dimanche 6 mars 2011

De Dutourd à Céline par Jacques Trémolet de Villers

Jean Dutourd a rejoint dans la tombe les immortels qui n'en finissent pas de mourir. La mort a mis longtemps à avoir raison de son goût de vivre et de rire, de son amour de la polémique et des livres, de sa passion pour la langue française. Mais il vit, maintenant, de cette postérité qu'il doit à son oeuvre de véritable homme de lettres. Homme de lettres, au sens noble de ces mots, sans cette affectation, cette pose, ce narcissisme exaspérant et cette cruauté pour les confrères qui est plus qu'une haine vigilante. Jean Dutourd était un véritable ouvrier de la plume, honnête artisan qui ne trichait pas, oubliant son oeuvre quand elle était achevée pour se donner à la suivante, infatigable dans son besoin d'écrire, lui qui pourtant parlait aussi à la radio, avec Philippe Bouvard aux Grosses Têtes et avec Jean Ferré, tous les lundis, à Radio Courtoisie. « Vous allez me traiter de Réac... » aurait-il pu chanter comme l'ami Jean-Pax, et c'est ainsi que certains le traitaient, mais il s'en moquait, et ses lecteurs aussi, toujours nombreux et fidèles à ses livres, à son écoute et, tant qu'il en eut, à son billet quotidien. Il n'imaginait pas qu'il ouvrirait une décennie entière du nouveau millénaire. Cette longévité et l'abondance de sa production sont les preuves de la vitalité de la veine littéraire française. Le sang coule toujours, et il est vigoureux. Peut-être est-ce de là, de l'amour de la langue française, que beaucoup de choses seront appelées à renaître.

C'est un géant de la littérature française que la République s'apprêtait à célébrer, cette année, pour le cinquantenaire de sa mort, lorsque patatras, le censeur de la même République, gardien de l'ordre moral et de la mémoire officielle, signala aux autorités un peu oublieuses qu'il était impossible de célébrer Louis-Ferdinand Céline. Incontinent, le petit doigt sur la couture du pantalon, Frédéric Mitterrand, ministre de ladite République, obtempéra aux remontrances du grand-prêtre et annonça officiellement que la République ne célébrerait pas Louis-Ferdinand Céline. Au pilon les dix ou vingt mille exemplaires tout frais imprimés du catalogue des célébrations ! Censure oblige. La nouvelle liste paraîtra, à quatre cent quatre-vingt-dix-neuf noms, à moins qu'il n'en ait trouvé un autre pour remplacer le géant disparu. Plus de célébration officielle pour Bardamu ! Ouf ! Merci Klarsfeld ! Qu'allait-on mettre Céline dans ce catalogue de gens bien sous tous rapports ? Et puis surtout, que signifiait cette décoration posthume à un homme qui fuyait, comme la peste, les honneurs et les décorations ? Son biographe, François Gibault, grand avocat, grand lettré et homme de bien, a dit les mots qui s'imposaient : « C'est on ne peut plus célinien. Un jour il a le Goncourt, la semaine suivante il ne l'a plus ; un jour Jack Lang classe sa maison, le lendemain, un préfet la déclasse. Céline n'aimait pas les honneurs, les commémorations — c'est un franc-tireur. La seule chose qui compte, c'est qu'il ait des lecteurs. »

Et des lecteurs, il va en avoir dix fois plus, car d'autres ont haussé le ton, avec moins de sang-froid. Henri Godard, professeur émérite à la Sorbonne, s'est indigné : « C'est une forme de censure ! » Comment dire autre chose ? Quant à Frédéric Vitoux, de l'Académie française, il déclare : « Retirer le nom d'un catalogue, c'est aussi vain que Staline faisant effacer les photos des dirigeants communistes qu'il n'aimait pas... » Voici donc Klarsfeld revêtu de l'uniforme stalinien, censeur détesté par la république des lettres. Philippe Sollers, de son côté, a aussi donné de la voix... et ce n'est pas fini... les radios, les télés, et les quotidiens. L'affaire Céline recommence. Et du bon côté, cette fois. Merci Klarsfeld.

Qui sont les cinq cents que la République célébrera ? Vous le savez ? Moi non plus ! Mais le seul connu, le déjà célébré plus que les autres, sorti du lot, c'est le cas de le dire, c'est Céline. Le voici donc, Louis-Ferdinand, dans son rôle historique, par sa seule présence devenue instantanément une absence — absence ô combien plus présente —qui met à bas le tabou des tabous.

C'est bien célinien cette affaire.

Car, à quoi se résume l'histoire ? La République décide de célébrer Céline parce qu'il est un grand écrivain. Klarsfeld proteste en disant que, même si c'est un grand écrivain, on ne peut pas le célébrer parce qu'il était antisémite. La République obtempère. Bien. Mais la république des lettres, elle, se dressecontre cette censure, la déclare « stalinienne », et dit, avec Frédéric Vitoux, de l'Académie française, que si Céline « a écrit des horreurs, il est l'un des plus grands écrivains français ». Voici donc que cette qualité-là, « l'un des plus grands écrivains français », l'emporte sur les horreurs ! Comme pour Voltaire, et pour Balzac, et pour tant d'autres, qui ont écrit des horreurs — et pas seulement sur les juifs — mais qui sont dans le cercle — du purgatoire ou du paradis ? surtout pas de l'enfer — des plus grands écrivains français.

Klarsfeld a fait un pas de trop, le pas qu'il ne fallait pas... il n'a pas vu, pas senti, pas imaginé... ce que c'était, en France, dans la republique des lettres françaises, que d'être l'un des plus grands écrivains français !
— Mais il était antisémite !
— « Oui, mais il y avait le style »... Ce n'est pas moi qui parle, c'est Maurras, et non point sur Céline qu'au contraire de Léon Daudet, il ne goûtait guère, mais d'Anatole France, qu'au grand scandale de ses fidèles à lui Maurras, il célébrait au moment de sa mort.
— Comment, Maître ! un anticlérical ! un démocrate ! un dévot des droits de l'homme ! un pacifiste antimilitariste... presqu'un communiste...
— « Oui, mais il y avait le style... » et le service rendu par le style à la langue française justifiait, au-delà de toutes les réticences idéologiques et les oppositions politiques, l'hommage, et plus encore, le beau nom de « maître » décerné au défunt.

Hier Anatole France ! Aujourd'hui Céline... qui n'aimait pas Anatole France, mais qu'importe ! A quand Maurras, qui n'aimait pas Céline, lequel le lui rendait bien... mais qu' importe ! L'amour de la langue française est le plus fort.
Dans sa place au purgatoire des bons chrétiens ou au paradis des écrivains, Jean Dutourd, en tirant sur sa bouffarde doit sourire de contentement. Elle en fait, cette langue française, pour notre liberté et notre rencontre entre amoureux du style, plus que les manifestations, les meetings, les votes et les lois. Nous nous y retrouvons, gauche et droite, anciens et modernes, classiques et romantiques, conservateurs et novateurs, tous unis, non pas dans la célébration républicaine, ça on s'en fout, mais dans le plaisir d'une vraie communion, où nous nous comprenons, au sourire et au clin d'oeil, comme de vieux copains du parler de la France... entre nous !
Entre nous ! monsieur Klarsfeld... entre nous !

Jacques TREMOLET DE VILLERS
Présent, 26/01/2011

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