lundi 23 novembre 2009

Céline, épistolier de génie

Sud-Ouest, 22/11/2009 : Le diable sort de son linceul : sa correspondance vient d'être réunie par Gallimard. Annoncé depuis plusieurs années, le projet de publication était toujours repoussé : entreprise prométhéenne que de regrouper 1 500 lettres, dont un grand nombre d'inédites. Henri Godard, éminent spécialiste de l'oeuvre, ne s'est pas découragé ; il savait que ces milliers de lignes d'éructations présentaient un intérêt capital pour saisir celui qui fut à l'origine de la plus complète révolution littéraire et dont la trajectoire reflète l'impossible XXe siècle. N'en déplaise à certains « peine à jouir » (1), Céline aura été le XXe siècle ; il en a porté l'aventure, les conquêtes, les aveuglements et l'hystérie carnassière, « pour ses ennemis, ses défenseurs, pour ceux qui ont souffert ou qui sont morts des persécutions qu'il appelait, pour les rescapés et les défunts de tous les temps ». Un malheur particulier serti dans la tragédie générale qu'une écriture, à l'insu de toutes, et face aux réussites partielles de chacune, avait donné l'exacte répercussion dans une musique des plus stupéfiantes jamais tentée à travers le français. C'est par là que Céline agace et qu'il fascine.

Attentif et vindicatif
Une correspondance miroir qui tour à tour offre un puissant démenti aux mythologies inlassablement répétées sur sa personne et réorchestre les obsessions lancinantes des romans : on découvre un jeune garçon un peu gauche et déjà lyrique qui s'adresse avec respect à ses parents, un soldat envoyé sur le front avec une ferveur toute patriotique, un carabin obsédé d'hygiène et d'asepsie, un voyageur infatigable missionné par la SDN, un confident doux et protecteur auprès de ses amies femmes, un gouailleur obscène lorsqu'il parle aux hommes des « affaires romantico-génitales », un mari tendre et affectueux lorsqu'il écrit de sa prison danoise à Lucette, un admirateur sensible pour tous les écrivains qu'il tient en estime et un professeur délicat quand il en vient à parler de son art, mais aussi un vindicatif, le plus redoutable des vindicatifs, quand il se sent attaqué et dénigré. Une correspondance qui retrace chronologiquement une vie d'errances et de cataclysmes : les déconvenues du couple parental « déclassé socialement », les années de guerre, le refus scandaleux du Goncourt, l'hallali contre « Mort à crédit », les inacceptables prises de position idéologiques, l'antisémitisme, l'exil, les onze mois de prison, l'assignation à résidence sur les rives glacées de la Baltique, l'indignité nationale, les campagnes de presse contre son retour en France et enfin la longue conspiration du silence.

Sous les rafales infaillibles se révèle un épistolier de génie qui maintient dans ses lettres une vision aiguë de la détresse humaine et un effort de stylisation. Pour ceux qui voudraient tenter l'expérience sans rien savoir du sacerdoce qu'est l'écriture, Céline avertit : « Chie pas juste qui veut ! » Cette correspondance, dans son intensité et son électricité, rappelle celle de Voltaire.

(1) Ainsi appelait-il Jean-Paul Sartre.

Isabelle Bunisse

« Céline, Lettres (1907-1961) », Bibliothèque de La Pléiade, éd. Gallimard, 2080 p., 2009.

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