Libération, 26/11/2009 : En voilà un qu’on n’aura pas au Panthéon, ce serait mettre la harpie au tombeau. Ce qu’il aime, Louis-Ferdinand Destouches, c’est la boue et la volière. Lettre à Jeanne Loviton, dite Jean Voilier, 20 octobre 1947 - tandis qu’il est en liberté surveillée au Danemark et réclamé pour jugement sans doute expéditif en France : «Denoël a dû vous dire que je ne m’étais jamais défait des danseuses. J’ai même entraîné l’une d’elles dans mon atroce aventure. Non seulement il me faut des haines, des injures, des épreuves, des horreurs, mais aussi des papillons ! Ah, que la vie est compliquée.»
C’est bien ça qu’on lit avec enchantement et dégoût, joie et exaspération, tout ensemble et page à page, dans ce gros volume de lettres choisies et annotées par Henri Godard avec un soin de bénédictin. Des lettres inédites d’Allemagne à ses parents écrites à 14 ans jusqu’à celle, le 30 juin 1961, d’un drôle atrabilaire de 67 ans réclamant comme toujours du fric à son éditeur Gaston Gallimard («sinon je loue, moi aussi, un tracteur et vais défoncer la NRF, et pars saboter tous les bachots ! Qu’on se le dise !»), on suit cette métamorphose : Céline devient son propre monstre par les mots. C’est par eux qu’il déploie son génie de l’abjection. Tout est tapissé de rire, de haine, d’élans tendres, de paranoïa. Tout est tristesse, violence, solitude, émotion. Et tout est fait pour la page, lieu amoral de liberté et du salut, blanc où la chute devient battement. Lettre du 7 juillet 1916 à Simone Saintu, amie d’enfance connue au cours de piano, écrite en Afrique à 22 ans : «Il faut se hâter de rire avant d’être heureux sans quoi nous risquerions de mourir avant d’avoir ri.»
«Rendu émotif». Si ce choix épistolaire, effectué par le maître d’œuvre des quatre tomes des romans de Céline dans la Pléiade, est un petit événement, c’est d’abord parce qu’il dresse le portrait du bonhomme de style et le panoramique de son existence très agitée. Apprentissage à 12 ans, Allemagne à 14, Angleterre à 15, guerre et blessure à 20, Afrique à 22, Etats-Unis, bordels londoniens, études de médecine et vie bourgeoise, puis de nouveau fuite, divorce, voyages, URSS, danseuses, grand romancier à 38 ans, infâme pendant la guerre, exilé après, enfin retour à Meudon pour dix ans de baroud rétrospectif : quel film ! Un spécialiste a dit que Céline avait eu 27 vies. Ce n’est pas exagéré. Mais ce qui les unit, c’est l’écrit, dans «l’idiotie à très forte mémoire» : Céline se souvient de tout, précisément, à tout instant, puis le déforme au gueuloir.
C’est pourquoi la lecture au long cours de ces lettres est une double aventure : le temps est là, mais de moins en moins, comme laminé par la montée du style. Le génie de l’écrivain se dresse, pour le meilleur, le pire, sur tout et multiforme : génie du rythme, de l’expression, génie comique, génie tactique, génie moraliste, génie chronique, génie de la bouffonnerie, de la propagande de lui-même, de la mauvaise foi. Et d’abord génie portant une grande délicatesse dès l’adolescence, mais la gainant peu à peu sous les attitudes, insultes, trouvailles, comme un bar en croûte de sel.
Il existe dans la Pléiade cinq correspondances exhaustives : Mme de Sévigné (trois tomes), Voltaire (treize tomes), Flaubert (cinq tomes), Baudelaire (deux tomes), Balzac (un tome publié, deux à venir). Le nouveau venu a l’intensité des trois premiers. Le cœur bat la chamade et on entend le pouls ligne à ligne, comme quand on est malade, au creux de l’oreille. Le gueuloir, en somme, est intérieur. Lettre du 21 août 1952 à Roger Nimier : «Vous me dites oratoire je veux bien, mais ce n’est pas ça ! Quand on me lit tout bas il faut avoir l’impression qu’on vous lit à vous le texte tout haut en pleine tête _ dans votre propre tête. C’est un truc […] , lus tout haut mes textes sont franchement hideux, grotesques d’emphase. Vive Bossuet alors ! C’est le "rendu émotif" interne auquel je m’efforce… Un tout autre travail !» Résultat : pas une page, même dans les pires lettres, où l’on n’ait envie de rire, puis de noter une expression.
