samedi 13 août 2011

Le Paris de Céline (I) : le square des Arts-et-métiers

La square des Arts-et-métiers, aujourd'hui baptisé square Emile Chautemps, est situé dans le 3è arrondissement de Paris et fait face au Théâtre de la Gaïté. Ce square est le cadre des Entretiens avec le Professeur Y publié en 1955 chez Gallimard. En voici quelques photographies accompagnées d'extraits du texte de Céline.

L'émotion
- Vous avez inventé quelque chose ?... qu'est-ce que c'est ?
Il demande
« L'émotion dans le langage écrit !... le langage écrit était sec, c'est moi qu'ai redonné l'émotion au langage écrit !... comme je vous le dis !... c'est pas qu'un petit turbin je vous jure !... le truc, la magie, que n'importe que con à présent peut vous émouvoir « en écrit » !... retrouver l'émotion du « parlé » à travers l'écrit ! c'est pas rien !... c'est infime mais c'est quelque chose !... »

L'argot
- Un autre sujet !... vous savez un petit peu d'argot ?... parlez-moi de l'argot ?
- Oh, oui ! oh, oui !... l'argot est un langage de haine qui vous assoit très bien le lecteur... l'annihile !... à votre merci !... il reste tout con !...
- Bon ! c'est pas mal !...
- Mais attention ! gafe !... j'ajoute : l'émoi de l'argot s'épuise vite ! deux... trois couplets ! deux, trois bons vannes... et votre lecteur se ressaisit !... un livre tout entier d'argot est plus ennuyeux qu'un "Rapport de la Cour des Comptes"...
- Pourquoi ?
- Parce que le lecteur est un vicieux ! il veut de l'argot toujours plus fort !... où que vous lui trouveriez ?
- Oui, où ?
- Eh bien ! Colonel, retenez ça : piment admirable que l'argot !... mais un repas entier de piment vous fait qu'un méchant déjeuner !


Le square
J'aime bien le square des Arts-et-métiers.
J'y ai de sacrément vieux souvenirs...

« Vous permettez ?... je vais faire pipi !...
- A votre aise !... mais où ?»
Il me montre la sortie du square, le portillon à battants... et de l'autre côté des fusains : la vespasienne !...

Il m'attrape !... il me serre le quiqui !... ça va !... ça va !... il voit le métro sur le boulevard !... là, sur le boulevard Sébastopol !... il se cramponne...

Les chansons d'amour
« Il se passe rien de tragique, Colonel ! On se parle de n'importe quoi ! bric et broc !... vous êtes pas d'avis ? c'est un interviouve sans façons ! voilà ! sans façons... je vous proposais de parler d'amour et de chansons d'amour... c'est pas un sujet pour un square ?... vous voulez pas que je vous en chante une ? exemple de lyrisme populaire ?... j'ai gagné ma vie en chansons ! moi !
- Vous ?
- Oui !... fidélité ! caresses !... éternité ! tendresses ! j'ai manié ça ! vous voulez en écouter une ?
- non ! non ! non ! je pars !...
- Partez pas ! restez ! restez ! Colonel ! je chante plus ! »

Les chinois
- Et vous êtes retraité en plus ?... je parie ?
- Oui !...
- Retraité simple ou « indexé » ?
- Indexé...
- J'étais sûr !... la fin de tout !... l'oisiveté dans la Sécurité !... heureusement que les Chinois vont venir !
- Pourquoi ?
- Pour en finir ! cette bonne branque ! pour vous faire construire le canal « la Somme-Yang-Tsé-Kiang ! »

Le style
« Oui.. mais dites, Professeur Y ! attention ! elle est morphinée de la Radio, cette clientèle ! saturée de Radio !… ahurie en plus de débile !… allez voir un peu lui parler de « rendu émotif » !… vous serez reçu !… le « rendu émotif » est lyrique… rien de moins lyrique et émotif que le « lecteur aux cabinets » !… l’auteur lyrique, et j'en suis un, se fout toute la masse à dos, en plus de l'élite !… l’élite a pas le temps d'être lyrique, elle roule, elle bouge, elle grossit du pot, elle pète, elle rote… et elle repart !… elle lit aussi qu'aux [28] cabinets l’élite, elle comprend aussi que le chromo… en somme le roman lyrique paye pas…voilà l’évidence !… le lyrisme tue l’écrivain, par les nerfs, par les artères,et par l’hostilité de tout le monde… je parle pas au pour, ProfesseurY !… très sérieusement !… c’est une fatigue à pas croire le roman« rendu émotif »… l’émotion ne peut être captée et transcrite qu'à travers le langage parlé… le souvenir du langage parlé ! et qu'au prix de patiences infinies ! de toutes petites retranscriptions !… à la bonne vôtre !… le cinéma y arrive pas !… c’est la revanche !… en dépit de tous les battages, des milliards de publicité, des milliers de plus en plus gros plans… de cils qu'ont des un mètre de long !… de soupirs, sourires,sanglots, qu'on peut pas rêver davantage, le cinéma reste tout au toc,mécanique, tout froid… il a que de l’émotion en toc !… il capte pas les ondes émotives… il est infirme de l’émotion… monstre infirme !… la masse non plus est pas émotive !… certes !… je vous l’accorde, Professeur Y… elle aime que la gesticulade ! elle est hystérique la masse !… mais que faiblement émotive ! bien faiblement !… Y a belle lurette qui y aurait plus de guerre, Monsieur le Professeur Y, si la masse était émotive !… plus de boucheries !… c’est pas pour demain !…« Vous observerez, Professeur Y, que les « moments émus » de la masse tournent rapidement à l'hystérie ! à la sauvagerie, au pillage, à l’assassinat instantanément, pour mieux dire ! la pente humaine es tcarnassière…
- Vous fûtes donc persécuté par les ennemis de votre style ?… si je comprends bien… ou les jaloux de votre style ?…- Oui, Monsieur le Professeur Y !… ils m'attendaient tous au tournant !… je me suis donné pour ainsi dire !…
- Et vous êtes l’inventeur d'un style ?… vous le prétendez ? vous le maintenez ?
- Oui, Monsieur le Professeur Y !… d'une toute petite invention… pratique !… comme le bouton de col à bascule… comme le pignon double pour vélo…

