De l'aveu au témoignage :
le discours psychiatrique dans Voyage au bout de la nuit
par Carine TRÉVISAN
Dans Moravagine, publié en 1926, Cendrars se livrait à une dénonciation particulièrement virulente de la médecine mentale. Le roman s'ouvre sur l'énigme du cas Moravagine, énigme qui suscite une
enquête, inaboutie, du narrateur-personnage : le « dossier secret » du malade Moravagine n'est pas retrouvé. Les dernières pages du texte viennent comme combler ce blanc initial : le roman se conclut sur la « copie fidèle » du long rapport d'autopsie des psychiatres qui ont soigné Moravagine, évacué du front pour troubles psychiques. Qualifié ironiquement par le narrateur d'« étonnante oraison funèbre » (1), ce rapport se présente comme un travail exemplaire de recherche scientifique de la vérité sur le cas Moravagine. Paradoxalement, il n'en lève aucune des énigmes. La fin du récit renoue ainsi avec le début dans un même discrédit jeté sur le discours et la pratique psychiatriques.
On peut replacer Voyage au bout de la nuit, et le travail de montage du discours savant auquel se livre le narrateur, dans cette perspective de remise en question du discours psychiatrique comme mode d'accès à la vérité, montage particulièrement complexe dans le cas de Céline. Alors que dans Moravagine, le discours médical/psychiatrique est désigné comme un discours autre et tenu à distance par son insertion à la fin du texte sous la forme d'un discours rapporté, en italique, dans Voyage, le discours psychiatrique apparaît à la fois dans les formes, linguistiquement repérables, de l'hétérogénéité montrée et dans celles, qui débordent la description linguistique, de l'hétérogénéité constitutive, pour reprendre les catégories mises en place par Jacqueline Authier (2). Du côté de l'hétérogénéité montrée, on trouve les discours du Professeur Bestombes (3), médecin-chef d'un bastion de Bicêtre qui reçoit les évacués du front, nommé 4 galons et surnommé le Maître, et celui du Docteur Baryton, directeur de l'asile de Vigny-sur-Seine (4), tous deux insérés sous la forme de discours rapportés. Mais ces discours, clairement désignés comme discours de l'autre, doivent être appréhendés sur fond de l'hétérogénéité constitutive du discours célinien. La délimitation du discours médical/psychiatrique dans Voyage est en effet rendue d'autant plus ardue qu'on a affaire ici à un auteur médecin — et médecin auteur d'ouvrages scientifiques : en 1932, date de parution du Voyage, Céline a déjà fait paraître sa thèse sur l'hygiéniste viennois Semmelweis et plusieurs écrits de médecine sociale (5) — , qui met en scène les propos d'un narrateur médecin, lequel rapporte les discours de personnages médecins psychiat resq,u i citent à leur tour des psychiatres. Notons enfin que si Céline est médecin généraliste, il consacre une partie de sa thèse à décrire la « folie » de Semmelweis et s'intéresse de près à l'« énorme école freudienne » (6).
Nous examinerons ici plus particulièrement le montage du discours du Professeur Bestombes, exemplaire à la fois des effets de l'hétérogénéité, constitutive ou montrée, et des enjeux, pour la parole romanesque, de la critique du discours savant : comment le dispositif de parole mis en place
par la psychiatrie « de guerre » est-il, dans Voyage, discrédité au profit d'un autre rapport à l'écoute et à la prise en charge du discours d'autrui ?
LES « RITUELS » DE L'AVEU (7)
Le discours du professeur Bestombes est provoqué par un « aveu » du narrateur-personnage, une confidence, un « accès franchise » : Bardamu avoue son absence de volupté à l'idée de combattre et de tuer. Notons que cet aveu a été longuement retenu : une première tentative de se confier a lieu sur le champ de bataille. Pris de panique, le personnage, qui veut «arrêter la guerre», s'approche de son colonel : « J'allais lui parler. Jamais je ne l'avais fait. C'était le moment d'oser » (s). Suit l'une des scènes de guerre les plus violentes de Voyage, qui rend cette confidence littéralement inaudible : le colonel est, dans un bruit « comme on ne croirait jamais qu'il en existe », soufflé par une explosion, projeté dans les bras d'un soldat décapité.
Dans le service de Bestombes, l'« accès de franchise » de Bardamu, apparemment enfin entendu, suscite un long discours enthousiaste du professeur, qui tourne précisément autour de l'aveu. Cette « confidence » est référée à une conduite répertoriée dans les écrits des aliénistes sous la dénomination « crises dites d' "aveux" » ou encore « diarrhée cogitive de libération ». Bestombes accrédite son savoir en insérant dans son discours des citations d'autorités médicales : Vaudesquin, médecin des armées de l'Empire, Margeton (tous deux inventés par Céline), et Dupré (personnage reél (9)). L'enthousiasme du psychiatre s'explique de lui-même : l'aveu est l'« indice très encourageant d'une amélioration » de l'état ment alc ar non seulement la crise d'aveux précède, dans la chronologie de la guérison, « la débâcle massive des ideations anxieuses et la libération du champ de la conscience », mais encore l'aveu est, en soi, libérateur : il s'accompagne d'une «sensation d'euphorie très active, d'une reprise marquée de l'activité de relations» et même d'une «suractivité très marquée des fonctions génitales ».
