jeudi 15 avril 2010

Entretien avec Georges Steiner

TémoignageChrétien.fr, 14/04/2010 : Journaliste, enseignant, critique, essayiste, George Steiner est, à plus de 80 ans, l’un des plus grands intellectuels contemporains. Il n’aime pas ce mot auquel il préfère celui de « maître à lire ». Entretien.

Depuis des années, vous lisez et relisez Louis-Ferdinand Céline, George Orwell, Walter Benjamin, Paul Celan, Simone Weil et Arthur Koestler pour tenter de déchiffrer les catastrophes du XXe siècle. Mais avez-vous jamais compris la coexistence possible de la barbarie politique et du génie littéraire ?
George Steiner : Maintenant, tout près de la fin de ma vie, reste pour moi ce paradoxe insoluble qui est celui du tout début de mon travail : comment est-il possible qu’un homme joue du Schubert ou du Mozart le soir et torture le matin ? Autrefois, je disais à tout le monde : « Aidez-moi à comprendre ». Arthur Koestler m’expliquait que les hommes avaient deux cerveaux, un cerveau éthique et un cerveau bestial, territorial. Mais c’est de la blague. L’homme n’a pas deux cerveaux, il n’en a qu’un, hélas. D’autres évoquaient une sorte de schizophrénie organisée. Je n’y crois pas non plus. Après plus d’un demi-siècle d’enseignement, j’émets donc l’hypothèse, qui m’attriste énormément, que la puissance de l’imaginaire est telle qu’elle abolit tout principe de réalité. J’appelle cela le « paradoxe de Cordelia ». Lorsque je passe un après-midi à enseigner les actes III et IV du Roi Lear, je rentre dans le monde de Cordelia et de son agonie. Je vous dirais la même chose à propos du théâtre de Racine ou des Fleurs du Mal. Quand je les lis, je n’entends plus le cri qui survient dans la rue. Ou plus exactement, je l’entends et je ne l’écoute pas : les deux verbes sont très différents. Parce que le cri dans la rue, c’est le chaos, la vulgarité, le contingent. Alors que le cri de la fiction est d’une pureté et d’une intensité totale. Est-il possible que l’art, la grande émotion esthétique nous rendent un peu moins humains ?

La question se pose à propos de Céline et de Rebatet, avec lesquels vous êtes beaucoup plus indulgent qu’avec Orwell, que vous n’épargnez guère. L’intention éthique ne vous intéresse pas chez l’artiste ?
Devant le génie de l’art, je me sens profondément en dette. Oui, j’ai une reconnaissance infinie pour le miracle de la création littéraire, pour le tableau du grand maître, pour l’invention de la mélodie, « mystère suprême de sciences de l’homme », dit Lévi-Strauss qui vient de nous quitter. À propos de George Orwell, j’ai voulu souligner qu’il n’était pas l’augure infaillible qu’on disait quand je faisais mes études aux États-Unis et en Angleterre. Peu avant sa mort, George Orwell expliquait qu’il faudrait deux siècles avant que la botte du stalinisme se retire de l’Europe de l’Est. Au même moment, il y avait un très mauvais acteur, secrétaire du syndicat d’Hollywood, nommé Ronald Reagan, qui expliquait que l’Union soviétique allait craquer bientôt. Monsieur Reagan avait compris, pas Monsieur Orwell. C’est un paradoxe qui donne beaucoup à réfléchir. Il faut être très modeste dans l’analytique. Mais la création, c’est une autre chose.

Vous vous êtes beaucoup intéressé aux écrivains littéralement dépossédés de leur langue maternelle, Paul Celan par les nazis ou Vladimir Nabokov par les communistes. À ce propos, pourquoi n’avez-vous pas évoqué Stefan Zweig, mort désespéré de savoir que l’allemand lui avait été confisqué ?
Ce qu’il y a de plus grand chez Stefan Zweig, c’est son destin. J’ai consacré un article à sa nouvelle le Joueur d’échecs, étant moi-même passionné par les échecs. Mais l’œuvre elle-même ne reste pas. C’est du très bon journalisme, mais ce n’est pas plus que cela. Ses lettres qui viennent de paraître en français sont très émouvantes. Surtout celles des dernières semaines, quand il s’est rendu compte qu’il n’aurait plus sa langue à lui. À de rares exceptions près – Wilde, Beckett, Nabokov, Borges dont l’âme était vraiment polyglotte –, c’est une catastrophe profonde d’être exilé de sa langue première. Pour le critique et le professeur que je suis, c’est merveilleux d’avoir accès à plusieurs langues. Je me souviens de l’étonnante réponse de Roman Jakobson, dont nous fêtions les 70 ans à Harvard en 1966, au président de l’Université qui lui demandait s’il parlait vraiment dix-sept langues. « Oui, et toutes en russe », a-t-il répondu. C’est très très profond.

