dimanche 29 septembre 2013

« Scruter / Observer. L’appréhension du réel chez CÉLINE et PROUST » par Serge KANONY

Céline par Gen Paul - Proust par Van Dongen
Appréhender c’est se saisir de quelque chose par l’esprit ou par les sens, mais c’est aussi craindre, redouter. Chez Céline la saisie du réel - qu’il englobe le monde extérieur ou les êtres humains - ne va pas sans quelque crainte ou appréhension :
« La nature est une chose effrayante… »
« C’est des hommes et d’eux seulement qu’il faut avoir peur, toujours. » (Voyage au bout de la nuit)
Car le héros célinien ne s’en tient pas au simple paraître : il creuse de l’oeil le réel, va au-delà des apparences, comme pour en découvrir la face cachée ; il passe de l’autre côté du décor. Le réel est appréhendé dans sa profondeur. Tant il est vrai que l’une des premières expériences du narrateur est inséparable de celle de la guerre : un univers chamboulé, creusé par les obus, les bombes, une terre retournée avec une ligne de bataille semée de marmites.
Aux premières lignes du Voyage le héros attablé en terrasse de la place Clichy en compagnie de son camarade Arthur Ganate se veut simple observateur du réel, séduit par le jeu des apparences ; il n’est pas entré dans la vie, mais s’en tient à la surface, lisse et miroitante, des choses. Le voici emporté par la guerre, passage pour lui de l’adolescence à l’âge adulte :
« Je n’avais que vingt ans d’âge à ce moment-là. »
L’emploi de l’imparfait souligne à la fois le passé et la nostalgie d’un temps où le réel n’était pris que pour ce qu’il apparaissait. Devenu soldat, le changement de perception s’opère ; c’est une révélation :
« Comment aurais-je pu me douter moi de cette horreur en quittant la place Clichy ? »
A partir de cette expérience traumatisante (au double sens : traumatisme à la tête et au bras/ traumatisme psychique), le narrateur observera moins le réel qu’il ne le scrutera.
En latin scruta/orum ce sont les friperies, les nippes, les vieilles hardes, à l’image de celles dont Céline fera sa vêture dans les dernières années de sa vie.
Le verbe scrutor/aris « s’est dit d’abord des chiffonniers qui fouillent dans les tas de hardes, soit des enquêteurs qui fouillent les esclaves ou les voleurs ».
«… non excutio te, si quid forte ferri habuisti, non scrutor » (je ne secoue pas tes vêtements pour m’assurer si tu avais quelque poignard, je ne te fouille pas), déclare Cicéron à l’adresse d’un accusé.
Céline à travers ses livres fouille notre monde, notre société ; il nous dé-couvre, en scrutator, les horreurs dont ils se composent, c'est-à-dire les ordures, matérielles ou morales (ordure venant du latin horror).

