mardi 10 mai 2011

Le corps et la Grande Guerre dans Voyage au bout de la nuit par Charles-Louis Roseau (II)

Première partie

Dans l’introduction de son ouvrage sur Céline, Pierre Verdaguer présente la Guerre de 14-18 comme le déclencheur de l’écriture et de ce que, malgré quelques hésitations, nous appellerons la pensée célinienne (28) . Ce conflit fut pour le jeune cuirassier un élément déterminant qui modifia durablement sa conception du monde. À l’image de Bardamu qui, à peine arrivé sur le front, déclare « Jamais je n’avais compris autant de choses à la fois » (29) , la guerre eut une fonction eschatologique et changea le regard que le futur romancier portait sur le monde. Nous aborderons plus tard les objets et les motifs de cette découverte. Contentons nous pour le moment de constater que la guerre figure une expérience primitive qui toucha en premier lieu le corps. Expérimenter signifie éprouver personnellement la réalité d’une chose. Dès lors, il est possible de dire, premièrement, que le corps est au centre de l’expérience, dans la mesure où lui seul est capable d’appréhender les réalités extérieures et, secondement, que ce corps est lié à une individualité qu’il définit lui-même, tant par son rôle actif, appréhender les phénomènes extérieurs, que par son rôle passif, être au monde pour et par le regard des autres. On touche là un point essentiel : il semble que les violences de guerre aient permis de faire prendre conscience au jeune soldat qu’il était avant tout un individu doté d’une enveloppe charnelle individuelle et intimement sensible au monde. C’est ce dont témoigne un exemple déjà cité : la comparaison faite par Bardamu entre l’expérience martiale et le dépucelage. Dans les deux cas, le corps est au centre du processus de découverte. Et dans les deux cas, le héros constate son existence en même temps qu’il découvre sa propre nature. Il y a fort à parier que cette expérience initiale eut pour conséquence directe une réhabilitation des sens au détriment de la partie spirituelle de l’homme. Une fois sorti de la guerre, Bardamu semble plein de méfiance à l’égard de ce qu’il appelle l' esprit . Parlant de Lola, sa maîtresse, il déclare : « Elle me tracassait avec les choses de l’âme, elle en avait plein la bouche. L’âme, c’est la vanité et le plaisir du corps tant qu’il est bien portant, mais c’est aussi l’envie d’en sortir du corps dès qu’il est malade ou que les choses tournent mal. […] Tant qu’on peut choisir, entre les deux, ça va. Mais moi, je ne pouvais plus choisir, mon jeu était fait ! […] J’étais dans la vérité jusqu’au trognon. » (30) Ces lignes illustrent ce que nous estimons être la pensée de Bardamu, et peut-être celle de Céline quand il écrivit son premier roman. Deux êtres y sont en présence : d’un côté Lola qui, puisqu’elle est une femme, n’a pas été enrôlée ; de l’autre, Bardamu, tout juste revenu du front. La première est patriote et amoureuse ; elle croit en des idées telles que la patrie, le sublime, l’héroïsme et en des sentiments comme l’amour, dont Bardamu dira qu’ils sont simplement des qualificatifs que nous utilisons a posteriori pour justifier nos pulsions. Le second a subi la guerre et senti les forces de la destruction. Alors que Lola défend une conception spirituelle du monde, Bardamu plaide en faveur d’un scepticisme forcé et agrémenté d’un empirisme qu’il qualifie « du trognon ». Cette réhabilitation du corps est également lié à un processus inverse commun à toute une génération: la faillite de l’esprit (31) . Pour de nombreux penseurs, la boucherie de 14-18 jeta comme un voile de scepticisme sur les vertus accordées à la raison. Chez Céline, ce scepticisme semble s’agrémenter d’une valorisation du corps. On remarquera à ce propos qu’aux concepts néfastes (la Patrie, l’Homme, le Progrès, le Bien…), le romancier oppose le corps salvateur : c’est une blessure au bras qui permet au héros de quitter le front, et ce sont ses pieds qui sauvent Jean Voireuse de la mort (32).
L’évocation des corps dans Voyage au bout de la nuit témoigne d’une révolte qui sévit dans plusieurs domaines. Conceptuellement d’abord : au dualisme, au culte de l’esprit et des concepts, Céline oppose le monisme et la vérité instantanée de l’expérience. Esthétiquement ensuite, dans la mesure où sa peinture des corps s’érige contre les canons de l’époque. Ces derniers sont à l’image des aspirations que la société française a en tête à l’heure du retour à l’ordre. Les forces vives du corps, basses et pécheresses, de même que ses plus bas instincts, doivent être cachés : point de signes de pulsions sexuelles, ni de traces de fonctions organiques. À l’inverse, et avec un soucis de réalisme qui, pour certains, le rend comparable à Zola, Céline s’applique à dépeindre le réel sous tous ses aspects : parfois beau, mais très souvent laid, plat et abject. Il en résulte nécessairement une tension dont on peut mesurer l’ampleur dans la véhémence des articles parus peu après la sortie du Voyage.