mon truc à moi, c’est l’émotif ! le style « rendu émotif » vaut- il ? fonctionne-t-il ?… je dis : oui !… cent écrivains l’ont copié, le copient, le trafiquent, démarquent, maquillent, goupillent !…tant et si bien, qu'à force… qu'à force !… mon truc passera bientôt « chromo » ! Oui, monsieur le professeur ! vous verrez ! vous verrez !comme si j'y étais !… chromo !… je vous donne pas trente… quarante ans !… avant que l'Académie s'y mette ! s'en bâfre !… un !… deux !… trois quatre coups de Dictionnaire !… et qu'elle reçoive plus qu'en « émotif » et que des « émotifs » !… sic transit !… le sort de toutes les inventions !… les petites ou les grandes !… pillages, contrefaçons, grugeries, singeries, hargnes, pendant cinquante ans… et puis youst !…tout bascule au domaine public ! la farce est jouée !…

- Comment vous est venue l’idée de votre soi-disant nouveau style ?
- Par le métro !… par le métro, Colonel !…
- Comment ?
- Au moment où je prenais le métro… j'avais des hésitations…
- Ah !
- Au moment de le prendre… je vous l'ai déjà dit !… vous m'avez pas écouté ! vous avez rien écouté !…
- Comment, le métro ?
- Pas le métro !… le « Nord-Sud » à vrai dire !… c'était le « Nord-Sud » en ce temps-là !

le grand libérateur du style ? toute l’émotion du « parlé » à travers l’écrit ? c’est moi ! c’est moi ! pas un autre !

« Colonel, voyons !… mon style « rendu émotif »… revenons à mon style ! pour être qu'une petite trouvaille, je vous l'ai dit, c’est entendu, ébranle quand même le Roman d'une façon qu'il s'en relèvera pas ! le Roman existe plus !
- Il existe plus ?
- Je m'exprime mal !… je veux dire que les autres existent plus !les autres romanciers !… tous ceux qu'ont pas encore appris à écrire en « style émotif »… y a plus eu de nageurs « à la brasse » une fois le crawl découvert !…

les profondeurs ou la surface? ô choix d'Infinis ! la surface est pleine d'intérêt… tous les trucs !… tout le Cinéma… tous les plaisirs du Cinéma !… pensez !… pensez !… les minois des dames, les postères des dames, et toute l'animation autour ! les messieurs qui piaffent !…l’éclaboussement des vanités !… la concentration des boutiques !… les bariolages, les étalages !… milliards à gogo !… le Paradis en« étiquettes » !… à tant l’objet ! à tant le kilo !… femmes ! parfums ! comestibles de luxe ! les convoitises !… « Mille et trente-six Nuits » chaque vitrine !… mais, attention ! ensorcellures ! vous voilà film…transformé film ! film vous-même ! et un film c’est que des anicroches ! de bout en bout !… qu’anicroches !… pertes de temps ! carambolages !… cafouillades !… mélimélo !… flics, vélos, croisements, déviations, sens, contre-sens !… stagnation !… zut ! Boileau s'y amusait encore… il serait écrasé de nos jours… foutre des rimes !… le Pascal, dans une « deux chevaux », je voudrais le voir un peu du Printemps à la rue Taitbout !… c’est pas un gouffre qu'il aurait peur !… vingt abîmes ! la Surface est plus fréquentable !… la vérité !… voilà !… alors ?… j'hésite pas moi !… c’est mon génie ! le coup de mon génie ! pas trente-six façons !… j'embarque tout mon monde dans le métro, pardon !… et je fonce avec : j'emmène tout le monde !… de gré ou de force !… avec moi !… le métro émotif, le mien ! sans tous les inconvénients, les encombrements ! dans un rêve !… jamais le moindre arrêt nulle part ! non ! au but ! au but ! direct ! dans l’émotion !… par l’émotion ! rien que le but : en pleine émotion… bout en bout !
- Comment ?… comment !
- Grâce à mes rails profilés ! mon style profilé !
- Oui !… oui !…
- Exprès Profilés ! … spécial ! je les lui fausse ses rails au métro, moi ! j'avoue !… ses rails rigides !… je leur en fous un coup !… il en faut plus !… ses phrases bien filées… il en faut plus !… son style, nous dirons !… je les lui fausse d'une certaine façon, que les voyageurs sont dans le rêve… qu'ils s'aperçoivent pas… le charme, la magie, Colonel ! la violence aussi !… j'avoue !… tous les voyageurs enfournés, bouclés, double-tour !… tous dans ma rame émotive !… pas de chichis !… je tolère pas de chichis ! pas question qu'ils échappent… non ! non !