Dans Voyage au bout de la nuit Bardamu scrute les agissements de ceux qui ont échappé au front de guerre et qui spéculent, les profiteurs de l’arrière : madame Hérode, le couple de bijoutiers qui « s’endormaient chaque soir de la guerre au-dessus des millions de leur boutique, fortune française. »
Arrivé à New-York, pour échapper à un policeman, il quitte le trottoir et descend en sous-sol :
« Où qu’on se trouve, dès qu’on attire sur soi l’attention des autorités, le mieux est de disparaître…Au gouffre ! que je me dis. »
Et là, il découvre, encore en scrutator, la face cachée des Américains : au rigorisme anglo-saxon affiché en surface et signifié par le port d’un vêtement strictement boutonné (« cette parfaite contrainte ») succède le relâchement physique et moral ; alors une vérité qu’il ne soupçonnait pas en surface se révèle en ces profondeurs :
« Une société civilisée ça ne demande qu’à retourner à rien, déglinguer, redevenir sauvage… » (Les Beaux draps)
Installé médecin en banlieue, à l’image d’Asmodée, le diable boiteux qui soulève les toits des maisons pour révéler au héros du roman les moeurs de leurs habitants, Bardamu scrute les comportements de ses voisins. Après l’arrière de la guerre, celui des cours :
« … comme je demeurais au premier, j’avais de cet endroit un beau panorama d’arrière-cour. Les arrière-cours, c’est les oubliettes des maisons en séries. »
Dans Guignol’s band Ferdinand scrute les bas-fonds londoniens, un univers interlope fait de souteneurs et de prostituées.
Son statut de médecin, qu’il revendique avant même celui de romancier, l’autorise à voir l’arrière de la collaboration à Sigmaringen, qu’il nous relate dans D’un château l’autre.
« Je me suis trouvé porté à l’arrière des Allemands, pendant la guerre […] faut être médecin, alors vous pouvez voir des choses que les autres ne voient pas… » (Interview avec Stéphane Jourat, La Meuse, 5 juillet 1961)
Les plus fascinantes photos de Céline ne sont-elles pas celles des dernières années : tantôt vêtu de hardes, tantôt recouvert d’une sorte de houppelande, un cageot à la main ? Il évoque les scrutatores des Romains, qui « fouillent dans les tas de hardes ». Céline ou Le chiffonnier du réel !
Pour lui, depuis l’enfance, depuis l’expérience de la guerre 14/18, le monde a pris la forme d’un tas : au lieu du tas de dentelles à travers lesquelles sa mère fouillait pour les ravauder, il a, lui, hérité des tas des deux guerres à travers les ruines desquelles il traverse l’Allemagne en compagnie de Lucette et Bébert dans D’un château l’autre, Nord, Rigodon.
« Je me souviens au Passage, quand elle était plus jeune, de l’énorme tas de dentelles à réparer, le fabuleux monticule qui surplombait toujours sa table… Cela m’est toujours resté. J’ai comme elle toujours sur ma table énorme tas d’Horreur en souffrance… ». Tas d’horreurs, tas d’ordures !
A propos de scrutor (fouiller dans un tas de hardes : scruta : les friperies) l’auteur du Dictionnaire étymologique de la langue latine, le savantissime Antoine Meillet clôt son article par : « Pas de rapprochement sûr ; cf. peut-être scrautum, scrotum »
Bien sûr qu’un rapport existe entre scruta et scrotum, mais la décence empêche peut-être notre savant linguiste de le formuler ! Qu’est-ce, en effet, que le scrotum ? Selon Le Robert scrotum désigne
« l’enveloppe cutanée des testicules ». Or se peut-il trouver chose plus fripée que… la peau des couilles ? Des testicules au rectum la distance n’est pas bien grande ; et avec le rectum nous voici plongés dans une des multiples formes de l’imaginaire célinien où la merde, le cancer du rectum occupent une place de choix…
 
