de Céline accepte l’humiliation, avoue sa peur et l’image de l’homme qu’il donne peut paraître à l’opposé de celle qui se dégage de votre roman. Que pensez-vous de ce contraste ?
A. M. — Il me semble qu’il y a tout de même une grande différence : l’absence de toute collectivité dans le Voyage. La notion collective domine La condition humaine. A cette époque-là, poser le communisme chinois alors que personne ne s’intéressait à la chose, c’était une grande nouveauté.
Et ce n’est pas seulement dans le Voyage que la notion collective est absente : il n’y jamais chez Céline le sens d’une collectivité. Même à Sigmaringen où il est, en somme, avec des gens de son bord, il y a les trois compagnons, le chat Bébert, l’acteur La Vigue et Lili ; ça c’est la tribu. Mais les autres, tous les autres, il en pense et en dit le plus grand mal. La camaraderie de combat ne joue aucun rôle dans son œuvre.
D’ailleurs, il est resté très peu de temps au front, il a été blessé très vite.
F. G. — Il a été blessé le 25 octobre 1914. Il a donc passé moins de trois mois au front.
A. M. — Remarquez que trois mois dans la cavalerie, à cette période-là de la guerre, ça pouvait être une expérience très intense. Drieu La Rochelle, qui a connu non seulement Charleroi mais Verdun et la guerre des tranchées, avait été plus impressionné par la charge à la baïonnette que par tout ce qui devait suivre.
F. G. — Que pensez-vous de l’accueil fait au Voyage par la gauche et en particulier par les communistes, la traduction du Voyage en russe et sa publication en Russie ?
A. M. — C’est seulement au second degré que le roman pouvait paraître incompatible avec l’idéologie communiste. D’un point de vue superficiel, c’était un livre d’accusation de la hiérarchie sociale. Il pouvait donc servir. Un communiste vraiment intelligent aurait écrit dans une préface au Voyage : « Ce livre constitue une dénonciation impitoyable de la société capitaliste telle qu’elle est. L’auteur n’est pas marxiste. Il n’est donc pas capable de tirer les conclusions qui doivent être tirées de ce qu’il nous montre, mais le désespoir que peint le livre peut être exploité. »
F. G. — C’est un peu ce qu’a écrit Trotski dans un article publié quelques mois après le Voyage : « Le roman est pensé et réalisé comme un panorama de l’absurdité de la vie, de ses cruautés, de ses heurts, des ses mensonges, sans issue ni lueur d’espoir… »
A. M. — Mais aussi sans dimension métaphysique — au sens où l’entend Kierkegaard.
F. G. — En effet, et Trotski qui voit dans le Voyage l’effroi devant la vie plutôt que la révolte ajoute : « Une vue passive du monde avec une sensibilité à fleur de peau, sans aspiration vers l’avenir. C’est là le fondement psychologique du désespoir — un désespoir sincère qui se débat dans son propre cynisme. » Trotski fait remarquer qu’une révolte active est liée à l’espoir. Et ceci nous ramène à l’opposition fondamentale entre l’attitude de Céline et la vôtre devant la condition humaine puisque vous êtes l’auteur de L’Espoir.
A. M. — Je suis d’accord avec ce que dit Trotski du Voyage. Dans tout ce que vous me dites, je retiens ceci que je n’avais pas remarqué jusqu’à présent : comme Céline a eu peu de relation avec Dostoïevski ! Or c’est lui qui aurait dû être son dialogueur capital ! Or il n’a dit que des choses secondaires sur l’auteur de La maison des morts.
F. G. — Son silence sur Dostoïevski ne signifie pas nécessairement qu’il ne l’a pas fréquenté.
A. M. — C’est vrai, mais tout de même, voyez-vous, il y a des familles. Dostoïevski adorait Dickens — Céline n’aimait certainement pas Dickens.
Pour ce qui est des différences entre le Voyage et La condition humaine, un point me paraît capital : moi, je me place à l’intérieur d’un problème métaphysique. Dostoïevski pose aussi le problème en termes métaphysiques. Pour lui, la grande énigme c’est la présence du mal sur la terre. Vous vous souvenez de ce que dit Ivan Karamazov : « Si l’harmonie de l’univers suppose la souffrance et la mort d’un seul enfant innocent, je rends mon billet, je ne veux pas de cette création. » C’est ce que pensait Dostoïevski. Son point de vue était celui d’un chrétien. Moi, j’essaie de dire, du point de vue d’un agnostique : n’importe quel acte d’héroïsme, n’importe quel acte d’amour est un mystère aussi grand que le mystère du mal.
