jeudi 20 janvier 2011

Faut-il commémorer Céline ? Le retour d'une vieille polémique

Rue89.com, 20/01/2011 : En faisant de l'écrivain collabo l'une des personnalités à célébrer en 2011, le ministère de la Culture relance un vieux débat.

Vendredi, Frédéric Mitterrand doit présenter un petit ouvrage des personnalités célébrées par la France cette année. Entre Clovis et Blaise Cendrars figure Louis-Ferdinand Céline, qui sera mort depuis exactement cinquante ans le 1er juillet.

La préface du petit recueil (dont vous pouvez consulter le sommaire en ligne) établi sous la houlette des Archives nationales tombe à point nommé :

« Il n'est pas facile mais il est passionnant d'établir une liste des individus dignes d'être célébrés ; c'est-à-dire de ceux dont la vie, l'œuvre, la conduite morale, les valeurs qu'ils symbolisent sont, aujourd'hui, reconnues comme remarquables. Cela n'est pas facile car les ressorts de l'admiration possèdent leur histoire. »

Klarsfeld ne veut pas « des fleurs pour Céline »
Via son président Serge Klarsfeld, l'association des fils et filles de déportés juifs de France (FFDJF) s'est émue cette semaine de trouver dans la liste des personnalités dignes d'hommage l'auteur du « Voyage au bout de la nuit ». Voici ce qu'écrit l'ancien déporté : « La République doit maintenir ses valeurs : Frédéric Mitterrand doit renoncer à jeter des fleurs sur la mémoire de Céline, comme François Mitterrand a été obligé de ne plus déposer de gerbe sur la tombe de Pétain. » Le débat sur la respectabilité de l'écrivain français est tout sauf neuf. Alors que certaines de ses œuvres figurent au programme scolaire depuis près de vingt ans, la polémique semble avoir gardé toute sa vigueur : Céline reste l'auteur sur lesquels les Français adorent se déchirer dans les dîners en ville. La polémique aurait-elle été du goût de l'ancien médecin ? C'est lui qui écrivait, après tout, « sachez avoir tort, le monde est rempli de gens qui ont raison. C'est pour cela qu'il écœure ». Mais il réclamait aussi la respectabilité et la reconnaissance d'un monde de l'édition qu'il disait pourtant mépriser.

Après la guerre, Céline est condamné puis amnistié
L'écrivain s'était réfugié en 1944 en Allemagne puis au Danemark. L'épuration venue, il avait été condamné pour « collaboration » : une année d'emprisonnement, 50 000 francs d'amende, la confiscation de la moitié de ses biens et « l'indignité nationale ». Son avocat Jean-Louis Tixier-Vignancourt, bientôt candidat d'extrême droite à la présidentielle, arrachera son amnistie en 1951. Un an plus tard, Gallimard publie sa « Féérie pour une autre fois » -c'est Denoël qui avait sorti « Voyage au bout de la nuit » (1932), « Mort à crédit » (1936), mais aussi les pamphlets antisémites de la fin des années 30, comme « Bagatelle pour un massacre » (1937) ou « L'Ecole des cadavres » (1938), dans lequel il dénonce un « monde enjuivé » :

« Les juifs, racialement, sont des monstres, des hybrides, des loupés tiraillés qui doivent disparaître. […] Dans l'élevage humain, ce ne sont, tout bluff à part, que bâtards gangréneux, ravageurs, pourrisseurs. Le juif n'a jamais été persécuté par les aryens. Il s'est persécuté lui-même. Il est le damné des tiraillements de sa viande d'hybride. »

« Les vieillards, vous savez, ont leurs manies »
A compter de 1952, la maison d'Antoine Gallimard demeurera son éditeur jusqu'à la fin de sa vie. C'est le début du retour en grâce de Céline, qui n'aura de cesse de réclamer son entrée dans la prestigieuse collection de la Pléiade. Dans la correspondance de l'écrivain, exhumée et publiée en 2009, on trouve à la date du 24 octobre 1965 une lettre à Gaston Gallimard, qu'il harangue ainsi : « Les vieillards, vous savez, ont leurs manies. Les miennes sont d'être publié dans la Pléiade et édité dans votre collection de poche… Je n'aurais de cesse, vingt fois que je vous le demande. Ne me réfutez pas que votre Conseil, etc etc… […] C'est vous la Décision. » Céline n'aura pas gain de cause de son vivant : le premier Pléiade à son nom date de 1977. [NDLR la date exacte est 1962] Personne, même à l'époque, ne niait son talent -il est reconnu comme une plume fondamentale du patrimoine littéraire français. Mais l'auteur n'a jamais cessé de déranger, y compris au sein de sa maison d'édition.

Quand les médias « hésitent » à présenter Céline
Lorsque Louis Pauwels s'apprête à lui consacrer une interview fondamentale à la télévision française en janvier 1961, il croit bon de préciser d'abord : « Nous avons hésité car cet homme, après nous avoir donné un chef d'œuvre incontestable, a multiplié les occasions de se faire haïr. Il a eu des attitudes, politiques et philosophiques, dont on a pu dire qu'elles relevaient d'un certain délire. Mais ce qui nous a tout de même décidés à vous le présenter, c'est qu'il y a du génie chez cet homme redouté et redoutable et aujourd'hui au trois-quarts abattu. » Au mieux, Céline serait « délirant », malgré son « génie ». Mais attention : évoquer sa santé mentale n'est pas l'attaque la plus féroce. Bien souvent, ses détracteurs ne s'embarrassent pas même de cette nuance et distinguent, au mieux, « le salaud » de l'écrivain. Jean-François Kahn en est encore là, sur le plateau de Thierry Ardisson, en 2005. L'ex-footballeur Dominique Rocheteau vient de déclarer que Céline est à ses yeux « un des deux ou trois grands écrivains » en France… Kahn s'interroge : « Est-ce qu'on doit faire abstraction de l'œuvre et de l'homme ? » De nouveau, il n'est pas question de nier le talent de l'auteur mais de s'interroger sur le bien-fondé de ses lettres de noblesse. Une nymphette (la chanteuse Shirel) dénonce sa présence dans les manuels scolaires, « comme si on étudiait un pédophile qui a beaucoup de talent ». Jean-François Kahn, lui, distingue « un monument, une révolution dans la littérature française » et « un être absolument abject, incapable de cœur ».

Dès 1970, certaines voix prenaient pourtant fait et cause pour Louis-Ferdinand Céline, rassemblant l'homme et l'auteur. Michel Audiard, resté ami avec sa veuve, Lucette, l'estime « persécuté » de son vivant. L'écrivain serait mort « amer », aurait eu « raison de l'être », dit le dialoguiste qui affirme que Céline a « changé [sa] vie ». Sur ce plateau, on défend « une révolution littéraire », « un avant et un après Céline en littérature, comme il y eût un avant et un après Rimbaud en poésie »… Cette réhabilitation a aujourd'hui quarante ans, et ne tranche pas franchement avec le propos de ceux qui défendent la présence de Céline au panthéon des commémorations 2011.

Quoiqu'un peu élimé, ce vieux débat tellement français ne manque pas de participants. Invité sur Europe 1 ce jeudi matin, Bertrand Delanoë, n'a pas considéré qu'il fleurait bon la naphtaline. Il s'est même rangé derrière Serge Klarsfeld en déclarant : « Céline est un excellent écrivain mais un parfait salaud. »

Chloé LEPRINCE

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