jeudi 26 mai 2011

On ne saura jamais qui était Louis Ferdinand Céline par Hervé Bel

Chez Robert Laffont: D’un Céline l’autre , de David Alliott. Il ne s’agit pas d’une nouvelle biographie, ni d’une énième critique sur Céline. La démarche est autrement intéressante pour ceux que le cas Céline intéresse. Deux cents témoins racontent ce qu’ils ont vu de Céline, des proches, des célèbres, des plus obscurs. Chaque témoignage est précédée d’une courte biographie du témoin.

Autant le dire, c’est formidable, et riche d’enseignements. On y constate une fois de plus qu’un homme n’est jamais ni tout à fait le même, ni tout à fait un autre. D’un témoignage à l’autre, Céline est médecin des pauvres, homme désintéressé, radin, abject, beau, laid… Kaléidoscope humain : nous sommes tous comme Céline, des « moi » successifs, et parfois coexistants. Qui a dit qu’on ne peut être que ceci ou cela? On est ceci ET cela.

La période de l’occupation est évidemment une des plus intéressantes et… parfois des plus drôles. Les Allemands cultivés en poste à Paris cherchaient à rencontrer Céline qui vivait alors à Montmartre, avec sa bande, dont le peintre Gen Paul (dit Gégène).

Gerhard Heller, responsable de la Propaganda Staffel, admire Céline, mais avoue sa répulsion pour la violence de l’antisémitisme célinien. Un comble… Nous avons parlé de littérature, mais je ne pus l’empêcher de se répandre en folles déclarations sur les juifs que nous devrions exterminer un par un, quartier par quartier, dans ce Paris (…) gangréné par la juiverie.

Même réaction du militaire allemand Eitel Friedrich Moellhausen devant l’inconcevable rage de Céline. Il ne pouvait s’empêcher de s’acharner sur les juifs. Et il en voyait partout! Jusqu’à Fernand de Brinon, ambassadeur de Pétain à Paris. (…) Sa théorie en la matière était la suivante : « Il n’existe pas de bons juifs ou de mauvais juifs: il n’existe que des juifs. De même qu’il n’existe pas de bons ou de mauvais bacilles, il n’y a que des bacilles ». Pour le coup Moellhausen est choqué…

Le propos est parfois si outré qu’on se demande, avec les Allemands, s’il ne se fichait pas d’eux… Céline est contre les Juifs en 37, mais à l’ambassadeur allemand qui a souhaité le rencontrer, il annonce qu’il ne dira rien contre les juifs: J’ai fait de l’antisémitisme lorsque c’était mal vu. Maintenant que la chasse aux juifs est devenue religion d’État, vous ne voudriez quand même pas que je m’inscrive parmi les classiques. Je retire mes billes (témoignage d’un anonyme, page 550).

Le comble est atteint un soir, devant Otto Abetz (photo ci-contre). C’est Benoist-Méchin, auteur du remarquable « Ibn Seoud », qui assiste à la scène, en compagnie de Drieu et de Gen Paul, inséparable de Céline. Drieu parle, hésitant, lent, réfléchi. Céline se tait. Il ne dit pas un mot de la soirée. Benoist-Méchin croit lire sur son visage « une tristesse indicible ». Soudain, Céline explose:

Assez! dit-il, assez! en frappant la table de ses deux mains au point de faire vibrer les verres. J’en ai assez d’écouter vos conneries! (…) vous nous cachez l’essentiel. Pourquoi ne nous dites-vous pas qu’Hitler est mort? – Hitler est mort? s’exclame Abetz en écarquillant les yeux. – Vous le savez aussi bien que nous! Seulement, vous ne pouvez pas le dire. Mais on n’a pas besoin d’être ambassadeur pour le savoir: ça crève les yeux! Les juifs l’ont remplacé par un des leurs!

