jeudi 17 décembre 2009

"Lettres", de Céline : comment Céline devint Céline

Quoi, encore Céline ? Et encore des lettres ? Après toutes celles déjà éditées par Gallimard dans les "Cahiers Céline" et rééditées en partie dans ceux de la NRF (masse à laquelle il faut ajouter ses correspondances publiées dans la "Blanche" et même de plus récentes (1)) ? Quel intérêt ? Oui, quel intérêt (penseront les plus blasés ou croyant l'être) de replonger à nouveau dans les râlantes rafales de cette bourrique lyrique au puissant génie comique, certes, mais dont la victimisation tordue, l'atroce mauvaise foi, les sempiternelles suées d'angoisse et les roublardises rabâchées ont fait long feu ?

Eh bien justement, réactivation ne signifie pas répétition. Car s'il est des entreprises éditoriales qui limitent le sens d'une oeuvre, d'une expérience, d'une vision, il en est d'autres qui les libèrent, les élargissent, les rendent à leurs variations d'infini comme à leur infernale complexité. Concernant le cas explosif de Céline (c'est-à-dire l'increvable refoulement dont il fait toujours l'objet), il va sans dire que ce volume de la "Pléiade", qui comprend de nombreuses lettres inédites, appartient à la seconde catégorie, opérant un rééquilibrage focal et acoustique définitif.

Couvrant un bloc temporel (1907-1961) enfin confondu avec l'existence agitée et voyageuse d'un certain Louis Destouches en train de devenir l'écrivain Céline, il montre d'abord comment sa tonalité vocale fusionne progressivement avec le style épileptoïde de ses romans à partir de l'écriture de Féerie pour une autre fois.

Ensuite, et parce que sont enfin rassemblés, dans l'ordre chronologique, l'ensemble des destinataires jusque-là épars, éclatent non seulement le riche et nuancé clavier rhétorique actionné par Céline selon qu'il s'adresse à ses maîtresses, ses copains, ses avocats, ses éditeurs, d'autres écrivains, etc., mais aussi, du coup, les fascinants ressorts d'une hyperlucidité et d'un flair stratégique hors pair sur chaque front. Un ruissellement de perles et merveilles voisinant évidemment avec l'odieux délire biologico-raciste qu'à défaut de pouvoir lire ou relire dans les fameux pamphlets toujours interdits de réédition, le lecteur trouvera ici.

Mais surtout, cette éblouissante correspondance qui scelle définitivement son appartenance au top five des épistoliers français (avec Sévigné, Voltaire, Sade - désormais le seul dont la correspondance ne soit pas publiée dans la "Pléiade" - et Flaubert) démontre une fois encore qu'à rebours du fastidieux lieu commun ayant toujours cours, il n'y a pas deux Céline subdivisés entre l'antisémite abject et le styliste génial, l'auteur de l'encore tolérable - car "littéraire" - Voyage au bout de la nuit et celui des romans ultérieurs "illisibles", le signataire des pamphlets et du "reste", mais un seul, quoique multiple, "cas Céline".

En tout cas, le seul écrivain (avec Karl Kraus et Antonin Artaud) dont l'oeuvre cataclysmique et convulsée se soit hissée à la hauteur de ce "moment où l'atroce n'est plus qu'une distraction comme une autre", à savoir : l'histoire du XXe siècle révélée à travers la saisie de l'espèce humaine comme pathologie incurable nécessitant une nouvelle poésie.

D'où, dans les lettres comme dans tous les romans , ces constantes antinomies entre "boucherie" et "féérie", "maléfice" et "danse", "délire" et "dentelles" proliférant pour révéler ce que Céline vit, sent, voit, comprend et ne cesse d'approfondir depuis qu'il est revenu de la guerre de 14-18 et d'Afrique comme le spectre maudit d'outre-mort qu'il ne cessera plus d'être.

C'est pourquoi, métaphysiquement, Voyage au bout de la nuit achève plus qu'il ne l'inaugure la phase de présence "normale" de Céline parmi ses semblables. En effet, à partir de cette vitrification négative ("Je suis un spécialiste du cadavre"), il ne se situe plus, émotionnellement, que dans un point d'extériorité à l'hystérie humaine qui lui échoit comme destin ("Je ne me réjouis que dans le grotesque aux confins de la mort", écrit-il à Léon Daudet en 1932) et terrible vocation (une "vocation de malheur" dit-il la même année).

Chauffée à blanc par sa curiosité, son voyeurisme, sa propension à se ruer au pire pour en jouir, c'est cette singulière "damnation" située au confluent de son élection pour l'horreur et de son époustouflant don pour l'apesanteur qui lui permet de surenchérir verbalement sur la catastrophe en cours, de la prendre de vitesse à travers la descente directe dans "l'intimité des choses, dans la fibre, le nerf, l'émotion des choses, la viande"... Un "horrible travail" accompli "en transe", "comme un médium fait tourner les tables".

