lundi 30 avril 2012

Nord de L.-F. Céline : une réécriture des chroniques médiévales par Bernabé Wesley

Bataille de Crécy (1346)
Mémoire présenté à la Faculté des Arts et des Sciences de Montréal en vue de l’obtention du grade de M.A en Littératures de Langue Française en août 2010. Bernabé Wesley prépare aujourd'hui une thèse "L'altérité formelle du paradigme du passé dans l'oeuvre de Louis Ferdinand Céline".

Résumé
À partir du projet d’écriture d’une chronique que Céline met en avant lorsqu’il parle de son oeuvre dans l’après-guerre, ce mémoire examine l’hypothèse selon laquelle le genre des chroniques médiévales fait, dans Nord, l’objet d’une réécriture permanente et déterminante pour la version de la Seconde Guerre mondiale de Céline. La notion d’horizon d’attente de Jauss permet d’abord de démontrer comment Nord reconstruit le discours testimonial et l’éthos de la vérité qui fondent la légitimité de chroniqueurs comme Villehardouin ou Clari afin d’accréditer une version illégitime des événements de 39-45. Au récit magnifié de la « Libération », Céline oppose en effet une chronique de l’épuration et un témoignage sur la vie quotidienne dans l’Allemagne de 1944. Idéologiquement nationalistes, les chroniques médiévales forment une lignée de la francité à partir de laquelle Céline crée une fiction politique passéiste qui projette sur les événements de 39-45 la géopolitique d’une Europe médiévale afin de cautionner les partis pris d’extrême droite de l’auteur. Par ailleurs, Nord accentue la propension autobiographique de certaines chroniques et la confond avec une lignée de mémorialistes disgraciés. Ceux-ci lui fournissent le plaidoyer pro domo qui orchestre toute la rhétorique d’autojustification de l’écrivain dans l’après-guerre : s’autoproclamer victime de l’histoire afin de justifier a posteriori les pamphlets antisémites et ainsi s’exonérer de tout aveu de culpabilité. Enfin, Céline qualifie Nord de « roman » par référence à la part d’affabulation des chroniqueurs. Pour représenter l’histoire en une Apocalypse advenue sans justice divine et sans héros, Nord procède en effet à une réactivation des genres fictionnels comme la légende, l’épique et le chevaleresque qui s’entremêlaient à l’histoire dans les Chroniques de Froissart. Cette réécriture entre fabula et historia est donc d’abord une création de romancier qui, dans le contexte de crise de la fiction de l’après-guerre, procède à un épuisement du roman par l’histoire.