La représentation des corps dans Voyage au bout de la nuit gagnerait, selon nous, à être analysée à la lumière de la définition que Mikhaïl Bakthine donne du grotesque. Dans son livre sur l’oeuvre de Rabelais , Bakthine affirme que le grotesque n’est pas qu’une simple satire. Il ajoute que s’il laisse une large place à l’hyperbolisme, le grotesque ne porte pas sur n’importe quelle région du corps. D’après l’auteur, l’exagération du style grotesque est liée aux organes et aux parties qui mettent en avant les forces vitales. Ces parties (la bouche, le phallus, les seins…) sont toujours en relation avec ce que l’auteur nomme les fonctions grotesques ( la déglutition, la défécation, la reproduction, la sécrétion…). Cet hyperbolisme précisément localisé aurait pour objectif de montrer la domination du corporel sur le spirituel. « L’acte hautement spirituel est rabaissé et détrôné au moyen d’une transposition sur le plan matériel et corporel » (35) écrit Bakhtine avant d’expliquer que le corps grotesque est toujours en mouvement et que ses limites avec le monde matériel ne sont jamais clairement définies : « Comme nous l’avons maintes fois souligné, le corps grotesque est un corps en mouvement. Il n’est jamais prêt ni achevé : il est toujours en état de construction, de création […] ; de plus, ce corps absorbe le monde et est absorbé par ce dernier. » Si le corps peut parfois prendre une échelle cosmique et, à l’inverse, le cosmos se corporaliser, c’est, selon Bakthine, que le grotesque est une réaction aux calamités naturelles. L’auteur explique par exemple la popularité du style grotesque au temps de Rabelais par la grande sécheresse de 1532. Les conditions climatiques de l’époque seraient ainsi à l’origine de la prise de conscience de la domination du matériel sur tout autre principe, et la corporisation comiques des éléments cosmiques, un moyen pour les hommes de l’époque de se rassurer face à des bouleversements naturels en les mettant à échelle humaine. Comment ne pas faire ici un lien avec la Grande Guerre dont on a dit qu’elle figura pour le corps des combattants un phénomène inédit ?
Les fonctions grotesques dont parle Bakhtine sont évoquées tout au long de Voyage au bout de la nuit. Parmi elles, on recense l’ingestion, la digestion, et sa forme pathologique, la constipation. À cette courte liste, il conviendrait d’ajouter les sécrétions, l’enfantement ou encore les pulsions sexuelles qui sont probablement les forces grotesques les plus représentées dans le Voyage. Bardamu fait à ce sujet le récit d’un épisode savoureux. À peine arrivé au Val de grâce, un artilleur se voit demander par la concierge : « Où c’est que vous êtes malade ? » Et lui de répondre : « Partout ; mais pas au zizi ! » (37) . Dans son ouvrage sur Rabelais, Bakhtine consacre également un chapitre entier aux formes et aux images de la fête populaire (38). La fête est un lieu de défoulement dans lequel les instincts les plus triviaux triomphent. On y boit, on y danse et on y libère les capacités de ses propres fonctions grotesques. Chez Rabelais, tout cela se fait dans la joie et le rire. Dans Voyage au bout de la nuit, au contraire, le comique festif prend un aspect quasi-tragique et révèle des forces malsaines inhérentes aux corps. On ne s’étonnera pas, dès lors, que Céline superpose en continuation les images de la guerre et celles de la fête, car dans les deux cas, les corps débridés des hommes se montrent haineux et dangereux. À la fin du roman, profitant de ce que ses personnages déambulent dans une fête foraine (39), Céline transpose la violence martiale dans la sphère civile pour mieux dénoncer le règne de l’illusion et de la fausse joie : « On peut dire qu’on a eu alors la fête plein les yeux ! Et plein la tête aussi ! Bim et Boum ! Et Boum encore que je te tourne ! Et que je t’emporte ! Et que je te chahute ! Et nous voilà tous dans la mêlée, avec des lumières, du boucan, et de tout ! […] On en prend dans ces espèces de futailles à roulettes de telles secousses qu’à chaque fois qu’on se bigorne les yeux vous en sortent des orbites. La joie quoi ! La violence avec de la rigolade ! » (40) Et, quand plus loin Bardamu regarde autour de lui, la fête se métamorphose et les individus qui l’entourent deviennent « des mouches [qui] s’agitent avec même en plus des petites larves entre les bras, bien livides, blafards bébés, qui disparaissent à force d’être pâles dans le trop de lumière » (41) .

