vendredi 10 juin 2011

Faut-il rééditer les pamphlets antisémites de Céline ? - Télérama - 9 juin 2011

Deux articles de Gilles Heuré sont consacrés à Céline dans le n°3204 de Télérama (11-17 juin 2011) :
1- Faut-il rééditer les pamphlets antisémites de Céline ?
2- Céline, biographie d'Henri Godard

A télécharger ici : Télérama n°3204


Faut-il rééditer les pamphlets antisémites de Céline ? par Gilles Heuré

A la fois écrivain majeur et antisémite virulent, Louis-Ferdinand Céline suscite toujours autant la polémique cinquante ans après sa mort. Ses écrits les plus haineux ont-ils droit de cité dans les librairies aux côtés de “Voyage au bout de la nuit” ou “Mort à crédit” ? La question n'a pas fini de diviser.

Grand écrivain et authentique salaud. Ou l'inverse. On n'en finit pas, depuis la mort de Céline, en juillet 1961, de chercher à saisir le phénomène. Faut-il louer l'écrivain qui secoua le monde littéraire en 1932 avec Voyage au bout de la nuit ? Ou d'abord retenir le pamphlétaire antisémite parmi les plus nauséabonds, celui qui disqualifierait définitivement l'écrivain derrière le personnage haineux ? Et comment faire tenir les deux dans l'unité d'un homme, sans congédier ni minorer l'un ou l'autre ?

Au début de cette année, on entendit presque le ricanement de son fantôme, lors de l'épisode tragicomique des célébrations nationales. Rappel des faits : Céline fut d'abord inscrit sur la liste pour 2011, à l'occasion du cinquantième anniversaire de sa mort. Des voix se firent enten­dre pour s'y opposer, surtout celle de Serge Klarsfeld, président de l'association Fils et filles de déportés juifs de France (FFDJF), qui s'en émut au nom des victimes de la Shoah. ­Finalement, Frédéric Mitterrand, ministre de la Culture, retira in extremis le nom maudit de la liste. « Cette décision ne m'a pas surpris ni choqué, dit aujourd'hui François Gibault, avocat de la veuve de l'écrivain, Lucette Destouches, et en outre biographe de Céline (1) . Il fallait que le ministre éteigne le feu qui avait pris des proportions effrayantes, et il a finalement bien fait car Céline n'a rien à faire dans les célébrations nationales. Le principe même des célébrations devrait d'ailleurs être remis en cause : le bien, le mal, le talent ou le génie... ce n'est pas au ministère de la Culture de les établir. Céline est célébré par ses lecteurs et ceux, étudiants ou professeurs, qui travaillent sur son œuvre dans le monde entier. C'est la seule célébration qui vaille. » Henri Godard, professeur émérite de littérature à la Sorbonne, éditeur de Céline en Pléiade et auteur aujourd'hui d'une biographie remarquable (2) , regrette les conditions dans lesquelles a eu lieu l'éviction de l'écrivain : « Au titre d'écrivain, il devait être sur la liste. En revanche, il n'avait évidemment pas sa place en tant qu'homme exemplaire aux hautes vertus morales. »

Style explosif
Polémique moisie, cette histoire ? Pas sûr, car les motifs qui y président sont encore virulents. Céline, aujour­d'hui, c'est le grand écrivain par excellence, celui qui bouscula la littérature d'avant-guerre avec Voyage au bout de la nuit. Ce livre phare, paru en 1932 (qui se vend encore aujourd'hui en moyenne à 40 000 exemplaires par an, rien qu'en édition de poche), a déployé de terribles ondes de choc et conféré à son auteur une réputation sulfureuse. Son style explosif, sans concession pour qui que ce soit, rompt avec un académisme « trop lisse », selon Céline qui, dans des pages tourmentées, jette des cauchemars de la guerre des visions de machinisme destructeur et montre une humanité souffrante qui n'en deviendra pas meilleure pour autant : trentenaire, le XXe siècle y est déjà ago­nisant.