Proust, le plus souvent, à la différence de Céline, n’apparait pas en scrutator, mais en observator.
Le premier sens du verbe Observer est :
« se conformer à ce qui est prescrit (par une loi, règle) ».
Or, n’est-ce pas ce que font les personnages de A la recherche du temps perdu ? Il s’agit pour eux d’obéir au code, aux conventions que suit à la lettre une catégorie sociale, la noblesse ou la grande bourgeoisie. Ici le réel, loin d’être rejeté, est désiré, car désirable dans tout ce qu’il offre. Le personnage proustien est rarement dans le refus ou la révolte devant l’ordre social, mais dans son acceptation.
« Chez Proust, nulle indignation devant l’ordre social » (XX° Lagarde et Michard)
Nous sommes bien loin de la révolte exprimée par Bardamu dans Voyage ou par Ferdinand dans Mort à crédit ; une révolte que Céline revendiquera et dont il datera même la naissance :
« C’est la guerre qui m’a donné le sentiment de la révolte. »
Et la lettre du 22 septembre 1949 adressée à son copain Albert Paraz, il la conclue par ces mots :
« Sur ma tombe ma seule épitaphe
NON »
Car le héros célinien dit NON à la guerre, à l’exploitation de l’homme par le colon en Afrique ou par le machinisme en Amérique, non à la misère qui s’étale en banlieue; non encore à la famille dans Mort à crédit.
A Céline qui dit non s’oppose Proust qui dit oui au réel. Le voeu le plus cher de la plupart des personnages proustiens c’est d’être intégrés à une couche sociale, d’être adoptés par une coterie. Odette, la maîtresse de Swan, n’est pas reçue, malgré son désir, dans le salon de la duchesse de Guermantes : son statut d’ancienne cocotte est un obstacle, et elle s’en désole. Madame Verdurin, la bourgeoise bêtement snob, réalisera enfin son voeu secret le plus cher : faire partie de la classe supérieure à la sienne, en devenant par un troisième mariage princesse de Guermantes.
Le jeune Marcel, pour sa part, rêve de rencontrer l’écrivain Bergotte, son idole littéraire, de voir jouer l’actrice la Berma dans Phèdre ; devenu grand, et grâce à l’amitié qui le lie à Saint Loup, le neveu de la duchesse de Guermantes, il sera reçu dans le salon de cette dernière. C’est précisément cette soumission consentie aux codes qu’impose à ses membres la société que Bardamu dénonce chez Proust :
« Proust, mi-revenant lui-même, s’est perdu avec une extraordinaire ténacité dans l’infinie, la diluante futilité des rites et démarches qui s’entortillent autour des gens du monde […] »
Bardamu, Ferdinand, on le sait, ne désirent pas participer au jeu social, ne cherchent pas à s’intégrer à une classe. L’adhésion s’efface pour laisser place à la fuite forcée. Voyage au bout de la nuit, D’un château l’autre, Nord, Rigodon racontent l’histoire d’une fuite pour échapper à la guerre, à la folie meurtrière des hommes (« je serai parvenu tout de même à passer à travers la plus grande chasse à courre qu’on ait organisé en Histoire » avoue Céline en 1957). Quand le narrateur a par sa fuite sauvé sa peau, il doit alors se planquer, se faire oublier en vivant dans une semi-clandestinité et dans un environnement dégradé ou en cours de dégradation (la banlieue dans Voyage) ou enfin menaçant (les bombardements aériens dans Féerie ou la trilogie).
« A mesure qu’on reste dans un endroit, les choses et les gens se débraillent, pourrissent et se mettent à puer tout exprès pour vous. »
Pas question alors de parader dans des salons et de prendre part à des conversations mondaines marquées nécessairement du sceau de l’hypocrisie, de la vanité et du mensonge. Tel est le sens dans Voyage de l’épisode de la péniche à bord de laquelle Bardamu, Robinson et Madelon sont invités à monter.
Pour se mettre dans le ton des conversations de leurs hôtes, Robinson fait croire à son interlocuteur qu’il était en Afrique un « Ingénieur Agronome… [qui mettait] la population entière d’un village à la récolte… ». Il s’agit en l’occurrence, d’en mettre « Plein la vue au vieux monsieur… Des mensonges ! »
Bardamu, à son tour, se plie au jeu des convenances, et, pour ne pas être en reste, d’humble médecin en banlieue se change en « l’un des médecins les plus distingués de la région parisienne ! » ; et au patron de la péniche qui pratique la peinture et lui montre ses tableaux il adresse, tel Philinte à Oronte dans Le Misanthrope, « quelques compliments bien sentis et resplendissants ». Prenant peut-être conscience des rôles avilissants qu’ils sont en train de jouer, ils profitent de l’assoupissement général pour prendre la fuite.
Car le plus souvent, le héros célinien, loin de se soumettre aux codes sociaux, les refuse, anticipant ainsi le rejet dont il sera l’objet et qu’il assume :
« Plus on est haï, je trouve, plus on est tranquille… Ça simplifie beaucoup les choses, c’est plus la peine d’être poli, je ne tiens pas du tout à être aimé… » (Bagatelles pour un massacre)
A l’inverse, loin de fuir la réalité sociale, les personnages proustiens s’avancent au devant d’elle, ils se poussent du col dans le monde (promoveri : être poussé en avant) ; ils se veulent partie prenante du jeu social, aspirent à la pro-motion.
Même attitude à l’égard de la nature : le jeune Marcel se porte en avant de la haie d’aubépines et cherche à se joindre au plus près de leurs fleurs :
« Puis je revenais devant les aubépines […] le sentiment qu’elles éveillaient en moi restait obscur et vague, cherchant en vain à se dégager, à venir adhérer à leurs fleurs. »
On devine à travers ces lignes un désir de fusion, de totale adhésion au réel. Tout comme dans le passage où le narrateur tombe en extase devant des pommiers en fleurs :
« Mais dès que je fus arrivé à la route, ce fut un éblouissement. »
Le narrateur se promène parmi les arbres, modifie ses points de vue, multiplie les métaphores empruntées à l’art ou la religion, pour faire de ce spectacle un tableau vivant.
Mais si le réel chez Proust est ainsi magnifié c’est parce qu’il demeure inséparable du soleil qui l’éclaire : les hommes ou la nature sont perçus à travers les rayons lumineux du soleil.
Oriane de Guermantes est observée par le jeune Marcel « dans la sacristie qu’éclairait le soleil intermittent et chaud »
Saint Loup apparaît pour la première fois au narrateur « une après-midi de grande chaleur », il est « un jeune homme aux yeux pénétrants et dont la peau était aussi blonde et les cheveux aussi dorés que s’ils avaient absorbé tous les rayons du soleil. »
Quant à Albertine et ses amies qui viennent de la plage, elles apparaissent aux regards

