jeudi 22 avril 2010

Céline. Médicaux et bohème...

Nous remercions Andréa Lombardi du site http://lf-celine.blogspot.com/ pour la communication de cet article consacré à Louis-Ferdinand Céline paru le 30 novembre 2009 dans Il Fondo Magazine et traduit de l'italien par Stefano Fiorucci et Jeannine Renaux.

« La nuit se couche sur les toits et les lampadaires, et sur les vitres embuées des bars », chantait Capossela dans son Modi, la chanson dédiée à Amedeo Modigliani et ses années folles à Montparnasse, le refuge des « peintres aveugles, musiciens sourds, joueurs malchanceux et écrivains manchots », pour citer Piero Ciampi, qui avait bien connu le Paris des maudits. C’est dans ces endroits là que, l'auteur-compositeur de Livourne, a rencontré un étrange personnage, au cours d'une de ses nombreuses beuveries ; un homme bourru, comme on pouvait en trouver tant dans les bistrots. C'est seulement plus tard, que Ciampi sut que cet homme était l'un des plus grands écrivains de France, peut-être le plus grand, il s’agissait de Louis-Ferdinand Céline.

Lorsque la rencontre entre l'auteur d’Adius et celui de Voyage au bout de la nuit, se produisit, c’était la deuxième moitié des années 50 du siècle passé. Alors que pour Ciampi, la vie entre les scènes baudelairiennes, ne représentaient qu'une digression, pour Céline, la vie de bohème parisienne n’était certainement pas une innovation. Dans la période comprise entre 26 et 30, en effet, l'existence de Céline avait déjà commencé à prendre les tournures typiques de l’écrivain maudit. A cette époque, le futur romancier était juste un médecin sans le sou, avec le vice de l’écriture, constamment entouré par des amis extravagants. Parmi eux, le plus caractéristique est sans doute le peintre Henri Mahé, une sorte de vagabond de la Seine, qui vivait pendant la nuit, sur une péniche ambulante. Mobil-home, qu’il déplaçait selon son humeur: « J'ai toujours fuit la bohème alcoolisée des artistes fossilisés » dira Mahé (...) « Je préfère faire un saut de carpe dans la Seine, c’est mieux pour mes goûts d’aristo-anarchique. » Certes, l'humeur intervenait mais les rafles de la police également, comptaient pour beaucoup, dans les déplacements de son embarcation. L'artiste avait en effet l'habitude d’offrir l'hospitalité à des prostituées, des artistes de moralité douteuse et criminels en tout genre. Dans ce contexte, Céline a appris la langue du milieu, jargon qui, transposé sur papier, a fait la fortune du chat errant de la littérature française, tel que l’a défini Marina Alberghini, dans son grandiose Louis-Ferdinand Céline – Gatto randagio, édité chez Mursia.

[Photo : Henri Mahé] L'argot, utilisé par le romancier dans ses œuvres, a conduit beaucoup de critiques à dire que Céline était pour l'écriture ce que le jazz était pour la musique. Et c'était précisément le jazz qui faisait danser les invités pendant les fêtes costumées données par Mahé sur son embarcation. De vraies bacchanales présidées par Céline, au son de « rigolades », expression difficilement traduisible, une sorte de rire irrévérencieux et insolent, semblable au « je m’en foutisme » de mémoire mussolinienne. Pendant les vacances il était facile d’y rencontrer des personnes telles que Drena, vedette de Marigny et ancienne maîtresse d'Al Capone, la charitable Germaine Costant, le clown Baby le Magnifique, mais aussi des personnages plus colorés tels que le prince Albert de Urach. Une tribu folle et joyeuse, qui recherchait dans l'ivresse de la bohème, le moyen d’étouffer les souvenirs atroces de la Première Guerre mondiale. C’est à cette époque que Céline a rencontré Joseph Garcin, un maquereau qui gravitait et trouvait de l’aide auprès des artistes et des écrivains. C’est à celui-ci que Céline annonça la réalisation achevée du Voyage: « J'ai écrit un roman, une certaine expérience personnelle, mise noir sur blanc, un peu de folie aussi, un énorme travail ... Sur toute la guerre, d'où tout naît ».