Bardamu et Céline se méfient des concepts. Il est cependant un thème qui concerne la nature humaine sur lequel leur point de vue apparaît quelque peu philosophique. Partout où il va, à la guerre comme en Afrique, en Amérique comme en banlieue parisienne, Bardamu fait le même constat : en plus d’être bestial et néfaste, l’homme est soumis au principe de cruauté. Il ne s’agit pas ici de la cruauté au sens où on l’entend communément, mais plutôt de celle qu’Antonin Artaud évoque dans une lettre à Jean Paulhan : « Et philosophiquement parlant d’ailleurs qu’est-ce que la cruauté ? Du point de vue de l’esprit, cruauté signifie rigueur, application et décision implacable, détermination irréversible, absolue. » (42) Contrairement à Artaud, Céline inscrit cette rigueur au coeur même du corps, si bien que l’on parle à son sujet, non pas d’une métaphysique, mais d’une « physique de la cruauté » (43). Selon Bardamu, « La vérité, c’est une agonie qui n’en finit pas. La vérité de ce monde c’est la mort »(44). Les citations sont nombreuses, dans le Voyage, qui nous permettent de comprendre que, selon Céline, l’homme est un être de chair fatalement destiné à vieillir, mourir et pourrir. Il s’agit là d’un principe biologique que partagent tous ses personnages et contre lequel même la médecine ne peut rien : « Elles veulent aller se perdre nos molécules, au plus vite parmi l’univers […] Notre torture chérie est enfermée là, atomique, dans notre peau même » explique Bardamu (45). Cette cruauté est souvent matérialisée par la maladie, et plus particulièrement celle qui, par un lent et graduel processus de désagrégation, use et gangrène l’homme de l’intérieur. Que ce soit en Afrique, dont la population n’est même pas épargnée par le mythe du bon sauvage, en Amérique, ou ailleurs, on souffre sous toutes les latitudes. Peut-être que la guerre, en révélant le caractère éphémère de la matière, a convaincu le jeune Destouches que toute vie porte en elle la mort ? Peut-être que la nécessité de vivre dans l’instant présent, toujours menacé par une mort imminente, a provoqué chez lui une conscience aiguë du temps et de la décrépitude corporelle ? Il est parfois difficile de définir les liens qui unissent l’expérience martiale et l’idée que Bardamu et Céline se font des corps. Nous voyons cependant un point sur lequel il reste aisé de dire que la Grande Guerre joua un rôle capital : c’est celui de la représentation de la « mort lente »(46), signe, selon nous, de l’inexorable déchéance des corps. À la guerre, Bardamu rencontre la mort et s’efforcera d’en garder une image : « Étais-je le seul à avoir l’imagination de la mort ? » se demande-t-il (47). Cette imagination qui va de pair avec la peur permet la représentation de ce que sera le corps humain lorsqu’il sera parvenu à l’extrême de son usure. Elle est aussi l’observation scrupuleuse et la représentation réaliste des indices physiques qui révèlent la présence d’une mort en puissance. Certains apparaissent à la surface du corps : les plis de la peau, les rides, les grimaces, les déformations corporelles, la chute des chairs, les maladies cutanées... D’autres sont dissimulés et fermentent dans la moiteur des corps. Pour en donner une idée, Céline oriente le regard du lecteur sur les parties qui, comme la bouche, le vagin ou l’anus, constituent des lieux de passage vers le monde répugnant du biologique. Il est d’ailleurs à noter que l’haleine, les excréments et les sécrétions (urine, sang menstruel, sperme, glaires, sueur et vomi) semblent être comme des manifestations à l’air libre de la décomposition intérieure. Pour donner à voir la mort lente, Céline recourt également à l’affaissement et à la déliquescence. Ces dynamiques ne s’appliquent pas uniquement à une partie corporelle bien délimitée, mais touchent souvent le corps dans son intégralité. On est frappé, à la lecture du Voyage, de constater que les corps représentés sont bien souvent assis ou allongés. Et lorsque ce n’est pas le cas, ils sont immobiles, comme cloués sur place, les bras tombant le long du corps. Leur tête, leur main, leurs épaules et leurs paupières, tout paraît trop lourd. Il s’agit alors, selon nous, de signifier la décomposition en train d’advenir. Ce constat s’applique dans tout le roman, et plus particulièrement en Afrique où la chaleur ambiante et étouffante contraint les hommes à rester immobiles. La déliquescence des corps s’achève bien souvent par une fusion avec le monde. Ce mélange ultime semble témoigner de la pensée radicalement matérialiste de Bardamu et de son créateur. Pour eux, le corps est avant tout matière, et la terre, l’élément naturel où il se doit de retourner : « Quand il nous restait du temps avant la rentrée du soir, nous allions les regarder avec ma mère, ces drôles de paysans, s’acharner à fouiller avec du fer cette chose molle et grenue qu’est la terre, où on met à pourrir les morts et d’où vient le pain quand même. »(48) Et, comme il est d’usage, pour confirmer la règle, de trouver l’exception, disons que, dans le Voyage, les seuls corps qui ne sont pas soumis aux lois de l’affaissement sont ceux des femmes désirées et divinisées. Le regard érotique et superficiel qui se pose sur eux en font des objets intemporels et inaccessibles, privés de leur corporéité. Aucune description n'éclaire mieux ces quelques mots que celle du corps de Sophie qui apparaît à la fin du roman : « Quel entrain ! Quelle musculature ! Quelle excuse ! Élastique ! Nerveuse ! Étonnante au possible ! » s’exclame Bardamu en la décrivant.