Henri Godard a choisi d’établir une sélection. D’une part, de nombreuses lettres restent inconnues, continuent d’apparaître au fil des ventes. D’autre part, ce choix est tout sauf un «best of» : il donne tout l’homme en un volume. On découvre de nombreux inédits (en particulier les lettres d’adolescence et du front, mais pas uniquement), des lettres publiées dans des revues si confidentielles qu’elles sont inconnues de la plupart des lecteurs, d’autres déjà éditées.
On trouve aussi des lettres des officiers du brigadier Destouches à sa famille en 1914. Elles indiquent à quel point il était protégé par ses parents : c’est à 20 ans un bon fils aimé, couvé, patriote. Les rapports familiaux semblent sans rapport avec les horreurs imaginées, en 1936, dans Mort à crédit. L’ensemble du volume est si bien pesé qu’on a le sentiment que rien ne manque. Il ne sera plus guère possible de lire les romans de Céline sans musarder ici en contrepoint.
«Crabe». Commençons par la boue. Céline est, comme on sait, antisémite jusqu’au délire et par le délire. Lettre du 2 mars 1942 à Karl Epting, directeur de l’Institut allemand à Paris : «Depuis bien longtemps je m’intéresse, et pour cause, aux antécédents de RACINE, en telle faveur suspecte à mon sens chez les Juifs _dont le théâtre n’est qu’une fougueuse apologie de la juiverie. On joue rarement du Corneille au "Français" et presque tous les jours du Racine _Comme cela est suspect.» Un antisémite ordinaire dirait que les Juifs ne peuvent comprendre Racine. Céline va plus loin : il dit que seuls les Juifs peuvent comprendre Racine, puisqu’il en est un. En matière d’antisémitisme, il place la barre assez haut. Nul, même le plus féroce, ne semble pouvoir la sauter. Lettre à Jacques Doriot, mars 1942 : «Combien sommes-nous d’antisémites en tout et pour tout, sur notre sol ? Je ne parle pas des badauds. A peine une petite préfecture !… et, parmi ces émoustillés, combien de chefs ? valables, armés, présentables ? Une douzaine…»
La harpie n’est pas seulement antisémite (et dénonciatrice à ses heures) depuis les années 30. Même si elle se criera plus tard, après guerre, patriote en diable, elle n’aime pas la France des années 30. Lettre du 27 août 1940 à un journaliste de la Vie nationale : «Ce peuple clos, racorni, sans folie, grimacier, sans cœur, tourne en rond dans sa raison d’être : chier toujours de plus gros colombins. La France n’est plus qu’un énorme concours de vidanges. La France est à refaire. Là où il nous faudrait un lyrisme de feu on nous propose des jus de pandectes.» Les pandectes sont des recueils romains de jurisprudences. A l’esprit des lois, Céline préfère celui des mots.
Il les prend partout, dans les bordels de Londres et chez les chroniqueurs médiévaux, trouvant vite les fouettés propres à sa langue. Lettre du 7 juillet 1916 à Simone Saintu, envoyée d’Afrique où il mijote en attendant Godot : «J’ai du crabe gagné les instincts _Vers la date approximative, et bienheureuse, de l’arrivée du courrier, je m’achemine vers la mer.»«J’ai du crabe gagné les instincts» : 22 ans, et déjà toutes ses pinces.
