lundi 24 janvier 2011

Exclure Louis-Ferdinand Céline ? par Henri Godard, Le Monde, 25/01/2011

Voici la réaction d'Henri Godard à la décision du ministre de la culture de retirer Céline du Recueil des célébrations nationales 2011. Article paru dans l'édition du Monde du 25/01/2011 :

Le ministre de la culture vient d'exclure Céline (1894-1961) de la liste de Célébrations nationales pour l'année 2011, dans laquelle il l'avait précédemment inscrit par la voix d'un comité de personnalités qualifiées nommées par lui. Le mot "célébration" a beau prêter à quelque malentendu, ce qui explique certaines réactions, il reste que la République a le droit de rappeler à notre souvenir, à l'occasion d'un anniversaire, les hommes, les femmes et les faits qu'elle juge dignes de rester, à un titre ou à un autre, dans notre mémoire nationale. Céline, par l'innovation qu'il a apportée dans la prose française, par son génie comique, et par l'expression qu'il a su donner des deux guerres mondiales, avait pleinement sa place dans cette liste en 2011, à propos du cinquantième anniversaire de sa mort.

Mais il est aussi l'auteur de pages d'un insupportable antisémitisme. Il pose ainsi un problème douloureux, en premier lieu pour les juifs qui l'admirent en tant que romancier, mais pas seulement pour eux. C'est un écrivain à deux faces. Que nous le voulions ou non, nous mettons tous l'accent sur une de ces faces, selon notre sensibilité ou plutôt, si j'en juge par mon expérience, selon les moments. L'important est que nous n'oubliions jamais l'autre, pas l'antisémite quand nous prenons plaisir à lire le romancier, mais pas non plus l'écrivain quand nous exécrons l'antisémite.

Nous sommes arrivés à un moment de l'histoire de notre civilisation où la création artistique est devenue pour nous une valeur de plein droit, et non plus un ornement, un enjolivement ou un passe-temps. C'est un trait par lequel nous différons des états antérieurs de cette civilisation (prenons pour repères les procès de Baudelaire et de Flaubert). Il revient à Malraux de nous avoir fait prendre conscience de cette mutation. La création artistique, quand elle est authentique, constitue par elle-même un ordre qui ne se confond pas avec les autres ordres de valeurs, notamment pas avec la morale. Elle peut même, dans des cas extrêmes, y contredire sans pour autant être annulée par elle. Céline est l'un de ces cas qui nous obligent à approfondir notre réflexion sur ce point. Il n'est pas le seul. En 1966, Malraux, ministre de la culture, avait défendu à l'Assemblée nationale Les Paravents, de Genet, joués sur une scène subventionnée, contre les députés qui réclamaient la censure.

Henri GODARD
Le Monde, 25/01/2011

>>> A lire : Notice du Recueil des Célébrations nationales 2011 rédigée par Henri Godard.

Spécialiste du roman français du XXe siècle, il a édité quatre volumes de romans et un volume de Lettres de Céline dans la Bibliothèque de la Pléiade. Parmi ses publications : "Poétique de Céline" (Gallimard, 1985) , "Céline scandale" (Gallimard, 1994) et "Un autre Céline" (Textuel, 2008).

4 commentaires:

  1. Excellente réponse, réfléchie et mesurée.

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  2. Dire que ce prof gagne sa vie sur le dos d'un "antisémite" depuis 40 ans ! C'est ce que j'appelle de l'ingratitude. C'est pas le courage qui vous caractérise, vous!
    Pauvre Céline, va.

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    1. Laspalles Thierry5 septembre 2022 à 10:45

      Ecrire le mot "antisémite" entre guillemets, à propos de Céline, qui s'en faisait gloire, c'est le comble de l'antisémitisme. La position d'Henri Godard est d'une intelligence, que vous ne pouvez comprendre.

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