mercredi 9 mai 2012

« Peut-on ne pas aimer Céline ? » par Avi Barack - La cause littéraire - 8 mai 2012

La chose est des plus étranges. A force de se poser l’éternelle question du statut, voire de la légitimité – comment peut-on ? - de Louis-Ferdinand Céline dans le paysage littéraire (et autre) français, on a fini par rendre Céline obligatoirement aimable, génial, « incontournable » comme on dit chez les cuistres. Ce qui est aussi déplorable, au fond, que de le figer en « écrivain maudit ».
On peut oser sans problème ne pas aimer Proust, Gide, voire l’intouchable Camus. Personne ne vous conteste ce droit. Vous pouvez même les détester, il s’agit de goûts littéraires. Mais Céline, on ne peut pas. On ne peut plus. A la déclaration simple : « je n’aime pas Céline » est systématiquement accolée une suite tacite mais Ô combien assourdissante, « parce qu’il est antisémite ». Je n’aime pas Céline parce-qu’il-est-antisémite : c’est ce qu’on appelle en linguistique (Antoine Culioli) un « énoncé indissociable ». Avec Roland Barthes on parlerait d’holophrase. La première proposition (pourtant principale) « je n’aime pas Céline », comme elle est a priori considérée par votre interlocuteur comme subordonnée à la seconde (même non dite) « parce qu’il est antisémite », en devient du coup impossible. « Je n’aime pas Céline » est impossible (à dire, à écrire, à penser) puisque c’est une phrase tronquée, la seule phrase possible étant « je n’aime pas Céline parce qu’il est antisémite ».
Cette situation énonciative est extraordinaire et ne fonctionne – que je sache – que pour Céline parmi les écrivains à aura sulfureuse. On peut dire « je n’aime pas Aragon ». Cela se comprend, on n’entend pas forcément, en sens tacite ou subliminal, « parce qu’il est stalinien ». Plus troublant, on peut dire « je n’aime pas Drieu et Brasillach ». On vous suppose a priori un rejet littéraire, lié éventuellement au style rigide de l’un, ampoulé de l’autre (ou quelqu’autre raison) mais pas « parce qu’ils sont antisémites ». Dans ce cas, la phrase fait sens, elle est possible. On peut donc ne pas aimer Drieu ou Brasillach. Mais pas Céline.
On devine bien que le glissement n’est en rien linguistique. Louis-Ferdinand Céline est le syntagme d’une passion française jamais expurgée : l’Occupation, la Collaboration. Il en fallait un. C’est lui. On peut aisément deviner pourquoi. D’abord c’est, assurément, le plus grand – et de loin – des écrivains « collabos ». Et puis les deux (grands) autres sont morts en 1945. Lui a continué à vivre, à écrire, à parler, à susciter encore et encore mille polémiques.
A force de ressasser « le débat » de la légitimité de ses écrits – comme symptôme du mal forclos depuis 45 – on a fini par faire de Céline l’écrivain obligé, génial, in-critiquable. A force de se demander s’il faut le lire, voire le publier, il est partout (sans jeu de mots douteux), à foison. Même ses pamphlets prétendument « interdits » sont accessibles par un clic de souris.
Il y a peu (disons une vingtaine d’années), la situation était exactement inverse. Il fallait un certain courage pour dire « j’aime Céline » (« Ah bon ! Et pourtant, avec toutes ces horreurs qu’il a écrites !... »). Il fallait se préparer un argumentaire littéraire solide et même dans ce cas … Aujourd’hui, c’est pour dire « je n’aime pas Céline » qu’il faut un vrai courage ! (« Ah ! Vous en êtes encore là !!... Pffff ! »). Et là, plus besoin d’argumentaire bien préparé : quoi que vous disiez – vos arguments fussent-ils les plus brillants du monde – ne perdez pas votre temps ! Si vous n’aimez pas Céline c’est forcément parce qu’il est …
Inutile de vous dire que l’entreprise d’énoncer « je n’aime pas Céline » devient carrément indécente si – par le hasard des naissances et des filiations – vous vous appelez Barack (Avi qui plus est) … Ça fait souci : une partie de la population française, et au-delà, est exclue sans espoir de retour (Kherem et Chamata) du droit de dire une phrase, éventuellement (peut-être ?...) d’exprimer une opinion littéraire (littéraire mon œil … vous savez bien que c’est parce que …). Peut-on un instant imaginer un « Barack » … qui n’aime pas Céline parce qu’il déteste les logorrhées diariques, les successions incessantes de points d’exclamation, les imprécations en enfilades interminables, les pantalonnades épistolaires pitoyables, la « jactance pantinoise » systématique, le cynisme érigé en univers etc. ? Que non ! On sait bien, au fond du fond, pourquoi « en réalité », il n’aime pas Céline ! Et ses raisons ne peuvent pas être littéraires !
C’est là, sûrement, le nœud de l’affaire. Rien, de tout ce qui se dit sur Céline, ne peut être vraiment littéraire. Je veux dire exclusivement littéraire, pas entaché de considérations autres, d’arrière-pensées plus ou moins décelables.
Tenez. Si je vous dis, là, maintenant, je n’aime pas Céline. Ben voyons ! On s’en doutait ! Comment peut-il aimer Céline puisque Céline est …
Si je vous dis là, maintenant, j’aime Céline. Ben voyons ! Pour qui il nous prend ? S’il aimait Céline, déjà, il n’écrirait pas cet article. Et puis comment peut-il aimer Céline puisque Céline est …
Alors je ne vous dis rien d’autre que ce que j’ai dit. Tout énoncé sur Céline est frappé d’une interdiction énonciative. Je me tais.
Enfin presque.

Avi BARACK
La cause littéraire, 8 mai 2012.

Professeur de philosophie à Rome (Italie) 
Travaille à un essai sur les grandes possessions démoniaques (Loudun, Morzine) 
Psychanalyste en formation didactique

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