Quatre ans plus tard, tout bascule : 1936 ouvre la période noire. Dépité par l'échec de Mort à crédit, Céline publie Mea culpa, le premier de ses pamphlets, son « retour de l'URSS » à lui, texte très anticom­muniste et déjà antisémite. « Il me manque encore quelques haines, écrit-il. Je suis certain qu'elles existent. » Elles vont se déverser en 1937 dans Bagatelles pour un massacre (réédité en 1943), qui atteint des sommets de vente dans la bonne France du président Albert Lebrun : 90 000 exemplaires, et encouragements de son éditeur Denoël à poursuivre l'aventure pamphlétaire sur un thème en vogue. Suivront L'Ecole des cadavres, en 1938, et Les Beaux Draps, en 1941. Déjà, Voyage au bout de la nuit et Mort à crédit étaient des œuvres contaminées par une écriture du désastre, mais les pamphlets, même s'ils par­ticipent de cette même frénésie de tout dénoncer - armée, politique, littérature officielle, bidasse de base ou bourgeois frileux -, ont une cible privilégiée : les Juifs, ceux de « l'autre race » qui conspirent à « la dictature juive ». « Je le dis tout franc, comme je le pense, je préférerais douze Hitler plutôt qu'un Blum omnipotent. Hitler encore je pourrais le comprendre, tandis que Blum, c'est inutile, ça sera toujours le pire ennemi, la haine à mort, absolue », écrit ainsi Céline dans ­Bagatelles pour un massacre. Vitupérant « la France juive et maçonnique », Céline hurle contre « la furie you­trissime » et voit les avenues parisiennes grouiller de « rats juifs » dans L'Ecole des cadavres.

Faut-il rééditer les pamphlets ? « Céline, après la guerre, a interdit toute nouvelle publication, rappelle François Gibault, et madame Destouches [98 ans] s'y est toujours opposée. Elle a eu raison. Ce sont des écrits qui doivent être resitués dans l'époque. Rééditer ces textes aujourd'hui, dans un contexte totalement différent, serait de la provocation. Dans vingt ans, quand les œuvres tomberont dans le domaine public, et même avant qu'il y ait des publications sauvages, j'espère qu'il y aura une édition scientifique. Dans la mesure, toutefois, où ce sera possible, puisque je rappelle que c'est contraire aux lois de 1972, 1990 et 1992 réprimant les propos racistes, antisémites et xénophobes. La situation est ambiguë, car on laisse publier certains de ses textes. Dans l'édition de la correspondance de Céline parue en édition de la Pléiade, il y a des quantités de lettres antisémites. Dans ma bio­graphie, j'en avais également publié, ainsi que des extraits des pamphlets. On pouvait me poursuivre, comme on pourrait poursuivre La Pléiade. Mais, pour le moment, la question de la réédition des pamphlets ne se pose pas, car telle est la volonté de madame Céline. Il y a encore aujourd'hui, en France, un antisémitisme dormant. La polémique récente l'a réveillé. Après le retrait de Céline de la liste des célébrations, j'ai reçu beaucoup de lettres qui disaient : "Vous voyez ? ça continue !" »

A propos des bagatelles et du massacre
Henri Godard plaide, lui, pour une réédition plus rapide : « Les pamphlets sont certes interdits à la réimpression, mais c'est devenu une fausse question puisqu'ils sont consultables sur Internet. J'estime qu'il pourrait y avoir une édition, intitulée Ecrits polémiques, contenant Bagatelles pour un massacre, L'Ecole des cadavres et Les Beaux Draps, avec un appareil ­critique indispensable qui indiquerait notamment les emprunts que Céline a fait à d'autres livres ou à l'actualité de l'époque. » Henri Godard y voit aussi l'occasion de préciser certains points : « Il y a, par exemple, un contresens sur le titre du pamphlet de 1937 : le "massacre" dont il est question est celui qui, dans l'esprit de Céline, se produira lors de la guerre à venir, une guerre poussée selon lui par les Juifs. Et "bagatelles" désigne les arguments de ballet qu'il inclut dans le texte. Il faut bien admettre que c'est un titre catastrophe, qui continue à le poursuivre. »

Le 21 janvier, date du tonitruant retrait de Céline de la liste des célébrations nationales, la romancière et essayiste Catherine Clément estimait, elle aussi, nécessaire la réédition des pamphlets : « Seule cette publication, qui me paraît essentielle, permettra de faire toute la lumière sur un écrivain qui, pour l'instant, bénéficie d'un flou qui sert sa réputation littéraire et gomme la virulence de son racisme. » Quant au journaliste Antoine Peillon, auteur de Céline, un antisémite exceptionnel (3) , il a un avis plus tranché : son livre, écrit-il, porte sur « l'ignominie célinienne [et] entend confirmer une indignation sans partage face à la persévérance d'une sous-culture haineuse, très "idéologie française", qui vire trop souvent au culte suspect d'un mauvais écrivain qui n'était en réalité qu'un ­raciste délirant. »

Le délire, justement, est souvent invoqué pour justifier Céline, emporté par son style, une suite ravageuse de trouvailles et de formules langagières. Pourtant, après-guerre, Céline continue à adjurer, à éructer, à vomir et à soupirer, ne cessant de déverser sa haine que pour gémir sur son sort de victime expiatoire. Durant son exil forcé au Danemark, bénéficiant d'un retard de procédure qui contrarie son extradition vers la France, il cherche des soutiens, écrit, sollicite. Il sera condamné en France par contumace en 1950 pour avoir « accompli sciemment des actes de nature à nuire à la défense nationale ». Son avocat, Jean-Louis Tixier-Vignancour, futur candidat d'extrême droite à élection présidentielle de 1965, obtiendra son amnistie en 1951. Céline s'isole alors à Meudon et, sous les couches de vieux vêtements râpés qu'il revêt désormais et qui lui donnent une silhouette d'ermite déchu, il se dit encore persécuté, bouc émissaire, toujours victime des jaloux qui n'ont jamais digéré le succès foudroyant de Voyage vingt ans auparavant.