Et Céline poursuit son invraisemblable raisonnement. La défaite allemande qui s’annonce vient de ce nouveau Hitler, un juif, dont chacun des gestes, chacune des décisions sont faits pour assurer le triomphe des juifs. Personne, dit Céline, n’est plus facile à imiter. Pour le prouver, il se tourne vers Gen Paul: Allons, mon bon Gégène, te fais pas prier! Ici on est entre copains. Montre-nous comme tu sais bien faire ton petit Hitler…

Gégène s’exécute. Il tire une pincée de tabac de sa blague, la place sous son nez, rebat une mèche sur son front et roule des yeux furibonds et dit d’une voix gutturale : – Raou, raou, raou, raous!

L’histoire doit être vraie. D’autres témoins parlent de scènes semblables, avec Gégène qui imite Hitler devant les Allemands. Folie? Non, Céline ne croit en rien, il ne vit que dans la provocation, elle est le sel de sa vie. Il lui faut se mettre en colère, progressivement, et trouver la force d’écrire enfin.

Ailleurs, il explique aux Allemands qu’ils sont foutus, que ce sont les Chinois qui gagneront. Les Parisiens en feront une tête quand ils verront les avant-gardes chinetoques déboucher aux Galeries Lafayette et se mettre à piller le rayon des frivolités! (…) Rien que des ruines fumantes, baignant dans un nuage de phosphore, des ribambelles d’enfants mongoliens et un soleil jaune se couchant sur un monde encore plus jaune que lui…

D’autres témoins parlent d’un Céline bon, très calme. Un bon camarade, un homme qui aime les enfants, la danse, un rêveur… On lira, dans l’ordre qu’on veut les témoignages d’Arletty, de Marcel Aymé, de Le Vigan, Rebatet, Vaillant etc.

Une mine de renseignements. Et si l’on veut voir plutôt que lire, on achètera les DVD intitulés « Céline vivant ».

Hervé BEL
http://actualitte.com, 25/05/2011

10 commentaires:

  1. Pourquoi mettre cet officier allemand pour illustrer un livre concernant céline?
    quel est le rapport?
    est-ce à nouveau une provocation ?
    est-ce délibéré?
    est-ce involontaire?
    faut-il rappeler que céline a payé de sa chair en 1914 sa rencontre avec les soldat allemands...

    RépondreSupprimer
  2. L'auteur de l'article pourrait certainement vous répondre...

    RépondreSupprimer
  3. A anonyme 27 mai 0015

    Tout simplement parce que de 41 à 45 (inclus) Céline a frayé avec un certain nombre d'officiers allemands (Karl Epting, le lieutenant, Heller, Otto Abetz...) qui n'étaient plus ceux de 14. Il leur doit entre autres...son salut par l'obtention en juin 1944 d'un passeport diplomatique ("fremdenpass" en bon teuton) pour Baden-Baden, puis après moult péripéties (lire : "Nord", "D'un château l'autre..."), le Danemark toujours occupé où il échoue le 27 mars 45 grâce à l'entremise du colonel Bickler, ancien responsable des renseignements politiques pour l'Ouest (tout sauf un sous-fifre celui-là). Bickler lui obtient son visa d'entrée pour le Danemark nazifié auprès de Werner Best, chef des autorités d'occupation de ce pays. Voilà le rapport...qui n'est plus aujourd'hui un secret pour personne. Toute tentative d'occultation est désormais vouée à l'échec par les avancées de la célinographie historique et c'est tant mieux !

    RépondreSupprimer
  4. Mais pourquoi Céline écrit dans son carnet concernant l'époque de Sigmaringen : "Bickler me lâche". Ma mémoire défaille et je me méfie des biographes. qui ne donnent pas leurs sources. A-t-on une preuve, un écrit, un aveu de Céline ou de Lucette ou d'un témoin de l'époque que c'est bien Biclker qui a obtenu le passage de Sigmaringen au Danemark ? Merci à Razu de me renseigner.