« comme des statues exposées au soleil sur un rivage de la Grèce »
« Comme les impressionnistes, ses contemporains, Proust sait que le sujet n’est jamais insignifiant dès qu’il est ou qu’il devient lumineux. » (Paul Valéry)
Bien loin de cette représentation, de cette lumineuse atmosphère se situe Céline pour qui le soleil se présente comme un ennemi, avouant dans sa correspondance qu’il n’aime pas le soleil. Bardamu, pour échapper à la folie destructrice de la guerre voit dans la nuit un refuge (« On dénichait dans la nuit çà et là des quarts d’heure qui ressemblaient assez à l’adorable temps de paix »).
Est-ce à dire que Proust a ignoré les zones d’ombres ? Non. Il existe dans A la recherche du temps perdu des gouffres et des abîmes, mais pris dans un sens métaphorique ; ce sont les gouffres de l’âme humaine. Il y a dans son oeuvre des personnages vus non point, comme Saint Loup ou Albertine, en pleine lumière, mais sous une lumière noire.
Pour en rendre compte, le narrateur abandonne alors momentanément son rôle d’observator pour celui de scrutator. Tapi de nuit près de la fenêtre d’une chambre, il découvre Mlle Vinteuil et son amie se livrant à des ébats saphiques et à une profanation (cracher sur la photo du père défunt). Dans un autre passage il envisage de « descendre l’escalier de service jusqu’aux caves » pour scruter les ébats amoureux du baron Charlus et de Jupien ; dans Le temps retrouvé, encore, s’apercevant « qu’il y avait dans cette chambre un oeil-de-boeuf latéral dont on avait oublié de tirer le rideau » il surprend le baron Charlus en train de se faire fouetter.
Mais Proust, admirateur des Impressionnistes, fait le plus souvent le choix qui s’accorde le mieux à sa sensibilité : poser ses regards sur la surface miroitante des choses, les effleurer. Car, observer le réel-surtout quand il s’agit de la nature- procure souvent une véritable joie, celle de jouer avec lui en modifiant le point de vue en face du spectacle observé, comme s’il faisait glisser le curseur sur la ligne de l’espace ou du temps.
Un exemple ? L’épisode des clochers de Martinville où l’on voit le narrateur se déplacer dans une voiture, et, secoué par les cahots, observer que