Louis-Ferdinand Céline, Entretiens avec le Professeur Y,1955.
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Résumé du livre
Convaincu d’être un écrivain maudit, maltraité par son propre éditeur — ce qui sera une ritournelle des futures œuvres céliniennes —, Céline met au point un rendez-vous avec un auteur de la maison Gallimard pour jouer le jeu de l’« interviouwe ». Son interlocuteur imaginaire, le professeur Y, alias Colonel Réséda, qu’il s’est choisi bien hostile et médiocre — puisqu'il finit par perdre ses moyens et se pisser dessus —, fait figure de piètre « interviouweur » et de marionnette grotesque ; Céline doit lui souffler toutes les questions et lui rabâcher les réponses. Cette « interviouwe » est une façon de critiquer son propre éditeur et le climat littéraire ambiant.
Cette parodie des entretiens littéraires recèle un art poétique véhément. Céline y critique les goûts du public, son attirance pour le faux, l’inauthentique, sa préférence pour les romans « chromos » rédigés par des auteurs médiocres et dans une langue académique momifiée. Seul à avoir compris l’urgence d’évoluer que le cinéma intime à la littérature — comme jadis la photographie l’avait fait à la peinture —, il pense avoir bouleversé le genre romanesque par son « style rendu émotif » qu'il caractérise par l'usage des points de suspension et de l'argot. Cette trouvaille infime mais géniale consiste à restituer dans l’écrit l’émotion de la langue parlée.
La métaphore du métro dont les rails sont « profilés exprès » expose le rôle terroriste que Céline se donne à l’égard des lecteurs : il veut les emporter coûte que coûte dans sa « rame émotive ». Rejeté pour ses pamphlets antisémites, il fait du conflit ouvert avec le public la pierre d’angle de ses textes. C’est aussi celle des Entretiens, et la tension croissante entre les deux interlocuteurs leur confère une dimension théâtrale qui explique que l’œuvre ait connu de nombreuses adaptations scéniques, même si ce n'est pas l'oeuvre la plus connue de Céline. Source Wikipédia


 Sur le sujet :
> Le Paris de Céline (I) : le square des Arts-et-métiers
> Le Paris de Céline (II) : Clichy-la-Garenne
> Le Paris de Céline (III) : 11 rue Marsollier
> La Paris de Céline (IV) : le square Louvois

4 commentaires:

  1. Jolies cartes postales ! Rien de comparable avec Chichiliane...

    Une question, en baguenaudant : que représente le "Y" de Professeur Y ?
    Faut-il suivre Yves Pagès dans son explication ?

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  2. Céline, dès 1932, aimait mettre des y à la place de i dans certains mots, pour imiter l'ancien français, celui du <moyen-Age ou de la Renaissance Balzac en faisait autant dans les Contes drôlatiques. . Le Y représente aussi les lettres classiques, latines, sorbonnardes. i grec... et le colonel Réséda sort de cette culture...
    Qu'y -t-il dans Y ? un pogrom ? Pagès obnubilé ? mais le premier à avoir soutenu que le Y était la première lettre de Youtre est, je crois bien, Martin.
    Pourquoi pas le professeur Yoyo, la littérature étant pour Céline un jeu de yoyo comme il l'a dit en 1932. Ou "professeur Yankee", par allusion à l'américain Hindus - les lettres que Céline lui adressa portaient en germe le texte des Entretiens... ? Interprétation aussi valable que celle de "professeur Yiddish"... Ah ! mais me répliquera-t-on, "réséda", au fait, c'est aussi le "réséda des teinturiers" ou l"herbe-aux-juifs" ! Aïe ! On n'en sort pas ! Réséda : de couleur jaune verte, métissée donc... Attention les Yéyés ! Ya ka choisir... En une seule lettre, dire tant de choses ! Fortiche Céline ! Quel écrivain en fait autant ? Youp la boum !

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  3. Youp la boum!! c´est le roi du Y!!!!
    Le Y represente la nuit celinienne...

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  4. Mazette ! Dire autant de choses avec une lettre si pauvre, c'est aiguisé...
    "On ne voit jamais les choses en plein." Merci pour vos explications, Professeur M. Je retourne à Chichiliane l'esprit rassasié. Youpi !

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