Contre la guerre, donc contre les Juifs
Des remords à propos de ses textes haineux ? Aucun. Mais une théorie : par pacifisme, il aurait « chargé » les Juifs, jugés responsables de pousser à la guerre – argument en d'autres temps utilisé contre les Templiers ou les Jésuites. Et voilà le syllogisme posé : j'étais contre la guerre, or les Juifs voulaient la guerre, donc j'étais contre les Juifs. Juste un regret cependant, qu'il confia à l'écrivain et journaliste Albert Zbinden en 1957 : « Là, j'ai péché par orgueil, je l'avoue, par vanité, par bêtise. Je n'avais qu'à me taire... Ce sont des problèmes qui me dépassaient beaucoup. Je suis né à l'époque où on parlait encore de l'affaire Dreyfus. Tout ça, c'est une vraie bêtise dont je fais les frais. » Seule compterait donc la littérature – même si ­Céline suspecte encore le théâtre de Racine, auteur assez connu du XVIIe siècle, d'être « une fougueuse apologie de la juiverie »...

Chaque époque a sa lecture de ­Céline. Roger Nimier, son corres­pondant chez Gallimard au seuil des années 1950, lui-même agacé par le « résistancialisme », c'est-à-dire une France dont il estimait, comme quelques autres, qu'elle était livrée aux seuls résistants, tenta de réhabi­liter un Céline qu'il admirait à une époque où, déjà, on jugeait possible de passer l'éponge. La polémique de janvier dernier montre à l'envi que la réconciliation de l'auteur de Voyage au bout de la nuit avec celui des pamphlets antisémites reste difficile. Dans les années 1950, lors de ses apparitions à la télévision, dans les documentaires de Louis Pauwels ou les entretiens avec Pierre Desgraupes ou Pierre Dumayet, Céline évoquait plus volontiers les trois cent soixante becs de gaz du passage Choiseul où il avait grandi que les six millions de victimes de l'Holocauste sur lesquelles, d'ailleurs, on ne l'interrogeait pas.

Les deux Céline pourraient-ils être enfin rassemblés, dans l'unité d'un homme de lettres qui eut aussi une destinée idéologique ? Pour Bernard Chambaz, professeur d'histoire au lycée Louis-Le-Grand et ­romancier, la réponse est presque simple : « Quand on en parle aux élèves, on ne peut pas séparer l'homme de l'œuvre, et on doit obligatoirement replacer celui-ci dans son contexte historique. Les mots ont un sens, et l'antisémitisme porté par Céline nous concerne tous. Il faut bien admettre qu'il a poussé l'ignoble jusqu'à l'extrême. Il ne s'agit pas de l'enfermer dans un manichéisme simpliste : ce n'est pas uniquement un parfait salaud et un homme sans cœur ni uniquement un grand écrivain qu'il faudrait exonérer de certains écrits. C'est une figure singulière de la collaboration, qui s'inscrit dans une galaxie idéologique propre aux années 1930 et 1940 et qui scandait : plutôt Hitler que le Front populaire. » Léon Daudet, virulent polémiste de l'Action française, avait écrit, pour défendre et justifier le style de Céline dans Voyage au bout de la nuit : « La vraie bibliothèque n'est pas rose. » La vraie Histoire ne l'est pas non plus. Céline est tout un, grand écrivain et odieuse icône du passé qui ne passe pas. Son œuvre est essentielle et purulente. Et pour la comprendre, il s'agit ni de la nier, ni de l'amputer. Il faut faire avec.

Gilles HEURE
Télérama.fr, 9/6/2011

(1) Ed. Mercure de France, trois volumes (1977-1985).
(2) Ed. Gallimard, coll. NRF biographies.
(3) Ed. Le Bord de l'eau, 72 p., 6 € (le livre, qui connaît aujourd'hui une nouvelle édition revue et augmentée, rassemble un dossier documentaire rédigé par Antoine Peillon en 2001 pour Georges Charpak, qui devait participer à l'émission “Bouillon de culture”, de Bernard Pivot, consacrée à Céline).

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