F. G. — N’est-ce pas un peu la position de Proust dans l’épisode de la mort de Bergotte : « Tout se passe dans notre vie comme si nous y entrions avec le faix d’obligations contractées dans une vie antérieure ; il n’y a aucune raison dans nos conditions de vie sur cette terre pour que nous nous croyions obligés à faire le bien… ni pour l’artiste athée à ce qu’il se croie obligé de recommencer vingt fois un morceau dont l’admiration qu’il excitera importera peu à son corps mangé de vers. »
A. M. — Proust se place là du point de vue du rationalisme. Je me place dans l’irrationalisme. Pour Dostoïevski le bien n’est pas une énigme ; pour lui chrétien, c’est le résultat de la présence du Christ.
F. G. — Une des réussites du Voyage, sa grande nouveauté c’est son langage. On n’avait jamais fait un usage aussi suivi en langage populaire. Céline, qui proteste contre l’indifférence universelle à la souffrance des pauvres ne peut représenter la condition du pauvre avec le détachement que lui donnerait la langue du bourgeois. Il lui faut adhérer à cette condition en empruntant le langage du pauvre, celui de sa révolte et de sa haine contre ceux qui l’exploitent. Parce qu’il s’identifie à l’exploité, il faut qu’il parle le même langage que lui et évite les abstractions des intellectuels, gens « futiles » à ses yeux.
A. M. — Mais remarquez bien que ce langage n’est pas celui du prolétariat. Céline imite le ton du chauffeur de taxi mais son argot n’est pas l’argot des autres. Et d’ailleurs dans la mesure où il se sert de mots d’argot, il s’expose à un très grave danger : celui de ne plus être compris au bout de x années. Car l’argot évolue et évolue très vite. Vous me disiez que pour vous la langue de Céline ne présente pas de difficultés mais l’argot dont il se sert vous est très familier ; c’est celui que vous avez entendu dans votre enfance. Qu’en sera-t-il dans cinquante ans ? Il est trop tôt pour le dire… Mais, après tout, c’est possible. Il y a bien une partie importante de Rabelais qui est inintelligible pour nous aujourd’hui et pourtant, finalement, ça n’a pas d’importance. Il y a un charroi qui emporte tout. Il se peut qu’il en soit de même pour Céline. Néanmoins il faut bien marquer que plutôt que du parler populaire, il s’agit de l’illusion du parler populaire. Ce n’est pas pareil. Des ouvriers vrais n’ont pas le très grand talent de Céline. Et surtout, ce qui est très rare, Céline fait passer sa voix. Et cela demande un très grand talent.
F. G. — D’après beaucoup de témoignages l’impact du Voyage sur les écrivains de 1932 a été énorme. Simone de Beauvoir en a donné un témoignage précis en ce qui la concerne. Parlant d’elle-même et de Sartre, elle écrit dans ses Mémoires : « Nous lisions tout ce qui paraissait ; le livre français qui compta le plus pour nous cette année, ce fut Voyage au bout de la nuit de Céline. Nous en savions par cœur des tas de passages. Son anarchisme nous semblait proche du nôtre. Il s’attaquait à la guerre, au colonialisme, à la médiocrité, aux lieux communs, à la société dans un style, sur un ton qui nous enchantaient. Céline avait forgé un instrument nouveau : une écriture aussi vivante que la parole. Quelle détente après les phrases marmoréennes de Gide, d’Alain, de Valéry ! Sartre en pris de la graine. Il abandonna définitivement le langage gourmé dont il avait encore usé dans la Légende de la vérité. »
A. M. — Prendre de la graine ? La Nausée n’est pas écrit avec un ton de voix. Au théâtre, Sartre arrive à donner un assez bon ton aux personnages mais c’est le ton des personnages, pas son ton à lui. Non, si Céline me fait penser à quelqu’un c’est à Diderot, surtout à celui du Neveu de Rameau. Là aussi, nous entendons la voix, et ça, c’est très difficile.
Pour ce qui est du choc dont parle Simone de Beauvoir, oui il a été très réel. Nous l’avons tous ressenti, mais il ne s’est pas répété : les autres livres de Céline n’ont pas fait le même effet.