Quand commence-t-il à voir l’humain en noir ? Au front, naturellement. Le brigadier Destouches s’y est d’abord égratigné à la main, comme Bardamu, le héros de Voyage au bout de la nuit. Mais, contrairement à lui, Destouches croit d’abord en cette guerre, en sa cause. Très vite, les combats nuancent l’enthousiasme. 10 septembre 1914, à ses parents : «La lutte s’engage formidable, jamais je n’ai vu et verrai tant d’horreurs, nous nous promenons le long de ce spectacle presque inconscients par l’habitude du danger et surtout par la fatigue écrasante que nous subissons depuis un mois. Il se fait avant la conscience une espèce de voile.» La guerre devient hallucination concrète, comme cette Armée des Indes «qui comprend un corps de 5 000 nains d’une peuplade de l’Himalaya spécialement réservés aux attaques de nuit et qui ne combattent qu’au couteau… Inutile de dire qu’ils ne font pas de prisonniers. On ne les voit jamais, car le jour ils dorment dans les arbres et on peut passer sous des régiments de ces horribles pygmées sans les apercevoir.» Le résultat moral de l’affaire, on le lit deux ans plus tard, dans les lettres d’Afrique : dégoût des hommes et de l’ordre social. A Simone Saintu toujours, 31 juillet 1916 - l’une de ces longues lettres qui, de temps à autre, comme des arrêts sur images, fixent sa vision de moraliste : «Combien j’ai vu aussi de vessies dégonflées, qui tenaient en respect, quelques jours avant, des peuples de subalternes […] La mort qu’on ne leurre pas a rompu ce pernicieux charme _et les hommes me sont apparus, quels qu’ils soient, terriblement égaux pour la plupart, ne se spécialisant, ne ressortant de la masse, que par deux choses et encore rarement _les vices ou l’intelligence.»
Né dans la guerre, le pessimisme de Céline s’enivre pour la première fois en Afrique. Mais il continue d’être émerveillé. Il cite des poèmes de Musset, Banville, décrit la nature : «Je vous écris, sous un énorme genêt -La dune dorée se couvre de mille petites fleurs roses et blanches dont les petites tiges vert foncé surgissent droites uniformes, piquées dans le sable-» (Lettre à Simone Saintu, 10 juillet 1916). On retrouve ces petites fleurs, en 1932, dans Voyage au bout de la nuit. Mais le ton a changé, tout ricane en dansant. Bardamu voudrait pisser dessus, son compagnon Alcide lui dit : «Cueille-les si tu veux, mais les arrose pas, ces petites garces-là, ça les tue… C’est tout fragile, c’est pas comme les "Soleils" qu’on faisait nous, pousser aux enfants de troupe à Rambouillet ! On pouvait leur pisser dessus à ceux-là !… Qu’ils buvaient tout !… D’ailleurs, les fleurs c’est comme les hommes… Et plus c’est gros et plus c’est con !»
Alcide est l’un des rares êtres bons, véritablement généreux du roman, au point qu’il fait honte au narrateur. Les lettres du jeune Céline montrent qu’il a en ces années beaucoup d’Alcide - d’un Alcide lucide. Il va s’employer à éliminer ou à travestir cette bonté, comme si elle le rendait faible. Dans la même lettre de 1916, il explique : «Je sais qu’il est sur cette terre des êtres devant lesquels je m’incline volontairement, mais ils ne sont malheureusement pas ceux qu’il faut solliciter pour manger.»
«Monticule». Cette désillusion générale sur l’humain s’accompagne d’une découverte de sa propre nature. D’une part, «j’ai une horreur pré-natale pour la contrainte», d’où une passion meurtrière pour la liberté. Meurtrière, car il s’agit d’échapper par tous les moyens, et d’abord les pires, au poids du monde, des hommes, des sentiments. Céline écrit vite à ces dames qu’il est «affreux à vivre». Là-dessus, rien n’est plus bouleversant que sa longue confession à Lucienne Delforge, le 26 août 1935 : «Tu sais que je ne mens jamais, que je ne ruse jamais. Que je ne fais jamais de sentiment. Tu vois si je suis parti c’est que je t’encombrais. Je ne suis pas normal […] La régularité de la vie, la réalité de la vie m’écrase. Ce n’est pas tu sais que je veuille faire l’artiste, le fantasque, l’hystérique, le sujet-exceptionnel-qui-a-besoin-de-passer-ses-caprices. Dieu sait si j’ai cet affreux genre en horreur ! Mais tu sais aussi Lucienne que je ne peux pas, absolument pas être LÀ. Pour être un amant sérieux il faut être LÀ. Je suis bien plus avec les gens quand je les quitte.»
Et plus loin, ce moment où l’écrivain naît, en faisant de mémoire style et destin : «Je ne voudrais pas mourir sans avoir transposé tout ce que j’ai dû subir des êtres et des choses […] Ma mère travaille encore. Je me souviens, quand elle était plus jeune, de l’énorme tas de dentelles à réparer, le fabuleux monticule qui surplombait toujours sa table -une montagne de boulot, pour quelques francs. Ce n’était jamais terminé. C’était pour bouffer. J’en avais des cauchemars la nuit, elle aussi. Cela m’est toujours resté. J’ai comme elle toujours sur ma table un énorme tas d’horreurs en souffrance que je voudrais rafistoler avant d’en finir.» Tas dont il fait, avec ces lettres, des milliers de mouchoirs volants.
