mercredi 15 septembre 2010

Morale de la critique, responsabilité du critique par Pierre Assouline

La République des livres, 15/09/2010 : [...] Il s’en sort bien, ce non-célinien croyant et pratiquant. Ce qui n’est pas le cas de tous les contributeurs involontaires de L’accueil critique de Bagatelles pour un massacre (297 pages, 23 euros, Ecriture). Un massacre, c’est le cas de le dire. Pourtant son éditeur André Derval, responsable du fonds Céline à l’IMEC, dont l’introduction à ce dossier est informée, édifiante et sans indulgence, ne fait qu’y rassembler la soixantaine d’articles suscitée par l’énorme succès du livre de Louis-Ferdinand Céline entre janvier et juillet 1938. Le genre même de ce « pogrom de papier », pour reprendre l’expression de l’un d’eux, est au cœur de la réception du livre. Après les avoir consciencieusement relus et annotés, M. Derval en est arrivé à cette constatation paradoxale : « Aussi étonnant que cela puisse paraître de nos jours, l’une des questions centrales sur laquelle la critique de l’époque se voit sommée de prendre position, consiste en ceci : est-ce vraiment un pamphlet politique ou n’est-ce pas plutôt un texte d’expérimentation littéraire ? ». A croire que la problématique du contenu avait été plus ou moins évacuée au seul profit de questions formelles. Que certaines critiques (celles de Lucien Rebatet dans Je suis partout et de Robert Brasillach dans l’Action française, notamment) soient aussi nauséeuses que le texte en question n’étonnera pas;le second trouve que Céline “exagère” avant d’engager ses lecteurs à lire et faire lire “ce livre magnifique” qu’il tient pour le premier signal de la révolte des indigènes, entendez : les Français. Nous ne serions pas surpris que certains lecteurs lisent ce recueil pour y trouver des morceaux d’anthologie d’un pamphlet en principe interdit à la vente selon la volonté de l’ayant droit. Mais qu’André “contemporain capital” Gide dans la Nouvelle Revue Française refuse de prendre ces appels au meurtre au sérieux, que le libertaire Jules Rivet dans Le Canard enchaîné l’estime « plus grand et plus pur qu’un chef d’œuvre » et que Marcel Arland dans la Nrf encore juge finalement « solide ce réquisitoire » malgré les inventions, mensonges, contre-vérités dont il est tissé, tout cela laisse sceptique. André Billy évoque “les variations épileptiformes” de l’auteur ; le monarchiste Pierre Loewel dénonce dans L’Ordre sa malhonnêteté intellectuelle et ses travestissements de l’Histoire (sur la nature des matériaux idéologiques dans l’ensemble de l’oeuvre, on lira avec profit Céline, fictions du politique -457 pages, 10,50 euros- d’Yves Pagès, publié une première fois en 1994 et réédité ces jours-ci par Tel/ Gallimard). Ceux qui le portent aux nues en voulant n’envisager que la dimension littéraire du texte en appellent aux mânes de Rabelais, Villon, Agrippa d’Aubigné, Léon Bloy… “Reste que la critique littéraire de 1938 dans son ensemble, si elle met en avant la puissance de l’innovation stylistique de Bagatelles pour un massacre, n’est jamais entièrement dupe, pense-t-on, de la portée dangereuse de ce type d’écrit” souligne M. Derval. La subjectivité prêtée au jugement littéraire, avec l’arbitraire et la mauvaise foi qui lui font souvent cortège, délivrent-elles le critique littéraire du souci de sa responsabilité ? Un journaliste écrit en croisant les doigts pour n’avoir jamais à rougir de ce qu’il a écrit. Un critique tout autant même s’il pratique un art de l’immédiat. Charles Plisnier, Victor Serge et quelques rares autres l’ont compris ainsi qui, dès sa sortie, ont violemment dénoncé cette apologie du pogrom. La campagne critique, favorable ou hostile, aura tout de même permis à Bagatelles pour un massacre, premier des trois pamphlets de Céline, de se vendre à 86 000 exemplaires dans les dix années de son exploitation commerciale, et d’être aussitôt traduit dans les trois pays d’Europe où une législation antisémite se mettait en place (en Allemagne sous le titre Die Judenverschwörung in Frankreich, en Pologne intitulé Pogromowe drobiazgi et en Italie)

Au fond, en l’absence d’un Ordre des Critiques comme il y en a pour les plaideurs et les apothicaires, les critiques littéraires devraient redouter de se retrouver un jour dans les implacables recueils concoctés par M. Derval (il en avait déjà consacré deux, tout aussi instructifs, à la réception d’En attendant Godot et du Voyage au bout de la nuit). Le procédé tient d’une rafle tranquille et tous azimuts qui mène le folliculaire de la tribune au tribunal. Encore que celui-ci est individuel et se tient à huis clos dans la solitude de la lecture. Le vrai tribunal où sont déférés les critiques siège publiquement, en permanence et à toutes heures y compris les jours fériés. C’est sur la Toile et c’est impitoyable.

Pierre ASSOULINE

2 commentaires:

  1. Dans quelle mesure Pierre Loewel était-il monarchiste ? Peux-t-on avoir plus d'information ? Tout cela me parait bien étrange...

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  2. Je vous propose de poser la question à l'auteur de l'article, Pierre Assouline, via son site :
    http://passouline.blog.lemonde.fr/

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