dimanche 23 janvier 2011

Céline aux oubliettes - Libération - 22/01/2011

Polémique : Frédéric Mitterrand a retiré vendredi soir le nom de l'auteur antisémite des célébrations nationales pour 2011, suite aux protestations de Serge Klarsfeld.

Céline a disparu! Son nom figurait jusqu'à vendredi sur la liste des personnalités proposées pour 2011 par le Haut Comité des célébrations nationales, lequel dépend du ministère de la Culture et existe depuis 1974. Voilà en effet cinquante ans que l'écrivain antisémite est mort. Il s'apprêtait à recevoir sa ration réglementaire de manifestations quand l'avocat Serge Klarsfeld a protesté au nom de l'association des Fils et filles de déportés juifs de France (FFDJF). Céline a donc été supprimé de ladite liste, comme on pouvait le constater dès vendredi après-midi sur le site des archives de France.

Vomissure. Selon Me Klarsfeld, «la République doit maintenir ses valeurs, Frédéric Mitterrand doit renoncer à jeter des fleurs sur la mémoire de Céline comme François Mitterrand a été obligé à ne plus déposer de gerbe sur la tombe de Pétain. [ ... ] L'antisémitisme de Céline le discrédite en tant qu'homme et en tant qu'écrivain. [...] Son talent ne doit pas faire oublier l'homme qui lançait des appels aux meurtres des juifs sous l'Occupation» . Klarsfeld se réfère aux pamphlets de l'écrivain, dont Bagatelles pour un massacre, vomissure délirante contre la «race youtre».
La polémique s'ente, on le voit, sur la question de l'homme et de l'œuvre. De fait, Céline n'a été mis aux programmes scolaires et n'est finalement arrivé dans la collection de la Pléiade qu'après que les théories structuralistes ont détaché la notion d'auteur de celle de texte, dans les années 60. Sollers et le groupe Tel Quel, en particulier, ont oeuvré à l'autel célinien.
L'affaire a d'ailleurs rebondi sur ces deux termes, puisque Jean-Noël Jeanneney, historien et ancien ministre, membre du Haut Comité incriminé, considère Céline comme «majeur en littérature» mais d'une «personnalité sinistre». Aussi insiste-t-il sur la différence entre «célébrer», c'est-à-dire louer, et «commémorer», ou prendre acte : «On commémore la Saint-Barthélemy mais on ne la célèbre pas». Il pense que le comité aurait pu «commémorer l'œuvre de Céline sans célébrer l'homme». Contrairement à Catherine Clément, qui condamne l'écrivain.
Or, là où le bât blesse, c'est dans le texte de présentation des personnalités proposées pour l'année 2011. Alain Corbin, historien et professeur émérite à la Sorbonne, y écrit en effet : «Il n'est pas facile mais il est passionnant d'établir une liste des individus dignes d'être célébrés; c'est-à-dire de ceux dont la vie, l'œuvre, la conduite morale, les valeurs qu'ils symbolisent sont, aujourd'hui, reconnues comme remarquables.» Force est d'avouer, même si l'on admire Mort à crédit, qu'on peut difficilement recommander aux enfants de suivre «la vie» et la «conduite morale» de Louis-Ferdinand Destouches, sauf si l'on rêve de croupir en taule au royaume du Danemark.
Le texte de Corbin s'enfonce vers la fin, en préconisant «une optique compréhensive à l'égard du passé, en luttant de ce fait contre l'excès du présentisme qui constitue la grande tentation de notre société» . La conclusion est plus prudente : «Les auteurs de ce volume nous incitent à la réflexion sur ce qui fonde la commémoration et la célébration. »

Défense. Ben voilà, fallait commencer par là: à défaut de réfléchir à la réception des oeuvres et à leur historicité, on aurait pu aussi virer des célébrations nationales Jean Genet l'an dernier, un sale voleur qui jouit du nazisme dans Pompes funèbres (1947). Certes, ce n'est pas la même chose que d'inciter à la haine antisémite. Pour la défense de l'écrivain, l'universitaire Henri Godard fait valoir que Céline n'a jamais dénoncé ni fait partie des institutions de Vichy (contrairement à d'autres à qui personne ne cherche noise) et que «la création artistique est devenue une valeur que nous reconnaissons, même là où elle ne coïncide pas avec nos valeurs morales, voire les contredit».

Éric LORET et Béatrice VALLAEYS
Libération, 22-23/01/2011

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