    RépondreSupprimer
  5. Bickler et Céline (qui se sont connus pendant l'Occupation) ont gardé des liens bien après la guerre. Voici un extrait de la lettre de condoléances que Bickler adresse à Lucette Destouches le 15 juillet 1961 : "Je crois avoir connu votre mari sous divers aspects et dans des circonstances aussi différentes que difficiles. Mais dans mon esprit restera profondément imprimée l'image de cet homme extraordinaire en ce sens qu'il était toujours en dehors de la normale, quand il se mettait à rêver à haute voix"

    Plus consternant encore, cette lettre accablante de Céline à Bickler du 30 décembre...1960 ! par laquelle il lui demande s'il existe (je cites) "un Institut de recherches historique officiel de Bonn [souligné] dont le siège serait à Munich qui aurait publié qu'il n'y aurait jamais eu de fours à gaz (Gaskammer) à Buchenwald, Dachau ou nulle part en Allemagne... Il y en avait en construction [souligné] mais qui ne furent jamais terminées selon cet Institut. Si vous obtenez des documents, voilà qui m'intéresserait fort, vous aussi sans doute. Comment nous revoir ? Hélas, Ils [les hommes] iront à New York en dix minutes et je n'ai pas le moyen d'aller à Paris (je n'y tiens pas) qui est à deux cents mètres". Ita missa est...

    (à suivre...)

    RépondreSupprimer
  6. Cher Monsieur Razu,
    Je vous remercie de votre réponse. C'est très aimable.
    Je connaissais ce que vous avez écrit. Mais ma question - sans arrière pensée - concernait le passage de Sigmaringen au Danemark. Pourquoi Bickler et non Boemelburg ? Bickler passe en février à Sigmaringen. Y est-il encore en mars ? Pouquoi Céline écrit dans un carnet non destiné à la publication: "Bickler me lâche".
    De même l'arrivée de Céline à Copenhague : on lit qu'il aurait été reçu à l'Hôtel d'Angleterre par Werner Best... Quelle source ? quelle preuve ? Imagination d'un biographe ? Possibilité devenue vérité ? Propos de Lucette à un biographe ?

    RépondreSupprimer
  7. "Dieu" que vous êtes pointilleux ! Ma source est indirecte mais se veut catégorique : il s'agit de David Alliot dans sa (courte) biographie : "Céline la légende du siècle", éd. In folio, 2006, manuscrit "relu attentivement" par Eric Mazet, Marc Laudelout et Fabrice Chouty (trois précautions valent mieux qu'une). On peut lire en effet ceci sur le ton le plus affirmatif page 113 : "C'est Hermann Bickler, appelé à la rescousse par Céline, qui dénoue la situation. Le colonel SS demande et obtient de Werner Best (...) un laisser-passer pour le Danemark valable pour Céline, sa femme, et le chat Bébert". A un moment donné, on est amené à accorder un minimum de crédit ou de confiance au biographe, sinon la notion même de biographie perd toute raison d'être et n'a plus de sens. Et croyez-vous Céline lui-même plus fiable et plus crédible ? Je vous renvoie sur ce point à deux lettres de 47-48(l'une au docteur Camus l'autre à Daragnès) publiées dans le tome II des oeuvres romanesques de Céline en Pléiade, page 1180 et 1181, où il donne de son passage d'Allemagne au Danemark une vision hyperbolique proche du fantastique qui n'a qu'assez peu de rapport avec la réalité, et ce qu'aurait pu en dire l’accompagnateur de Céline dans son périple germano-danois, l’infirmier Germinal Chamoin (en voilà un témoin de premier plan). Dans les lettres de Céline à Camus et Daragnès, le voyage dure "22 jours" quand il n'en a en fait duré que cinq. Alors "Bickler me lâche" peut être écrit dans une phase de découragement ou d'abattement propre au Céline de l'exil et de la proscription.
    Certes, et là je suis bien d'accord avec vous, l'affirmation de David Alliot n'est ni "sourcée" ni référencée. L'idéal serait de demander à David Alliot de nous livrer, pourquoi pas par l'intermédiaire du "Petit Célinien" s'il en est d'accord, sources et références sur ce point qui vous tient tant à coeur.