Frédéric J. Grover, Six entretiens avec André Malraux sur des écrivains de son temps (1959-1975), Gallimard, 1978.
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5 commentaires:

  1. Apparemment, la vis comica et le génie lyrique de Céline ont complètement échappé à Malraux qui n'a vu chez Céline que complainte et névrose, bien qu'il ait tout de même entendu une voix comparable à celle de Diderot. Céline, individualiste et pas collectif ? hum ! ne nous parle-t-il pas dans tous ses livres des pauvres et des vaincus, des petits, qui forment tout de même une collectivité universelle. Malraux n'a pas aimé Mort à crédit... normal pour un phraseur qui pratiquait l'emphase et la période, et qui choisit L'Espoir pour titre... Ah ! si tous les chauffeurs de taxi parlaient comme Céline, on ne prendrait plus ni métro ni bus...

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  2. Trés interessant.
    Merci pour tout ce travail.

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  3. Malraux nous apprend que le manuscrit de Voyage déposé chez Gallimard était, " non pas dactylographié mais recopié par un copiste" : je n'y crois pas un instant. Mais enfin il a vu et lu ce manuscrit, qui faisait un tas de feuillets " gros comme ça " et il a " donné un avis ". Lequel, au fait ? Il se garde bien de le dire. Il préfère repasser la patate trop chaude à Crémieux qui, lui, a proposé des coupures. Un imposteur que ce Malraux.

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  4. Mon commentaire précédent a sans doute été trop vif. Mais vraiment Malraux...

    Vous qui faites oeuvre de recension méthodique et passionnée de l'oeuvre célinienne , savez-vous que Guy Debord l'appréciait au point de demander à Nicole Debrie si elle en savait plus sur la fameuse chanson des Gardes suisses.

    Dans le dernier tome de la correspondance de Guy Debord ,vous trouverez un échange de lettres avec Nicole Debrie assez éloquent.

    En espérant ne pas faire doublon.

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  5. Bonjour,

    Dans le texte d’entretien entre F. Grover et André Malraux, le texte « Qu’on s’explique » est cité, ce passage dans lequel L.F. Céline cite Thomas a Kempis.

    J’ai retrouvé le passage exact, le voici :

    Extraits de : Œuvres oratoires de Thomas a Kempis.
    Sermons aux novices réguliers et aux frères.
    Traduits du latin de Thomas a Kempis par le P.P. M.B. Saintyves, Docteur en théologie de la Société des Prêtres de la miséricorde, sous le titre de l’Immaculée Conception.

    Sermon XXVIII – 7.

    « Et si vos lèvres ne peuvent faire entendre aucun son, que les soupirs du cœur soient comme autant de cris poussés vers Dieu. Votre voix sera peut-être rauque et discordante, ne cessez pas pour cela de louer le Seigneur, et ne vous dispensez pas des saints Offices ; mais prêtez l'oreille aux chants et aux lectures des autres, et unissez-vous, par la joie du cœur, à leurs chants harmonieux. Si vous n'avez pas une voix aussi mélodieuse que l'alouette ou le rossignol, imitez, dans le chant des louanges sacrées, le corbeau des bois ou la grenouille des marais. Ils font entendre une voix lugubre, il est vrai, mais cependant telle qu'ils l'ont reçue de Dieu, telle que la nature la leur a accordée. Et toi, jeune corneille, ne sois point si fière de ta voix éclatante, car lu ne sais combien de temps tu continueras à lui donner autant d'élévation. »

    On le voit L.F. Céline a un peu « arrangé » la citation, mais s’il citait de mémoire, force est de constater que celle-ci était tout de même bien fidèle :
    « Thomas a Kempis, bien pur, lui, s’y connaissait en art, puis en âmes aussi. C’est un malheur qu’il est mort. Voici comment qu’il parlait : « N’essayez pas d’imiter la fauvette et le rossignol, disait-il, si vous ne pouvez pas ! Mais si c’est votre destin de chanter comme un crapaud, alors, allez-y ! Et de toutes vos forces ! Et qu’on vous y entende ! »

    Bien cordialement

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