Dans Extraterritorialité (Calmann-Lévy, 2002), vous évoquiez déjà les « poètes délogés qui errent à travers leur langue ». Et vous connaissez cette phrase de Joyce : « Nous, catholiques errants. » Tout grand créateur n’est-il pas forcément et nécessairement à la fois dans l’exil et dans l’errance ?
Oui, on peut aussi être un pèlerin dans sa propre langue. C’est le cas suprême de Kafka, de Celan, de ces maîtres juifs pour lesquels l’allemand était à la fois indispensable et insupportable. Il faudrait trouver un adjectif pour dire l’insupportable indispensable ! Chez Joyce, l’errance est géographique – Dublin, Trieste, Rome, Paris – et spirituelle entre le catholicisme et probablement une tardive ironie agnostique, même si l’on n’en sait pas beaucoup. C’est aussi l’errance dans l’aveuglement. Il devient aveugle comme Homère et Milton. Chez Joyce, la lumière s’éteint. On ne juge, je crois, pas assez intensément ce que ça veut dire pour l’un des plus grands visuels de la littérature. Pour Borges aussi, la lumière s’est éteinte. Avec Joyce, ce sont des homérides au sens propre du mot, les grands fils d’Homère. Cette cécité est pire lorsqu’elle vient lentement, je crois.

Au fil de vos chroniques, on vous surprend quelquefois à soupçonner certains auteurs de manquer de sincérité. N’est-ce pas un reproche qu’on a pu faire à André Malraux, auquel vous ne ménagez pas votre admiration ?
Il a vécu beaucoup trop longtemps. Après la Condition hu­maine et l’Espoir, je ne crois pas du tout à ses écrits sur l’art. D’ail­leurs, on les trouve déjà dans la poussière des bibliothèques. Mais avoir écrit la Condition humaine, c’est déjà assez. Très souvent, l’âge peut être un déclin cruel. Dans certains cas, une œuvre ne rejoint jamais son aurore. Dans d’autres cas, elle semble grandir et s’épanouir.

Et les oraisons funèbres ?
La rhétorique oratoire est une spécialité française et romaine. En Amérique, on a le sentiment que lorsqu’on balbutie c’est un signe qu’on dit la vérité. Il y a une anti-rhétorique dans la démocratie rhétorique américaine. Chez Montherlant et chez Claudel, l’art oratoire apparaît également une haute spécialisation française.

Il y a également des auteurs que vous explorez à la fois en pays de connaissance et avec un sentiment d’étrangeté. N’est-ce pas le cas de Simone Weil ?
Cela me gêne d’en parler. Je sais quelle est sa grandeur. Mais je n’arrive pas à accepter la femme qui au moment d’Auschwitz a refusé de se convertir à l’Égli­se catholique parce que cette Église était trop juive à son goût. Attention devant celui qui croit pouvoir tout comprendre. De Gaulle, qui se trompait rarement sur les vivants, a dit : « Elle est folle ». Cela vaut la peine qu’on y réfléchisse.

Vous aimez beaucoup De Gaulle ?
J’étais au lycée français de New York pendant la guerre. Vous ne pouvez pas imaginer l’indécence vichyssoise des professeurs. Un jour, au moment de la libération de Saint-Pierre-et-Miquelon, De Gaulle est venu nous parler. C’était un homme qui avait des côtés absurdes, mais cela marque une certaine jeunesse. Il y a des dates intérieures que l’on n’oublie pas. Je me souviens de la même manière de la nuit où mon père m’a réveillé pour me dire « Von Paulus a capitulé à Stalingrad, nous allons survivre ». Je sais parfaitement l’horreur ultime du goulag, j’ai écrit assez de pages à ce propos, mais je n’oublie pas que c’est l’Armée rouge qui a brisé l’Allemagne nazie. Il ne faut pas toujours être raisonnable, essayer d’équilibrer les jugements. Il faut vivre ses souvenirs et ses passions. Je sais qu’avec Simone Weil, avec Hannah Arendt, nous sommes devant l’essor de la grande pensée féminine, qui a toujours existé mais qui n’avait pas pu se frayer un chemin. Il y aurait beaucoup à dire sur le curieux phénomène de la percée de la pensée féminine au moment du désastre. C’est peut-être quand les hommes flanchent que les femmes tiennent, comme dans Port-Royal ou le Maître de Santiago de Montherlant.