« montaient vers le ciel les deux clochers de Martinville. Bientôt nous en vîmes trois : venant se placer en face d’eux par une volte hardie, un clocher retardataire, celui de Vieuxvicq, les avait rejoints.[…] mais la route changea de direction, ils virèrent dans la lumière comme trois pivots d’or et disparurent à mes yeux. Mais, un peu plus tard, comme nous étions déjà près de Combray, le soleil étant maintenant couché, je les aperçus une dernière fois de très loin. »
Il y a là comme un usage ludique de la réalité; l’observateur joue à cache-cache avec les éléments du paysage, comme un jeune joue aujourd’hui avec sa play mobile. Nous sommes véritablement dans l’illusion (illudere : jouer avec)
Céline, lui, ne joue pas avec la réalité, il en est le jouet ; ce qui est en jeu dans les Flandres, dans son errance à travers l’Allemagne c’est sa vie. Son oeuvre incarne un refus, celui se bercer d’illusions. Rien de tel que de scruter le réel pour en dépasser les apparences, découvrir la face cachée des choses, « pour entrer dans le fond de la vie », selon l’expression de Bardamu.
C’est ce que semble suggérer une scène empreinte d’ironie qui se situe en Afrique où Bardamu est reçu par le directeur de la compagnie Pordurière, pour recevoir des instructions avant de rejoindre le comptoir dont il a la charge
« De sa maison nous dominions le port fluvial qui miroitait en bas » précise- t-il. De cette position élevée, les files de noirs qui déchargent les paquets des bateaux apparaissent tout petits « à travers une buée écarlate ». Nous sommes là en pleine illusion, trompés par les apparences. Ce réel en technicolor est alors pris en charge par les propos cyniques du directeur qui le transforme en une scène idyllique :
« -N’est-ce pas qu’on se dirait toujours un dimanche ici ?... reprit en plaisantant le Directeur. C’est gai ! C’est clair ! » Et d’ajouter, quelques lignes plus loin : « Là où vous allez pour la compagnie, c’est la pleine forêt ». Ainsi le chatoiement des apparences renvoie aux mensonges de l’exploitation colonialiste dont la vérité ne se découvre que dans l’obscurité de la forêt africaine !
A trop scruter le réel dans sa profondeur pour en découvrir les mensonges et les horreurs, on en vient vite au rejet qui prend la forme de la nausée poussant Bardamu dans le Voyage et Ferdinand dans Mort à crédit à vomir ; le premier pour signifier son dégoût de la guerre, l’autre celui de sa famille…
Rien de pareil chez Proust pour qui le réel, métamorphosé par le regard du narrateur, poétisé par tout un jeu de métaphores, se transforme en une oeuvre d’art. Un va-et-vient se crée qui va du réel à l’oeuvre d’art sans que l’on sache parfois lequel emprunte à l’autre dans la conscience du narrateur : est-ce Odette qui ressemble à la Zéphora de Botticelli ou le contraire ?
Marcel dans La recherche, Bardamu, Ferdinand, dans le Voyage, Mort à crédit, Féerie ou la trilogie allemande n’entretiennent pas le même rapport avec la réalité qui s’offre à leurs regards.
Proust pose un regard plus distancié sur le réel, à la façon d’un entomologiste qui observerait, mais avec ironie, le ballet des personnages qu’il côtoie. Même les événements tragiques ne sont observés qu’à travers le prisme de ses préoccupations mondaines ; d’où ils n’échappent pas à une certaine superficialité. Exempté du service militaire, ne se sentant donc pas directement impliqué, il observe la guerre de 14/18 d’un point de vue mondain et sociologique.
« […] la guerre est avant tout à ses yeux un phénomène parmi d’autres, responsable de divers bouleversements à l’intérieur de la société qu’il observe […] un certain relâchement des moeurs ainsi que l’apparition de nouvelles toilettes. Cet intérêt pour la mode et sa propension pour les expressions « chers combattants » ou « beau militaire » (pp.302-03) trahissent un détachement et un aveuglement certains devant les réalités de la guerre… » (Pascal A.Ifri, Céline et Proust Correspondances proustiennes dans l’oeuvre de L.F. Céline, Birmingham, Summa publications, 1996)
Mais Bardamu et Ferdinand se trouvent, eux, toujours impliqués –au sens étymologique de entortillés, enveloppés – par et dans les événements, surtout ceux de la guerre dans laquelle ils sont embarqués. A la façon des reporters qui
« couvrent » une guerre, Ferdinand, à la fois observateur et acteur, en première ligne, reçoit au cours d’un bombardement une brique qui l’ « a attrapé entre tête et cou » (Rigodon). De ce fait, le regard célinien va plus profond que le regard proustien :
« La peinture de la guerre chez Proust est donc à l’opposé de celle qui apparaît dans le Voyage, dont le lecteur est entraîné, à la suite de Bardamu, au coeur des atrocités et de la folie des champs de bataille… » (P.A. Ifri)
Même lorsque la guerre est perçue par les narrateurs d’un point de vue esthétique (le ballet des avions ennemis au-dessus d’un Paris nocturne dans Le temps retrouvé et le bombardement de la butte Montmartre dans Féerie II), nous remarquons des différences dans les attitudes. Marcel jouit en simple spectateur de ce tournoiement dont il se fait expliquer le sens par son ami Saint-Loup : « car ce qui te semble un spectacle est le ralliement des escadrilles… ».
Quant à Ferdinand qui affirme « je suis le simple témoin visuel… », qui interpelle le lecteur d’un « vous êtes au spectacle vous dans votre fauteuil ! », il est à la fois sur la scène et dans une loge, spectateur et acteur, risquant à tout moment de sentir son immeuble s’écrouler ; sa situation nous renvoie à celle de Pline l’Ancien auquel Féerie II est dédicacé.
Mais les deux auteurs, aussi différents soient-ils dans leur approche de la réalité, font de cette dernière le fonds à partir duquel ils élaborent leur oeuvre.
Le verbe latin Ob-servare avec son préfixe ob et son verbe Servare signifiant préserver, assurer la conservation (servus : gardien) convient, si l’on met l’accent sur servare, tant à Proust qu’à Céline. Tous deux, en effet, tendent au même but : conserver par la mémoire la réalité vécue.
Chez Proust il existe comme une stratigraphie du passé ; les diverses couches de la réalité vécue s’entassent au hasard des expériences du narrateur et parfois remontent à la surface pour être revécues par un Moi conscient qui en éprouve une joie indicible : celle de transcender le Temps, comme en témoignent l’épisode de la madeleine et celui du pied heurtant un pavé dans la cour de l’hôtel de Guermantes.
Céline dont la mémoire était prodigieuse (celle d’un buveur d’eau, se plaisait-il à dire) se veut, lui aussi, conservateur d’une réalité dont il ne nous passera aucune des horreurs et ignominies, toutes celles dont il se déclare le chroniqueur, le mémorialiste :

