samedi 2 janvier 2010

Céline, ses lettres et sa paranoïa

Le Soir, 2/1/2010 : Près de cinquante ans après sa mort, malgré tous les balisages, il n’a cessé ni d’intriguer ni d’inquiéter. « Céline est un aérolithe dont nous n’avons pas fini de faire le tour », résume Henri Godard au seuil de l’édition des Lettres qu’il a établie, avec Jean-Paul Louis, pour la Bibliothèque de la Pléiade. Il aurait pu tout aussi bien écrire : un objet volant non identifié et non identifiable, une chose venue de l’autre monde dont le principal souci serait de nous mettre hors de nos gonds, de nous empêcher de fermer les portes pour ne plus voir ce qui nous gêne.

Provocateur, Céline ? Evidemment, mais au sens, étymologique, où il nous appelle à sortir de nos routines et de nos bienséances langagières pour nous obliger à reconnaître que, mentalement, dans les gouffres insondables de notre coeur, nous ne valons sans doute pas mieux que lui et que ses personnages. Et que placés en situation de crise majeure, nous ne savons pas comment nous réagirions.

« La recherche d’un point limite est chez Céline, en littérature comme dans tous les domaines, une démarche constante », poursuit l’éditeur des Lettres qui n’est pas loin de voir en elles une prolongation de l’oeuvre littéraire, puisque l’écrivain, sachant parfaitement qu’un jour ou l’autre ses correspondants les feront connaître, y inscrit sa vision du monde, y déroule un art poétique dont les fameux Entretiens avec le professeur Y, publiés en 1955, représentent la substantifique moelle.

« Le langage écrit était à sec, c’est moi qu’ai (sic) redonné l’émotion au langage écrit » : voilà la formule magique.On sait, en l’occurrence, que le sorcier qui rêvait d’annihiler, rien de moins, le lecteur de ses grimoires s’est empoisonné lui-même et que la plus haute conscience esthétique, digne de Flaubert, a pu aller de pair avec un racisme insupportable, le choix de plus en plus délibéré de la causalité diabolique, cette explication passe-partout qui fait de l’histoire un théâtre sanglant où s’affrontent la noble race aryenne et la méchante juiverie.

Paranoïaque dans un monde qui ne l’était pas moins, Céline a renvoyé à ses contemporains une image bien peu flatteuse. Le gentil Louis Destouches qui n’avait de cesse de contenter ses chers parents s’est mué peu à peu en témoin implacable qui avait en lui « mille pages de cauchemars en réserve » et ne demandait qu’à les proférer face à une humanité qui n’aspirait qu’à oublier. Pour que Céline devînt Céline, il a fallu l’engagement dans la cavalerie, la dépression, la boucherie de 14-18, « la troublante complicité de l’homme avec la mort », comme l’écrit Véronique Robert-Chovin, éditrice de la correspondance de Louis Destouches pour la période qui va de 1912 à 1919.

Rassemblées par elle ou par d’autres, toutes les lettres aujourd’hui disponibles du futur Céline ou du Céline réalisé forment un monument qui, plus d’une fois, semblera irrécupérable, d’une totale inconvenance politique. Je songe, exemple parmi cent, à telle lettre à Lucien Combelle (12 février 1943) au sujet de Marcel Proust dont l’écrivain ne peut s’empêcher de saluer « le génietalmudique » en comparant le style de son confrère à un « travail de chenille », préparatoire, dit-il, au massacre « des élites pourries, nobiliaires, mondaines, inverties, etc. ». L’auteur de la Recherche accusé par avance d’être l’inspirateur d’une épuration que Céline a ressentie, convaincu comme il l’est déjà que l’artiste véritable est de tout temps voué à l’échafaud : on ne peut délirer plus tragiquement !

Michel Grodent
Le Soir (Bruxelles) du 2 janvier 2010

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