Pourquoi êtes-vous si sévère avec Claude Lévi-Strauss ?
C’était un homme très fermé, par certains côtés. Un magnifique transmetteur dans l’enseignement, mais un homme d’une vie privée très secrète. Il ne fallait pas avoir l’impudeur ou l’arrogance d’essayer de l’interroger là-dessus. Plus qu’un grand théoricien, c’est un cousin lointain de Proust. Il est issu d’une filiation juive alsacienne, les Mauss, les Halévy, les Proust, les Lévi-Strauss. C’est une constellation passionnante, un monde que le nazisme a réduit en cendres.

Nous avons commencé en évoquant la coexistence possible de la civilisation et de la barbarie. Un autre mystère vous hante, celui de la profusion des métaphores sous la tyrannie. Le comprendrez-vous un jour ?
J’ai enseigné en Europe orientale dans les mauvaises années. Une page écrite était alors un acte de résistance et d’espoir. C’est le paradoxe des tyrannies. En 1973, à la veille du retour de Peron à la tête de l’Argentine, l’ambassadeur américain est venu voir Borges à la Bibliothèque Municipale de Buenos Aires pour lui proposer un passeport et la chaire Eliot Norton à Harvard. Le géant aveugle lui a répondu : « Monsieur l’Ambassadeur, c’est très gentil, mais la tyrannie est la mère de la métaphore. » Et il est resté. À la fin de ma vie, je me demande si cela vaut la peine de souffrir autant pour devenir Mandelstam ou Pasternak. Ma réponse de lecteur est oui. Mais c’est un peu facile. Est-ce que j’aurais la force de créer sous cette pression ? Je me souviens d’Arthur Koestler me disant un jour : « Vous savez pourquoi vos livres sont tellement médiocres ? Parce que vous n’avez jamais été en prison. Au XXe siècle, ne pas avoir été en prison, c’est ne pas avoir été parmi les vivants. » C’est un jugement sans appel dont je me rappelle très souvent à trois heures du matin, dans les heures où l’on se dit les vérités, comme l’expliquait saint Jean de la Croix. Peut-être faut-il avoir subi cela pour accéder à un certain ordre.

Propos recueillis par Sébastien LAPAQUE

3 commentaires:

  1. Steiner parle peu de Céline, mais par le biais permet peut-être de comprendre quelques mystères, quand il dit que l'art peut rendre inhumain en nous éloignant de la réalité ou du quotidien, quand la force d'imagination du créateur l'aveugle sur ce qui l'entoure dans la réalité. Ce serait l'explication de certaines lettres de Céline pendant l'occupation allemande et des aveuglements d'autres écrivains d'autres planètes. Le titre choisi par Hindus serait le meilleur de son étude sur Céline - "Crippled Giant" . L'idée n'est peut-être pas très nouvelle, a dû être exprimée bien avant et ailleurs, mais c'est intéressant.

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  2. à anonyme,

    tout dépend de l'art en question, car l'art qui reste ancré dans le réel, qui tente de retranscrire la crudité du réel en l'élevant par le style, alors c'est une façon de laisser pénétrer la lumière divine. Mais l'art complètement abstrait, fictif totalement, ça participe oui de la dépoétisation du réel, et permet de laisser la barbarie bien tranquille tandis qu'on vogue dans de l'imaginaire à la politique de l'autruche.

    Ce n'est que mon avis.

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  3. Très bien et très beau ce que dit Le Renard, et tout à fait d'accord, mais je me posais la question : Céline savait si bien rendre compte de la misère, de la souffrance, de la solitude, de tout ce qui appesantit l'homme, le brime, le châtre, le rabaisse, comment n'a-t-il pas vu que le nazisme était aussi criminel que le communisme ? Sa vision poétique l'a éloigné d'une réalité atroce. Peut-être pas longtemps, six mois, un an, mais six mois ou un an de trop. L'art ancré dans le réel, c'est certain, dans Voyage et Mort, mais dans les pamphlets et les Beaux Draps ? Et dans la suite, dans Guignol's ? Il n'est pas abstrait, ni Mallarméen , ni surréaliste, mais il vogue dans le fantastique ou le merveillleux dans Guignol ou le grotesque et caricatural, le colérique et le pamphlétaire dans les satires. En gros, lui, le médecin des pauvres, qu'a-t-il pensé des rafles d'enfants ? du port de l'étoile juive ? A-t-il été aveuglé par son art , son idéal poétique ou a-t-il fait l'autruche ? Je n'ai pas de réponse.

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