Introduction
À l’occasion de la parution de Nord, Céline met en avant un tournant majeur de son activité littéraire : « J’ai cessé d’être écrivain pour devenir un chroniqueur (1)», déclare-t-il en 1959. Or nous savons que Céline, en exil à Baden-Baden en 1944 (2), se fit envoyer un exemplaire des Chroniqueurs et Historiens du Moyen Âge (3), anthologie de la Pléiade établie par Albert Pauphilet. Deux ans plus tard, il précise dans une de ses Lettres de Prison avoir trois livres dans sa cellule, dont une anthologie qui ne peut être que celle des chroniqueurs (4). De Baden-Baden au Danemark en passant par Sigmaringen, Céline aura traversé toute la fin de la Seconde Guerre mondiale avec cette anthologie d’historiographes médiévaux en main. Ce recours à la lignée littéraire des chroniqueurs doit d’autant plus être pris au sérieux qu’il est annoncé dès Féerie II, toujours à l’appui d’une prétention à la véracité : « le chroniqueur consciencieux se reprend !... errare… humanum !... chroniqueur à une bourde près (5) ! » Et moins de dix pages plus loin : « voyez, je suis précis… je vous agace par les menus détails ? ah, tant pis ! tant pis !... je fais pas l’artiste, l’à-peu-près-iste ! “j’étais là, telle chose m’advint” voilà ma loi ! » (FII, 103). Dans le dernier opus de la trilogie allemande, il réitère encore la même préférence générique : « je pourrais inventer, transposer… ce qu’ils ont fait, tous… cela passait en vieux français… Joinville, Villehardouin l’avaient belle, ils se sont pas fait faute (6) ». L’ambition d’écrire une chronique à la façon des médiévaux est une constante de la trilogie allemande. Après la Seconde Guerre mondiale et jusqu’à sa mort, Céline n’écrira d’ailleurs plus que des chroniques.
On peut certes faire une étude de la réécriture des chroniques médiévales dans Féerie I et II ainsi que dans toute la trilogie allemande, mais c’est dans Nord que le projet de Céline trouve son point d’achèvement. Dès l’ouverture du livre, un dialogue avec le lecteur affirme une parenté générique avec la chronique, qui occupe alors une place inaugurale : « Vous vous dites en somme chroniqueur ?/-Ni plus ni moins ! » (N, 304) L’affirmation initiale est accompagnée dans le livre de nombreuses références aux chroniqueurs médiévaux qui qualifient « de l’intérieur » le texte comme une chronique. C’est donc à partir du pénultième livre de l’écrivain que nous entreprendrons notre étude.
S’interroger sur la réécriture des chroniques dans Nord suppose d’abord de définir quelle empreinte le livre de Céline garde de ce genre. Le concours de travaux de Jauss permet de se demander comment ce texte reproduit un ensemble d’attentes et de règles qui instaure chez le lecteur un horizon d’attente propre à la chronique, notamment lié au discours testimonial et à l’éthos de la vérité qui distinguent la chronique d’autres genres historiographiques comme l’histoire, l’abrégé, les annales mais également de genres voisins comme les mémoires et l’autobiographie. En le distinguant de l’horizon d’attente propre à la chronique, on peut alors identifier le processus de création qui module, corrige et modifie les marques de ce genre dans Nord.
C’est que Céline reconfigure ce genre en fonction de sa situation historique et de la version de la Seconde Guerre mondiale qu’il veut écrire. Dans le contexte historique de l’après-guerre, l’illégitimité de l’auteur par rapport à la version officielle de la Seconde Guerre mondiale impose une stratégie particulière à sa réécriture de la chronique. Celle-ci est d’abord la contestation d’une histoire à la gloire de la Résistance qui narre les événements de la fin de la Seconde Guerre mondiale du côté de l’Allemagne et de ceux qui ont perdu la guerre. Elle suppose un récit de l’histoire mais également une réinterprétation idéologique des événements de 39-45 à la lumière de l’idéologie et de l’imaginaire géopolitique médiévaux que véhiculent les chroniques. Enfin, ces dernières sont pour Céline une manière de se réinscrire dans une lignée politico-éthique de la francité afin de retrouver une légitimité et de s’autoproclamer victime de l’histoire. Étudier cette stratégie, c’est interroger l’éthos du chroniqueur et la place qu’il occupe dans la permanente rhétorique d’autojustification de l’auteur dans l’après-guerre.
Toutefois, Nord reste, comme l’indique son sous-titre, un roman. Que l’écrivain se déclare « chroniqueur » au sein même d’un récit qui présente des épisodes et des personnages fictifs et dont l’exagération semble aller de soi, cela a souvent fait hésiter la critique à accorder une crédibilité à la chronique de Céline. Or c’est par référence à la part d’affabulation des chroniques médiévales que l’auteur appelle son livre un « roman ». L’écriture de l’histoire entre historia et fabula, les innombrables modes d’interruption du récit ou le mélange des registres et des genres sont autant de caractéristiques des chroniques médiévales que Céline se réapproprie en envisageant la chronique comme un épuisement du roman qui répondrait à la fois aux enjeux propres à sa poétique romanesque et au contexte de crise de la fiction d’après-guerre.
Enfin, la réécriture des chroniques médiévales dans Nord pose la question de la représentation d’une histoire à dimension apocalyptique. Dans Nord, l’Allemagne de 1944 est le poste d’observation d’une catastrophe généralisée qui laisse penser que cette chronique opère une représentation de la Seconde Guerre mondiale en Apocalypse advenue. Ce récit à vocation eschatologique est inédit dans les chroniques médiévales. Il emprunte pourtant à l’historiographie médiévale le système de références et de valeurs traditionnelles à partir duquel elle interprète l’histoire pour métaphoriser la débâcle de 39-45 en fin d’une civilisation et d’une culture. Ce qui suppose, en outre, de se demander en quoi la résurgence de ces visions de l’histoire propres au Moyen Âge est liée chez Céline à l’écriture d’une version profane des Écritures. On pourra alors envisager comment, par rapport à la rupture historique de la Seconde Guerre mondiale, cette réécriture de la chronique médiévale est une tentative de retrouver une forme de continuité historique par la littérature, ne serait-ce qu’en reprenant des lignées littéraires oubliées comme celle des chroniqueurs médiévaux.

