dimanche 17 juillet 2011

Céline, une vie déchirée - JDD - 10 juillet 2011

Henri Godard, le spécialiste de l'écrivain, retrace dans une passionnante biographie la vie de celui qui suscite toujours autant la polémique, cinquante ans après sa mort.

La danse fut la grande passion de sa vie. Il existait donc des hommes et des femmes capables de vaincre la lourdeur et la pesanteur existentielles à force d’un travail acharné. ça valait le coup de tenter de faire la même chose – enlever boulets aux pieds et menottes aux poignets – pour s’élever dans les airs. Et puis, quoi ? Il est impossible, là encore, de livrer une réponse au cordeau. Céline échouera et réussira à la fois dans son imitation de la danse. Son écriture filée ne cessera de décrire une humanité fixée. Nous, pris dans la nasse. Le professeur Henri Godard, maître d’œuvre de Céline dans la Pléiade, a écrit une passionnante biographie. Elle complète et complexifie. Henri Godard ne coupe pas en deux l’homme. L’un des plus grands romanciers du XXe siècle avec Proust fut, aussi, l’auteur de pamphlets antisémites préparant les esprits à accepter le pire. Il n’existe pas deux Céline. Le créateur hors du commun d’une langue nouvelle contre le soi-disant fou empli d’antisémitisme. Il n’y a qu’un seul homme admirable et haïssable. Il faut faire avec.

De 1894 à 1961. Tout y est. Ce qu’on connaît bien et ce qu’on connaît moins bien. L’enfance passage Choiseul, à Paris, sans accord et sans accroc ; l’école quittée à 13 ans et il y aura toujours un gouffre entre ceux qui "pensent" la vie et ceux qui "éprouvent" la vie ; les deux années d’apprentissage en tant que commis de boutique où la haine des patrons donne la main à la haine des juifs ; l’expérience de la guerre (août-décembre 1914), durant laquelle il sera blessé creusant dans sa vie un avant et un après ; le séjour à Londres, où il s’affranchit des codes de bonne conduite familiaux ; la publication fracassante à 38 ans de Voyage au bout de la nuit (1932), où l’on passe de l’Afrique à l’Amérique ; le mauvais accueil réservé à Mort à crédit (1936) et le succès en librairie de Bagatelles pour un massacre (1938) ; les compromissions sous l’Occupation ; la fuite en Allemagne ; l’arrestation en décembre 1945 ; les années d’exil danois ; l’acquittement par le tribunal militaire ; le retour en France en 1951 ; les années Meudon. Il prendra plaisir à y être immortalisé en semi-clochard.

Jusqu’au bout. Le fils de commerçants sera antisémite du début à la fin de sa vie. Il verra son père attribuer ses gadins professionnels aux juifs et aux francs-maçons ; il mettra l’échec de Mort à crédit sur le dos des juifs décidés à en découdre avec les non-juifs ; il n’aura pas un mot de remords après la guerre arguant qu’il fut avant tout pacifiste. Obsessions et obscénités. Céline a tout ratissé et rapetissé. L’amour, le sexe, la politique, le peuple. Le médecin des pauvres a refusé d’idéaliser le peuple dont il vient. "Le malheur en tout ceci, c’est qu’il n’y a pas de peuple, au sens touchant où vous l’entendez, il n’y a que des exploiteurs et des exploités, et chaque exploité ne demande qu’à devenir exploiteur". (Lettre à Élie Faure de juillet 1935). Les femmes (Elizabeth Craig, Karen Marie Jensen, Lucette Almanzor) ont tenu une place importante dans sa vie.

Encore ce désir de scintillements, de légèreté
L’auteur de D’un château l’autre (1957) est entré dans la légende pour avoir cassé la gueule à la langue, produit des pamphlets antisémites, créé un personnage d’écrivain maudit. Est-ce qu’il aurait pu être autre que ce qu’il a été ? Peut-être a-t-il regretté, comme Ferdinand Bardamu au chevet d’un mourant dans Voyage au bout de la nuit, que la vie ait éteint en lui l’amour des autres. "Mais il n’y avait que moi, bien moi, moi tout seul, à côté de lui, un Ferdinand bien véritable auquel il manquait ce qui ferait un homme plus grand que sa simple vie, l’amour de la vie des autres. De ça, j’en avais pas, ou vraiment si peu que c’était pas la peine de le montrer". Quand le journaliste Pierre Dumayet demande, dans Lectures pour tous, à Céline, ce qu’il reproche le plus aux hommes, il répond : "Ils sont lourds". Eh oui, encore ce désir de scintillements, de pas de danse, de légèreté, chez cet écrivain de la désacralisation.

Une trajectoire déchirée mais pas déchirante. Henri Godard met les choses au clair. Un génie de la langue, pas fou, obsédé par sa haine des juifs. Le biographe raconte une vie en forme de ciel de traîne avec gelées, averses, orages. Céline écoutait juste et voyait trop : "J’avais ce sale penchant aussi pour les fantômes. Peut-être pas tout à fait par ma faute. La vie vous force à rester beaucoup trop souvent avec les fantômes" (Voyage au bout de la nuit). Le travail d’Henri Godard vaut aussi par la somme de détails, de silences, de nervures, d’à-côtés mise en exergue. Céline adorait se rendre à des spectacles de danse, se plonger dans Pascal et La Fontaine, se projeter dans les paysages de Bretagne. Il aimait tellement la mer. Il n’écrivait pas pareil et n’était pas pareil face à la mer. Il avait besoin d’elle. La perte de vue.

Marie-Laure DELORME
Le Journal du Dimanche, 10 juillet 2011.

Illustration : José Corréa



>>> Henri Godard, Céline, Gallimard, 2011.

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