C’est bien ça qu’on lit avec enchantement et dégoût, joie et exaspération, tout ensemble et page à page, dans ce gros volume de lettres choisies et annotées par Henri Godard avec un soin de bénédictin. Des lettres inédites d’Allemagne à ses parents écrites à 14 ans jusqu’à celle, le 30 juin 1961, d’un drôle atrabilaire de 67 ans réclamant comme toujours du fric à son éditeur Gaston Gallimard («sinon je loue, moi aussi, un tracteur et vais défoncer la NRF, et pars saboter tous les bachots ! Qu’on se le dise !»), on suit cette métamorphose : Céline devient son propre monstre par les mots. C’est par eux qu’il déploie son génie de l’abjection. Tout est tapissé de rire, de haine, d’élans tendres, de paranoïa. Tout est tristesse, violence, solitude, émotion. Et tout est fait pour la page, lieu amoral de liberté et du salut, blanc où la chute devient battement. Lettre du 7 juillet 1916 à Simone Saintu, amie d’enfance connue au cours de piano, écrite en Afrique à 22 ans : «Il faut se hâter de rire avant d’être heureux sans quoi nous risquerions de mourir avant d’avoir ri.»
«Rendu émotif». Si ce choix épistolaire, effectué par le maître d’œuvre des quatre tomes des romans de Céline dans la Pléiade, est un petit événement, c’est d’abord parce qu’il dresse le portrait du bonhomme de style et le panoramique de son existence très agitée. Apprentissage à 12 ans, Allemagne à 14, Angleterre à 15, guerre et blessure à 20, Afrique à 22, Etats-Unis, bordels londoniens, études de médecine et vie bourgeoise, puis de nouveau fuite, divorce, voyages, URSS, danseuses, grand romancier à 38 ans, infâme pendant la guerre, exilé après, enfin retour à Meudon pour dix ans de baroud rétrospectif : quel film ! Un spécialiste a dit que Céline avait eu 27 vies. Ce n’est pas exagéré. Mais ce qui les unit, c’est l’écrit, dans «l’idiotie à très forte mémoire» : Céline se souvient de tout, précisément, à tout instant, puis le déforme au gueuloir.
C’est pourquoi la lecture au long cours de ces lettres est une double aventure : le temps est là, mais de moins en moins, comme laminé par la montée du style. Le génie de l’écrivain se dresse, pour le meilleur, le pire, sur tout et multiforme : génie du rythme, de l’expression, génie comique, génie tactique, génie moraliste, génie chronique, génie de la bouffonnerie, de la propagande de lui-même, de la mauvaise foi. Et d’abord génie portant une grande délicatesse dès l’adolescence, mais la gainant peu à peu sous les attitudes, insultes, trouvailles, comme un bar en croûte de sel.
Il existe dans la Pléiade cinq correspondances exhaustives : Mme de Sévigné (trois tomes), Voltaire (treize tomes), Flaubert (cinq tomes), Baudelaire (deux tomes), Balzac (un tome publié, deux à venir). Le nouveau venu a l’intensité des trois premiers. Le cœur bat la chamade et on entend le pouls ligne à ligne, comme quand on est malade, au creux de l’oreille. Le gueuloir, en somme, est intérieur. Lettre du 21 août 1952 à Roger Nimier : «Vous me dites oratoire je veux bien, mais ce n’est pas ça ! Quand on me lit tout bas il faut avoir l’impression qu’on vous lit à vous le texte tout haut en pleine tête _ dans votre propre tête. C’est un truc […] , lus tout haut mes textes sont franchement hideux, grotesques d’emphase. Vive Bossuet alors ! C’est le "rendu émotif" interne auquel je m’efforce… Un tout autre travail !» Résultat : pas une page, même dans les pires lettres, où l’on n’ait envie de rire, puis de noter une expression.