    RépondreSupprimer
  8. Voici une réponse qui a demandé des efforts, du temps de recherche et qui est tout à fait honnête, nuancée, sincère. Toute ma gratitude et mon estime. Avec Céline, on n'est jamais assez pointilleux. Il attire les ragots, lez rumeurs, les témoignages exagérés, valorisants ou dénigrants.
    La source est donc Alliot. Comme j'aimerais qu'Aliiot se renseigne auprès de Lucette, maintenant qu'il la fréquente ! Avant Alliot, Bickler a rencontré Gibault et a mis en avant son role dans l'évasion de Sigmaringen vers le Danemark. Ce qui renforce la thèse Alliot. Mais le "Bickler me lâche" n'est pas une phrase de découragement. Cette note est écrite sur les Cahiers intimes, non prévus de publication. Bilan de son séjour à Sigmaringen.
    Je me méfie un peu de Bickler qui prétendait que Céline montait sa moto dans son cinquième étage de la rue Girardon. Sa moto ! Même par l'ascenseur, c'est impossible.Confond-il avec son vélo ? Je me méfie un peu de Bickler, personne tout de même assez fanatique, de ces gens qui aiment à se rendre intéressants, qui en rajoutent pour le pittoresque.
    Je me méfie un peu des biographes qui donnent parfois plus d'importance à un personnage qu'il n'en mérite réellement quand ils ont découvert quelque inédit de ce personnage, ce qui est bien naturel et excusable, comme les collectionneurs vantent leur dernière découverte.
    A noter que Bickler ne résida à Paris qu'à partir de mars 1943. Ce qui réduit la grande fréquentation Céline-Bickler. D'autant que Céline passait sa vie à Saint-Malo et que Bickler était très occupé à Taverny. Alors : trois ou quatre rencontres ?
    Hélas, les témoins sont morts, les documents détruits. Cette période de l'Histoire est pleine de trous ou de simplifications ou de grossissements, d'interprétations...
    Ce qui est certain, c'est que les relations Bickler-Céline intéressaient fort les policiers qui interrogèrent à son arrestation Le Vigan qui répondait ne pas connaître ce Bickler. Le Vigan mentait peut-être, sentant le danger.
    Pour le reste : le lyrisme hyperbolique de Céline, nous sommes d'accord.
    P S : Monsieur Alliot, si vous me lisez, interrogez Lucette !
    Anonyme pointilleux. .

    RépondreSupprimer
  9. Cher Anonyme pointilleux,

    Merci pour toutes vos précisions.

    Voici deux articles susceptibles de vous intéresser : l'un -Céline et le IIIe Reich-dans "La Revue des Deux-Mondes" de ce mois ("Céline l'indomptable"), l'autre dans le hors-série du magazine "Lire" ("Céline inédit", juin 2011) : "Hermann Bickler, l'ami SS". Un article qui tombe à point nommé !

    RépondreSupprimer
  10. A Anonyme pointilleux,

    L'article "Céline et le IIIème Reich" traite surtout de la traduction et de la réception critique en Allemagne de "Voyage" et de "Bagatelles". La période allemande de Céline (juin 44-mars 45) est évacuée en 1 page. Enfin près de la moitié, soit 86 pages, de cette "Revue des Deux Mondes" (en cette période de capitalisme total et planétaire, "Revue d'un Seul Monde" serait plus juste), est consacrée à tout...sauf à Céline.

    L'article de "Lire" consacré à Bickler et présenté par David Alliot est un extrait de ses Mémoires, inédits en français, qui narre les relations montmartroises de ce nazi mauvais teint avec Céline, avec qui il venait "s’encanailler" rue Girardon entre deux séances de formation aux "techniques d'interrogatoire" (sic !) dans le centre d'apprentis gestapistes qu'il dirigeait en région parisienne (le tortionnaire...et le toubib ! joli couple improblable !). Une belle saloperie ce Bickler, qui périt gentiment dans son lit malgré une condamnation à mort par contumace en France. Il ne vous reste plus qu'à vous procurer les Mémoires de ce triste sire, publiés "à quelques exemplaires" en Allemagne nous précise-t-on (en voilà du "collector" !). Il vous livrera sa version du passeport danois, que David Alliot semble avoir faite sienne.

    RépondreSupprimer