En 27, le romancier avait trouvé domicile au 38 de la rue Lepic, à Montmartre, le quartier qu’Utrillo représenta, à l'époque, entre un verre et l'autre, dans toute sa simplicité dévastatrice, C’est ici, dans une cuisine décorée à la bretonne, que Céline écrivit: « dans la rue Lepic on commence à rencontrer des gens qui viennent chercher de la gaieté au dessus de la ville. (...) Ils regardent vers le bas la nuit lorsque le vide est lourd (...) Nous étions arrivés à la fin du monde, cela devenait de plus en plus claire. On ne pouvait pas aller plus loin, car après cela il n'y avait plus que les morts ».

Bien sûr, Céline n'était pas démuni de l'esprit estudiantin qui planait à Montmartre mais cela ne l’a jamais empêché de manquer à son devoir de médecin, surtout vis-à-vis de ceux qui ne pouvaient vraiment pas se permettre de payer le médecin: des travailleurs épuisés par le travail et abruti par l'alcool, des femmes dont la féminité a été volée par l'usure de la vie quotidienne et un immense groupe de vagabonds que la phtisie avait mis sur les genoux. C’étaient ces clients là qui ne payaient pas Céline, amas de chair et d’os dont le sort était entre les mains de bourgeois sans scrupules, famille européenne de ce « fordisme » qu'il avait lui-même vu à l'œuvre, au cours de sa visite aux usines de voitures aux États-Unis. Pour freiner les effets dévastateurs de l'aliénation capitaliste, Céline avait écrit un traité sur la médecine sociale qu’il présenta en 28, à la Société des Nations, sans, bien sûr, obtenir de réponse. Anticipant la lutte contre les multinationales pharmaceutiques de plusieurs décennies: « cet abus extravagant – écrit Céline– qui règne actuellement dans les prescriptions (...) véritable empoissonnement en masse, lâchement admis sur nos classes sociales plus faibles physiquement et intellectuellement (...) Cette dépendance populaire, à la tolérance presque illimitée des prescriptions pharmaceutiques, fait beaucoup plus de victimes chaque année, que la cocaïne ou la morphine ». Sa colère anti-capitaliste, le conduisit à théoriser une médecine du prolétariat: « parce que nous savons parfaitement bien que le prolétariat, chômeurs ou non, est sans comparaison possibles, plus détruit par la maladie que les riches. »

En outre, Céline avait toujours un regard respectueux pour les classes inférieures, pour les déshérités, une inclinaison apparente depuis son époque de vie en Afrique, quand, Guevara – ante litteram, il monta, à ses frais, un hôpital de campagne pour les indigènes. Il faut dire, que ce penchant pour la défense des plus humbles, le porta à sympathiser avec le système soviétique: « l'hygiène de masse s'accorde uniquement avec une formule d'Etat socialiste ou communiste. » Une phrase qu’il a peut-être regretté d'avoir dit, vu que de retour de sa visite en U.R.S.S, en 36, Céline écrit Mea Culpa : un pamphlet d'accusation sur les limites du communisme et sur la fausse dichotomie entre le socialisme réel et le capitalisme occidental, deux systèmes ayant la même finalité: affamer et, donc, soumettre le peuple. Ceci le romancier le savait très bien comme l’avait d'ailleurs bien compris également Fabrizio De Andrè, qui dans la transposition musical de Il Dr Siegfried Iseman de Edgar Lee Masters écrivit: "Et alors je compris, je fus obligé de comprendre, qu’être médecin n'est qu'une profession, que la science ne peut pas l’offrir aux gens, si tu ne veux pas attraper la même maladie, si tu ne veux pas que le système te donne faim. »

Romano Guatta Caldini
da "Il Fondo Magazine"
http://www.mirorenzaglia.org/?p=10700

Traduction: Stefano Fiorucci et Jeannine Renaux

1 commentaire:

  1. Cet article a quelque chose de majeur.

    Dense en renseignement, poétique aussi, un délice, et une jouissance intellectuelle sur fond de quelque chose de vain... On se demande bien pourquoi on s'agite face à de telles mécaniques implacables... Où les pires escroqueries sont louées, ont bon dos, et qui trouvent écho même chez les victimes...

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