Henri Godard a choisi d’établir une sélection. D’une part, de nombreuses lettres restent inconnues, continuent d’apparaître au fil des ventes. D’autre part, ce choix est tout sauf un «best of» : il donne tout l’homme en un volume. On découvre de nombreux inédits (en particulier les lettres d’adolescence et du front, mais pas uniquement), des lettres publiées dans des revues si confidentielles qu’elles sont inconnues de la plupart des lecteurs, d’autres déjà éditées.
On trouve aussi des lettres des officiers du brigadier Destouches à sa famille en 1914. Elles indiquent à quel point il était protégé par ses parents : c’est à 20 ans un bon fils aimé, couvé, patriote. Les rapports familiaux semblent sans rapport avec les horreurs imaginées, en 1936, dans Mort à crédit. L’ensemble du volume est si bien pesé qu’on a le sentiment que rien ne manque. Il ne sera plus guère possible de lire les romans de Céline sans musarder ici en contrepoint.
«Crabe». Commençons par la boue. Céline est, comme on sait, antisémite jusqu’au délire et par le délire. Lettre du 2 mars 1942 à Karl Epting, directeur de l’Institut allemand à Paris : «Depuis bien longtemps je m’intéresse, et pour cause, aux antécédents de RACINE, en telle faveur suspecte à mon sens chez les Juifs _dont le théâtre n’est qu’une fougueuse apologie de la juiverie. On joue rarement du Corneille au "Français" et presque tous les jours du Racine _Comme cela est suspect.» Un antisémite ordinaire dirait que les Juifs ne peuvent comprendre Racine. Céline va plus loin : il dit que seuls les Juifs peuvent comprendre Racine, puisqu’il en est un. En matière d’antisémitisme, il place la barre assez haut. Nul, même le plus féroce, ne semble pouvoir la sauter. Lettre à Jacques Doriot, mars 1942 : «Combien sommes-nous d’antisémites en tout et pour tout, sur notre sol ? Je ne parle pas des badauds. A peine une petite préfecture !… et, parmi ces émoustillés, combien de chefs ? valables, armés, présentables ? Une douzaine…»
La harpie n’est pas seulement antisémite (et dénonciatrice à ses heures) depuis les années 30. Même si elle se criera plus tard, après guerre, patriote en diable, elle n’aime pas la France des années 30. Lettre du 27 août 1940 à un journaliste de la Vie nationale : «Ce peuple clos, racorni, sans folie, grimacier, sans cœur, tourne en rond dans sa raison d’être : chier toujours de plus gros colombins. La France n’est plus qu’un énorme concours de vidanges. La France est à refaire. Là où il nous faudrait un lyrisme de feu on nous propose des jus de pandectes.» Les pandectes sont des recueils romains de jurisprudences. A l’esprit des lois, Céline préfère celui des mots.
Il les prend partout, dans les bordels de Londres et chez les chroniqueurs médiévaux, trouvant vite les fouettés propres à sa langue. Lettre du 7 juillet 1916 à Simone Saintu, envoyée d’Afrique où il mijote en attendant Godot : «J’ai du crabe gagné les instincts _Vers la date approximative, et bienheureuse, de l’arrivée du courrier, je m’achemine vers la mer.»«J’ai du crabe gagné les instincts» : 22 ans, et déjà toutes ses pinces.
Quand commence-t-il à voir l’humain en noir ? Au front, naturellement. Le brigadier Destouches s’y est d’abord égratigné à la main, comme Bardamu, le héros de Voyage au bout de la nuit. Mais, contrairement à lui, Destouches croit d’abord en cette guerre, en sa cause. Très vite, les combats nuancent l’enthousiasme. 10 septembre 1914, à ses parents : «La lutte s’engage formidable, jamais je n’ai vu et verrai tant d’horreurs, nous nous promenons le long de ce spectacle presque inconscients par l’habitude du danger et surtout par la fatigue écrasante que nous subissons depuis un mois. Il se fait avant la conscience une espèce de voile.» La guerre devient hallucination concrète, comme cette Armée des Indes «qui comprend un corps de 5 000 nains d’une peuplade de l’Himalaya spécialement réservés aux attaques de nuit et qui ne combattent qu’au couteau… Inutile de dire qu’ils ne font pas de prisonniers. On ne les voit jamais, car le jour ils dorment dans les arbres et on peut passer sous des régiments de ces horribles pygmées sans les apercevoir.» Le résultat moral de l’affaire, on le lit deux ans plus tard, dans les lettres d’Afrique : dégoût des hommes et de l’ordre social. A Simone Saintu toujours, 31 juillet 1916 - l’une de ces longues lettres qui, de temps à autre, comme des arrêts sur images, fixent sa vision de moraliste : «Combien j’ai vu aussi de vessies dégonflées, qui tenaient en respect, quelques jours avant, des peuples de subalternes […] La mort qu’on ne leurre pas a rompu ce pernicieux charme _et les hommes me sont apparus, quels qu’ils soient, terriblement égaux pour la plupart, ne se spécialisant, ne ressortant de la masse, que par deux choses et encore rarement _les vices ou l’intelligence.»