Aussi, parallèlement aux lettres préfigurant son drôlissime Entretien avec le Professeur Y dans lequel il définit sa méthode et son style à travers les célèbres images du "métro" émotif et du langage semblable au "bâton" préalablement tordu pour paraître "droit" quand il est plongé dans l'eau, c'est une prodigieuse révélation que de l'entendre, dès 1947, comparer son labeur à celui d'un archéologue de l'impalpable : "Tout est déjà dans l'air il me semble. J'ai ainsi vingt châteaux en l'air où je n'aurai jamais le temps d'aller. (...) Quand je m'approche de ces châteaux il faut que je les libère, les extirpe d'une sorte de gangue de brume et de fatras... que je burine, pioche, creuse, déblaye toute la gangue, la sorte de coton dur qui les emmaillote. (...) Je ne crée rien à vrai dire. (...) Tout est fait hors de soi - dans les ondes je pense..."

C'est son côté "Ariel" éternellement en prise avec "Caliban" (ou "Lucifer"), des références shakespeariennes revenant aussi souvent que l'invocation des "sorcières" de Macbeth dans les lettres de ce formidable chaman auto-halluciné en Hamlet vengeur. Rimbaud affirmait que "le combat spirituel est aussi brutal que la bataille d'hommes" ? "Il faut une certaine assurance spirituelle pour ne pas se perdre au milieu des hommes et des choses", corrobore Céline qui la possédait en diable. Conclusion ? "Boum ! Amen !"

Lettres de Céline, Edition établie par Henri Godard et Jean-Paul Louis, Gallimard, "Bibliothèque de la Pléiade", 2080 p.

(1) Devenir Céline, Lettres inédites de Louis Destouches et de quelques autres (1912-1919), Gallimard ; Lettres à Joseph Garcin (1929-1938), Ecriture.

A lire chez le même éditeur : Céline, de Philippe Sollers, volume regroupant divers textes écrits de 1963 à 2009.

Cécile Guilbert
Le Monde des Livres, 17/12/2009.

2 commentaires:

  1. bruno chauvierre2 janvier 2010 à 18:51

    Céline , Lettres ( La Pléiade )

    Pour mes étrennes, les lettres de Céline.

    A lire absolument:

    - par ceux qui s’ennuient avec les vœux de bonne année.

    - par ceux qui aiment la correspondance amoureuse.

    Lettre de vœux du 31 décembre 1959, à Roger Nimier: « A vous deux biens chers amis tous nos plus fervents vœux de frénésie jeune ardente imprévoyante de sérénité vieillante follement riche égoïste bien vache. Une santé du tonnerre bien sûr pour cent ans… » ( page 1560)

    La correspondance de Céline n’est pas un fleuve à débit régulier, mais un torrent bouillonnant. L’homme est épris de mouvement. Dans son univers, tout bouge, comme les danseuses qu’il a tant aimées. Il souhaite pas seulement: bonne santé, mais « une santé du tonnerre » ; il n’en finit jamais , ni avec les images, ni avec la violence des mots.

    « Soyez vicieuses », conseille-t-il aux femmes qu’il a séduites à travers le monde.

    Il termine ses lettres par : « Je t’aime, je t’aime, je t’aime »

    Belles lettres d’amour adressées à sa danseuse américaine Elisabeth Craig ou à son amie autrichienne Cillie Ambor.
    Les femmes aiment cet aventurier, amateur, comme Georges Orwell des «  gens de peu » rencontrés dans les bas-fonds londoniens ou bien comme trafiquant d’ivoire au Cameroun. Tout ça exprimé avec virilité: « La destinée est une putain qui se tait quand on l’enfile »

    Et Céline de donner des conseils à ces dames, pour faire suite à des exercices pratiques, à renouveler avec leurs partenaires du moment. Il prodigue ses leçons avec un art poétique craquant. Ne conseille-t-il pas de « faire danser les alligators sur une flûte de paon » ? A Elisabeth Craig en 1927, celle qu‘il appelle,Dear little écureuil, il susurre: « Apporte un peu d’excitation à ton vieux copain- pas forcément au lit- mais juste des trucs, après tout c’est bien plus amusant, je suis prêt à entendre toutes sortes de combinaisons bizarres. »

    Dans chaque lettre, il y a quelque chose de Célinien pour exprimer le désabusement, la provocation, la réflexion, mais c’est toujours avec l’accent de Bardamu. Un cordon ombilical relie lettres et romans.

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  2. Je suis comme vous en pleine lecture de cette belle brique de 2000 pages, un régal...

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