1. La vocation historique d’un genre
1.1 Chroniques, annales et histoire
Bernard Guenée (7) a défini la chronique par rapport aux genres qui, comme l’histoire et les annales, lui sont limitrophes dans l’historiographie médiévale. C’est l’historien de langue grecque Eusèbe de Césarée qui, le premier, distingue la chronique de l’histoire et donne un modèle de chacun des deux genres.




Bernabé WESLEY
Nord de L.-F. Céline : une réécriture des chroniques médiévales (Mémoire, Université de Montréal)


Notes
Godard), vol. II, Paris, Gallimard, coll. « Les Cahiers de la NRF », 1976, p. 126. Pour d’autres
revendications du titre de « chroniqueur » et de « mémorialiste » dans des entretiens, accompagnés souvent de références aux chroniqueurs français du Moyen Âge, voir ibid., p. 25, 38, 169.
2- Lettre de Céline à Karl Epting expédiée de Baden-Baden en juillet 1944. Voir François Gibault, Céline, Cavalier de l’Apocalypse (1944-1961), vol. 3, Paris, Mercure de France, 1985, p. 27.
3- Historiens et Chroniqueurs du Moyen Âge. Robert de Clari, Villehardouin, Joinville, Froissart,Commynes, (éd. Albert Pauphilet), Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de La Pléiade », 1942.Dorénavant désigné à l’aide des lettres HCMA, suivies des numéros de page.
4- Dans les Lettres de Prison, réclamant qu’on lui rende les Mémoires d’outre-tombe, il écrit : « J’ai trois livres à demeure dans ma cellule. Une anthologie, un recueil de vers, et l’Henriade de
Voltaire », Lettres de prison à Lucette Destouches et à Maître Mikkelsen, 1945-1947, (éd. François Gibault), Paris, Gallimard, 1998, p. 103. Céline n’évoquant aucune autre anthologie que celle des chroniqueurs dans ces lectures de la fin de la guerre, il y a fort à parier que ce soit l’anthologie des chroniqueurs dont il parle.
5- Louis-Ferdinand Céline, Féerie pour une autre fois, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1995, p. 95. Ce livre réunit en un seul volume deux romans de Céline précédemment parus sous les titres Féerie pour une autre fois [1952] et Normance [1954]. Dorénavant désigné à l’aide de la lettre F, suivie de I pour Féerie et de II pour Normance ainsi que du numéro de la page.
6- Les trois volumes de la trilogie allemande sont réunis dans Louis-Ferdinand Céline, Romans,
vol. 2, (éd. Henri Godard), Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de La Pléiade », 1974. Dorénavant désignés à l’aide des lettres CA pour D’un Château l’autre, N pour Nord et R pour Rigodon, suivies des numéros de page. La citation est tirée de L.-F. Céline, Rigodon, op. cit., p. 841.
7- Je reprends ici l’essentiel des distinctions génériques que fait Bernard Guenée entre chronique, histoire et annales. Voir Bernard Guenée, Histoire et Culture historique dans l’Occident médiéval, Paris, Aubier-Montaigne, coll. « Historique », 1980, chap. « Le choix du genre », p. 203-210 ; « Histoires, Annales, chroniques. Essai sur les genres historiques au Moyen Âge », Annales : économies, sociétés, civilisations, vol. 28, mai-juin 1973, Paris, Armand Colin, p. 997-1016 ; enfin, « Histoire et chronique. Nouvelles réflexions sur les genres historiques au Moyen Âge », dans Daniel Poirion (dir.), La Chronique et l’Histoire au Moyen Âge. Colloques des 24 et 25 mai 1982, Paris, Presses de l’Université Paris-Sorbonne, coll. « Cultures et civilisations médiévales », 1986, p. 3-12.

1 commentaire:

  1. Voilà du sérieux, du solide. Les chercheurs anglo-saxons vont à l'essentiel, et ne perdent par de temps à se disculper d'on ne sait quelle idéologie, comme souvent en France, nation fautive pour mille ans.

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