Charles-Louis ROSEAU

La suite prochainement...


28- Pierre Verdaguer, L’Univers de la cruauté (Une lecture de Céline), Droz, 1988.
29- Op. cit. p.30.
30- Ibid. p.72.
31- En témoigne la multiplicité des écrivains européens qui ont vu dans la Grande Guerre une preuve manifeste de la mort de la raison : Benda, Leiris, Valéry, Zweig…
32- Ibid. p.138.
33- Mikhaïl Bakhtine, L’oeuvre de François Rabelais (et la culture populaire au Moyen Âge et sous la Renaissance), Gallimard, 1970, pages 318 à 321.
34- Ibid. p.339.
35- Ibid. p.307.
36- On compte une scène d’accouchement et deux scènes d’avortement dans Voyage au bout de la nuit
37- Ibid. p.113.
38- Op.cit. pages 198 à 276.
39- Il s’agit de la fête foraine du boulevard des Batignolles qui est évoquée à deux reprises dans le roman, au début, pendant la guerre, et à la fin, peu avant le meurtre de Robinson.
40- Ibid. p.599-600.
41- Ibid. p.603.
42- Antonin Artaud, « Lettres sur la Cruauté », Le Théâtre et son double, Gallimard 1964, collection folio essais, p.157.
43- Thierry Belleguic, « Le Ventre de l’écrivain : poétique et diététique célinienne dans Mort à crédit. », Actes du Colloque international de Londres, Éditions du lérot & Société des Études Céliniennes, 1989.
Ibid. p.246.
Ibid. p.333.
46- Gilbert Schilling, « Images et Imaginations de la mort dans le Voyage », », Céline/Voyage au bout de la nuit, Klincksieck, 1993, p. 71.
47- Cité par G. Schilling, Op. cit. p.71.
48- Ibid. p.126.

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