« ah les souvenirs me brinqueballent…vous verrez…je les rattraperai tous !... je m’envolerai !... je vous priverai de rien !... loques de 14 !... de 18 !...35 !...44 !...ah, je compte !... recompte…je retrouve tout !... » (Féerie pour une autre fois II) 
Tout ce réel vécu, tombé en vrac dans les gouffres du Passé, il s’agit de le conserver par la mémoire pour en faire une oeuvre d’art :
« Tes débauches sans soif et tes amours sans âme,
Ton goût de l’infini
Qui partout dans le mal lui-même se proclame,
Tes bombes, tes poignards, tes victoires, tes fêtes,
Tes faubourgs mélancoliques,
Tes hôtels garnis, […]
Car j’ai de chaque chose extrait la quintessence,
Tu m’as donné ta boue et j’en ai fait de l’or.
» (Baudelaire)

Par la qualité du regard posé, par le travail du style, le réel transposé se change en réel transmuté ; et Céline autant que Proust acquiescent ainsi à la déclaration du poète. Splendeurs ou Horreurs se retrouveront transfigurées par l’écriture, donc affectées d’une même valeur, d’une beauté égale.
N’est-il pas amusant de voir ces deux auteurs, souvent différents dans leur appréhension du réel, être rapprochés l’un de l’autre par la critique contemporaine ? Ne sont-ils pas, en effet, associés comme étant les deux plus grands romanciers du XXè siècle ?
Céline ne s’est-il pas posé comme le grand rival de Proust, reprenant certaines scènes traitées par ce dernier : la mort de la grand-mère (Mort à crédit), l’atelier du peintre Jules (Féerie II) en écho à l’atelier d’Elstir (A l’ombre des jeunes filles en fleurs) ? Et les jugements presque toujours acerbes et réducteurs tenus par Céline à propos de l’oeuvre de Proust ne laissent-ils pas entendre que Céline au fond de lui-même voyait en Proust un rival de génie qu’il fallait s’efforcer d’égaler, voire de dépasser ? Ah, que ne donnerions-nous pas pour savoir quel jugement aurait porté Proust sur l’oeuvre de Céline, si le Temps le lui avait permis !

Serge KANONY 

Nous remercions chaleureusement l'auteur d'avoir bien voulu nous autoriser à reproduire ce texte paru initialement dans la revue trimestrielle Spécial Céline n°9, mai-juin-juillet 2013.

 Du même auteur :


Serge KANONY, Céline ? C'est Ça !..., Le Petit Célinien Éd., 2012.
Préface d'Éric Mazet.
216 pages, format 14x21. Tirage limité

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2 commentaires:

  1. C'est là qu'on voit ceux qui ont lu Homère et Virgile dans le texte et les autres, les lecteurs de canards.

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  2. Formidable Kanony !
    J’en redemande !

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