Ainsi peut s'expliquer que la pratique psychiatrique telle qu'elle est représentée dans Voyage consiste essentiellement à « traquer des aveux » : « Nous étions hébergés nous les blessés troubles, dans un lycée d'Issy-les-Moulineaux, organisé bien exprès pour recevoir et traquer doucement ou fortement aux aveux [...] ces soldats dans mon genre dont l'idéal patriotique était simplement compromis ou tout à fait malade » (10). De fait, le dispositif médical paraît particulièrement efficace : les médecins interro gen«t avec bienveillance » si bien que les malades se laissent « choir d'un coup tout en bas » et vont « tout avouer de leur affaire au médecin-chef » (11). L'insistance sur le terme, ou sur des termes appartenant à la même configuration sémantique — la concierge de l'hôpital recueille des « confidences » (12)... — , surtout, les contextes dans lesquels il est apparu avant le discours de Bestombes soulignent l'ambivalence du discours psychiatrique.
L'aveu est un terme qui a une longue histoire, répertorié en effet dans les manuels de psychiatrie, où il est rapproché de la confession religieuse et de l'aveu en justice. L'aveu, qui a le même effet cathartique que la confession— « la confession religieuse, bien que l'aveu y revête un caractère particulier, doit être citée, en illustration de cette vertu libératrice de l'aveu » (13) — , a surtout une valeur juridique : « c'est surtout dans le contexte de la médecine légale que l'on a l'habitude de s'intéresser à l'aveu ». Dans tous les cas, l'aveu présuppose que la chose avouée est répréhensible, même si, dans la névrose, la « chose cachée n'est généralement fautive que dans l'esprit du malade » (14). Nous pourrions reprendre ici les analyses de Foucault dans le premier tome de l'Histoire de la sexualité : le dispositif psychiatrique est un dispositif de pouvoir qui, comme d'autres formes de pouvoir (politique, judiciaire), questionne, surveille, épie, afin de « faire parler », d'obtenir des aveux. « On ne nous traitait pas absolument mal, affirme ainsi le narrateur de Voyage, mais on se sentait tout le temps, tout de même, guetté par un personnel d'infirmiers silencieux et dotés d'énormes oreilles » (15). L'issue de l'aveu est une « disparition » de qui a avoué : il conduit à l'asile, au retour sur le front ou au « poteau », autrement dit à une mort sociale, une mort probable, ou une mort effective. La concierge de l'hôpital a ainsi « fait fusiller, à coups de confidences », un brigadier, un réserviste, un hystérique. Le narrateur dénonce ici la complicité entre la pratique thérapeutique et la pratique judiciaire, et la violence égale dans les deux institutions.
SIMULATION/MENSONGE
Le choix du terme « aveu », l'insistance des médecins à obtenir des « aveux », à provoquer des « confidences » ne s'expliquent pas uniquement par ce que Foucault appelle la volonté de « mise en discours » de l'intime (\à). Les médecins que décrit le narrateur sont dans une situation particulière, à savoir affrontés à des soldats en temps de guerre, pour lesquels il y a un intérêt évident à être malades : éviter la mort quasi certaine sur le champ de bataille.
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Carine TRÉVISAN
Littérature, n°104, 1996. pp. 57-73.
Notes
1- Blaise Cendrars, Moravagine, Grasset, Les cahiers rouges, 1994, p.202.
2- Jacqueline Authier-Revuz, « Hétérogénéité montrée et hétérogénéité constitutive : éléments pour une approche de l'autre dans le discours », DRALV, n°26, 1982. L' « hétérogénéité montrée » recouvre les formes linguistiquement appréhendables (le discours rapporté, la connotation autonymique, le discours indirect libre, etc.) « qui inscrivent dans la linéarité de l'autre ». Mais auprès de ces formes qui, sur le mode d'une distance repérable, désignent l'autre, il y a un caractère permanent de la présence de l'autre dans le discours, que J. Authier nomme « hétérogénéité constitutive », et qu'elle appréhende en s'appuyant sur deux approches non linguistiques de la parole : le dialogisme du cercle de Bakhtine et la psychanalyse : « Tout discours s'avère constitutivement traversé par "les autres discours" et "le discours de l'Autre" », p. 141.
3- Voyage au bout de la nuit, Romans I, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1981, p. 92-94.
4- p. 423-426
5- Rassemblés et présentés par Henri Godard et Jean-Pierre Dauphin, Cahiers Céline 3, Semmelweis et autres écrits médicaux, NRF, Gallimard, 1977.
6- Lettre à Albert Thibaudet, reproduite dans Voyage au bout de la nuit, Romans I, op. cit. , p. 1 109. Henri Godard a relevé les points de convergence entre le discours romanesque de Voyage et l'hypothèse freudienne de la pulsion de mort, qu'il commente dans la notice consacrée à Voyage, op. cit. , p. 1 140. Marie-Christine Bellosta, elle, montre que Céline représente la maladie de Bardamu « selon la description fournie dans Au-delà du principe du plaisir et dans Zur Psychoanalyse der Kriegsneurosen », Céline ou l'art de la contradiction, P.U.F., Littératures modernes, 1990.
7 Voir Michel Foucault, Histoire de la sexualité, 1. La volonté de savoir, N.R.F., Gallimard, Bibliothèque des
histoires, 1980, p. 78.
8 p. 65.
9 Ernest Dupré (1862-1921). En 1919, il reprend l'essentiel de ses conceptions dans sa leçon inaugurale à la chaire de professeur de Sainte-Anne, Les Déséquilibres constitutionnels du système nerveux, J.B. Baillière et fils, 1919.
10 P. 61.
11 P. 63.
12 P. 62.
13 Entrée « Aveux » du Manuel alphabétique de psychiatrie clinique et thérapeutique, Antoine Porot, lère édition, 1952. Édition revue par Maurice Porot, Jean Sutter, Yves Pélicier, P.U.F., 1984.
14- Id.
15- P. 61-62.
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