mardi 16 novembre 2010

Les discours de Louis-Ferdinand Céline sur la Grande Guerre par Charles-Louis ROSEAU

Intéressé par la représentation de la Guerre de 14-18 dans l’œuvre de Céline, Charles-Louis Roseau a mené deux travaux universitaires sur ce sujet. Achevé en 2006, le premier traite du corps et de la Grande Guerre chez Céline et le peintre Allemand Otto Dix. Plus récemment, il a soutenu une étude [ à télécharger ici ] portant sur les évolutions et les enjeux du discours célinien sur la Première Guerre mondiale entre 1912 et 1961. Il livre ici quelques pistes de réflexions.

Sur Internet, dans la rubrique culturelle des médias plus traditionnels, dans les manuels de littérature, Louis-Ferdinand Céline est bien souvent présenté, aux côtés de Barbusse, Cendrars, Dorgelès et bien d’autres, comme l’une des figures essentielles des écrivains combattants. Très en vogue depuis les années 1990, cette représentation du Céline soldat des tranchées n’est cependant pas totalement inédite. Au contraire, elle n’a jamais cessé de perdurer, depuis qu’en 1932, lors de la parution de Voyage au bout de la nuit, les journalistes et les lecteurs ont relevé la force du témoignage célinien sur la première conflagration mondiale. Dans les années 1960, par exemple, prié de donner ses impressions sur le romancier, Guy Mazeline, lauréat du prix Goncourt 1932, écrivait : « je me représente le Céline qui n’a jamais, au mental, été démobilisé, le Céline bleu horizon tout dépenaillé avec sa capote écornée comme un livre sale, ses bandes molletières qui godent à la manière de ces crayons, vous vous souvenez ? (1) »
Pourquoi se représenter Céline en soldat de la Grande Guerre alors que l’auteur a porté bien d’autres masques et occupé bien d’autres fonctions ? Pourquoi le décrire comme un témoin majeur alors que le récit de son expérience du front, trois mois de guerre de mouvement, ne tient essentiellement qu’à la centaine de pages qui ouvrent son premier roman ? Il est évidemment très délicat, voire impossible, d’estimer l’intensité des souffrances éprouvées par un soldat de 14-18. Il serait tout aussi maladroit de tenter d’évaluer le réalisme ou l’authenticité d’un témoignage sur la Grande Guerre. Néanmoins, dans le cas de Céline, on reste persuadé que c’est davantage l’investissement fictionnel du thème que l’expérience martiale qui contribua à forger la figure du témoin.
Le déséquilibre observé entre, d’une part, le passage éclair à dos de cheval dans une guerre encore indécise, et, d’autre part, le récit constant, dans les discours céliniens, littéraires ou périphériques, de l’expérience des combats, invite à réfléchir sur la naissance, la construction et la pérennisation du mythe du Céline soldat de 14-18. A l’origine, on trouve bien entendu la contamination permanente et réciproque, chère au romancier, du réel par la fiction. Il est effectivement surprenant de constater comment la légende de la blessure au bras et à la tête, formulée publiquement pour la première fois en 1932, évolue et s’étoffe par la suite dans les entretiens, dans les articles et dans les romans postérieurs de l’écrivain. De même, véritable leitmotiv de l’œuvre célinienne, l’épisode de l’engagement fait l’objet d’un réagencement constant que l’auteur réinvente dans chacun de ses discours publiques ou intimes. La propagation du mythe, quant à elle, met nécessairement en jeu un environnement communicationnel qui, dans le cas de Céline, s’avère polyphonique et terriblement complexe. Puisque fiction et réalité se trouvent mêlées en un unique et même discours, puisque les propos intimes du Docteur Destouches se voient souvent relayés et parfois publiés aux côtés d’énonciations publiques, il convient de mettre les choses au clair en considérant les différents éléments de l’environnement communicationnel dans lequel fut colportée la légende du Céline combattant.
Apparaissent alors les notions de destinateur, de destinataire, de message, d’objectif et de contexte. Ces dernières mettent en exergue combien le thème de la Grande Guerre évolua dans le discours célinien entre 1912, année de l’entrée à la caserne, et 1961, date de la mort de l’auteur. Revanchardes dans les années 1900, libertaires au moment de l’exil africain, antimilitaristes durant dans l’entre-deux-guerres, réactionnaires et cocardières sous l’occupation, paradoxalement patriotes et pacifistes dans les années 1950, les figures du récit martial célinien, parce qu’elles se conforment tant au contexte d’énonciation qu’aux attentes supposées des destinataires, sont terriblement mouvantes.
La mémoire de la Grande Guerre a ceci de particulier qu’elle a touché toutes les familles de France. En réveillant le souvenir 14-18, Céline était donc en mesure d’attirer l’intérêt de nombreux destinataires. Peut-être peut-on voir dans les variations du thème martial une tentative incessante d’unisson mémorielle avec le souvenir changeant de la Grande Guerre ? Et au-delà de cette volonté de conformité perpétuelle, ne pourrait-on pas mettre au jour un usage tactique et multiforme du souvenir de 14-18 susceptible de mener à bien des objectifs personnels ? Le récit célinien de la Grande Guerre serait alors à considérer comme la clé d’un succès littéraire initié dans les années 1930. En s’inspirant des romans de guerre nouvellement populaires, le romancier entendait conquérir un public large et s’assurer, ainsi qu’il l’avoua lui-même, popularité et recettes juteuses. De même, le recours constant, durant les différents procès Céline, aux souvenirs du combat, aux stigmates ou aux décorations, sembla fonctionner puisque c’est précisément parce qu’il était invalide de guerre que l’ancien combattant Destouches fut amnistié.
Le 20 août 1916, le jeune Destouches écrivait à ses parents : « je ne me connais encore que deux infirmités, une paralysie radiale qui m’a rapporté la médaille militaire – et une légère phobie inconstante qui ne m’a encore rien rapporté. » Il n’envisageait pas encore combien son passage au front pourrait lui rapporter…

Charles-Louis ROSEAU
Le Petit Célinien, 16 novembre 2010

1- Guy Mazeline, « Cher Bardamu mon concurrent », Céline, Paris, Éditions de l’Herne, 1963, 1965, 1972, réédition 2007, p. 179.


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