lundi 7 février 2011

Pour Céline par Metin Arditi

Mettons les choses au point : je suis juif. J'ai beau être laïque, non pratiquant, non croyant, la moindre remarque antisémite me blesse. Même si elle vient d'un crétin. J'aurais aimé pouvoir écrire : "D'ailleurs, ils le sont tous, les antisémites. Des crétins. Du premier au dernier…". Le problème, c'est qu'ils ne le sont pas. Ou alors pour une parcelle d'eux-mêmes. Parcelle infâme, peut-être. Mais parcelle seulement… Du genre qui existe chez beaucoup d'entre nous. Disons chez tout le monde, et on n'en parle plus. A la moindre contrariété, la stigmatisation nous vient à la bouche. Ce n'est pas beau. Mais c'est comme ça.

Dans le débat à propos de Céline, ceux qui ont fini par avoir sa peau ont tout mélangé. Céline était un auteur sulfureux ? Souvent ignoble ? Evidemment. Fallait-il le boycotter ? Surtout pas ! Au contraire ! C'était même la raison de s'y arrêter. D'explorer l'œuvre. Le "Voyage", mais aussi les textes nauséabonds. Ce qui fait de Céline un auteur de première importance, c'est son talent immense, mais aussi cette rage, précisément. Cette incapacité à aimer. Un Céline plus lisse nous ferait moins peur. Mais alors il serait plus éloigné de nous. C'est le vrai Céline qui nous aide à appréhender la vraie vie. C'est ce Céline qui nous permet de saisir la condition humaine dans tout son paradoxe.

Il devait être très malheureux, Céline. "Bien fait pour lui", diront certains, "il n'a eu que ce qu'il mérite". Peut-être… C'est vrai qu'il était insupportable. Mais le mettre de côté, dans une sorte de vengeance, c'est idiot. C'est humain… On ne veut rien avoir à faire avec cet individu. Il nous rappelle trop quelqu'un… Raison de plus pour le lire… Céline, c'est nous. J'exagère ? Bien sûr. Lui était franchement obscène. Nous ne le sommes pas. Le ciel nous en garde… Ou alors de temps en temps… Quand trop c'est trop, et que les nerfs lâchent. Alors on dérape. Un peu… La seule question est de savoir où s'arrête le curseur. Quel pourcentage de Céline je porte en moi ? Trois pourcent ? Dix ? Vingt ? Trente-cinq ? Je parle de sa haine. Pas de son talent. De sa haine de l'autre. Celle qui rend si malheureux.

Il y a de cela cinquante ans, alors qu'elle suivait le procès d'Adolphe Eichmann à Jérusalem, Hannah Arendt avait inventé une expression qui lui avait valu bien des déboires : la banalité du mal. Elle nous compliquait la vie, Hannah Arendt ! Banaliser le mal, c'était banaliser l'assassin. Avec Eichmann, l'horreur était cachée sous les paperasses. C'est-à-dire chez tout le monde. Avec Céline, elle est tapie dans les replis du génie. Mais dans un cas comme dans l'autre, la conclusion est la même. Il n'y a pas de lieu sacré. L'horreur est partout.

Hannah Arendt disait aussi que penser, c'était savoir distinguer le bien du mal. L'exercice ne prend son sens que lorsque la distinction est douloureuse. Céline nous offre cette occasion. Il nous oblige à revivre nos cauchemars. Racontons-les. Après, on pourra rêver.

Metin ARDITI, écrivain
Le Monde, 7/2/2011


2 commentaires:

  1. Si Arditi lisait tous les soirs un journal ou regardait les informations à la télévision, il cesserait de jouer au candide effrayé par les visipns de Céline : c'est l'Homme, sur la planète entière, de tous temps, qui est un salaud destructeur guerrier assassin. C'est ce que Céline a crié et c'est pour cela qu'il s'en est pris à ceux qui annonçaient des lendemains paradisiaques comme les communistes ou qui enrobaient de sucreries idéologiques leur virus de l'agressivité. Arditi reprend les sucreries de Rousseau, d'Anatole France, d'Albert Cohen. Céline était du côté de La Rochefoucauld, de Molière, de Voltaire. Pas malheureux ! Désespéré de l'Homme. Pas haineux ! en colère contre les menteurs et tricheurs. Pas fou ! lucide quant à l'Homme. Obscène, Céline ? C'est la niaiserie qui est obscène ! Distinguer le bien du mal, Céline l'a fait : le mal, c'était une deuxième guerre européenne. Oh ! qu'Arditi aimerait avoir 10 pour cent du génie de Céline !

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  2. N'est-il pas à craindre que l"'affaire Madoff et ses conséquences, littéralement prédites par Céline, la main mise du lobby juif sur la finance, sans oublier la politique et les médias, ne redonnent une certaine actualité aux écrits "ignobles" et "nauséabonds" de cet auteur ?

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