Né dans la guerre, le pessimisme de Céline s’enivre pour la première fois en Afrique. Mais il continue d’être émerveillé. Il cite des poèmes de Musset, Banville, décrit la nature : «Je vous écris, sous un énorme genêt -La dune dorée se couvre de mille petites fleurs roses et blanches dont les petites tiges vert foncé surgissent droites uniformes, piquées dans le sable-» (Lettre à Simone Saintu, 10 juillet 1916). On retrouve ces petites fleurs, en 1932, dans Voyage au bout de la nuit. Mais le ton a changé, tout ricane en dansant. Bardamu voudrait pisser dessus, son compagnon Alcide lui dit : «Cueille-les si tu veux, mais les arrose pas, ces petites garces-là, ça les tue… C’est tout fragile, c’est pas comme les "Soleils" qu’on faisait nous, pousser aux enfants de troupe à Rambouillet ! On pouvait leur pisser dessus à ceux-là !… Qu’ils buvaient tout !… D’ailleurs, les fleurs c’est comme les hommes… Et plus c’est gros et plus c’est con !»
Alcide est l’un des rares êtres bons, véritablement généreux du roman, au point qu’il fait honte au narrateur. Les lettres du jeune Céline montrent qu’il a en ces années beaucoup d’Alcide - d’un Alcide lucide. Il va s’employer à éliminer ou à travestir cette bonté, comme si elle le rendait faible. Dans la même lettre de 1916, il explique : «Je sais qu’il est sur cette terre des êtres devant lesquels je m’incline volontairement, mais ils ne sont malheureusement pas ceux qu’il faut solliciter pour manger.»
«Monticule». Cette désillusion générale sur l’humain s’accompagne d’une découverte de sa propre nature. D’une part, «j’ai une horreur pré-natale pour la contrainte», d’où une passion meurtrière pour la liberté. Meurtrière, car il s’agit d’échapper par tous les moyens, et d’abord les pires, au poids du monde, des hommes, des sentiments. Céline écrit vite à ces dames qu’il est «affreux à vivre». Là-dessus, rien n’est plus bouleversant que sa longue confession à Lucienne Delforge, le 26 août 1935 : «Tu sais que je ne mens jamais, que je ne ruse jamais. Que je ne fais jamais de sentiment. Tu vois si je suis parti c’est que je t’encombrais. Je ne suis pas normal […] La régularité de la vie, la réalité de la vie m’écrase. Ce n’est pas tu sais que je veuille faire l’artiste, le fantasque, l’hystérique, le sujet-exceptionnel-qui-a-besoin-de-passer-ses-caprices. Dieu sait si j’ai cet affreux genre en horreur ! Mais tu sais aussi Lucienne que je ne peux pas, absolument pas être LÀ. Pour être un amant sérieux il faut être LÀ. Je suis bien plus avec les gens quand je les quitte.»
Et plus loin, ce moment où l’écrivain naît, en faisant de mémoire style et destin : «Je ne voudrais pas mourir sans avoir transposé tout ce que j’ai dû subir des êtres et des choses […] Ma mère travaille encore. Je me souviens, quand elle était plus jeune, de l’énorme tas de dentelles à réparer, le fabuleux monticule qui surplombait toujours sa table -une montagne de boulot, pour quelques francs. Ce n’était jamais terminé. C’était pour bouffer. J’en avais des cauchemars la nuit, elle aussi. Cela m’est toujours resté. J’ai comme elle toujours sur ma table un énorme tas d’horreurs en souffrance que je voudrais rafistoler avant d’en finir.» Tas dont il fait, avec ces lettres, des milliers de mouchoirs volants.
Philippe Lançon
Céline, Lettres, Gallimard, «la Pléiade», 2009.
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