mardi 9 juin 2009

"Lettres à Albert Paraz 1947-1957", de Céline : Céline, tempo d'enfer

Cécile Guilbert pour Le Monde a consacré un article à Louis-Ferdinand Céline à l'occasion de la réédition des Lettres à Albert Paraz 1947-1957 chez Gallimard :

"Lettres à Albert Paraz 1947-1957", de Céline : Céline, tempo d'enfer :

Le 13 mars 1951, sur le point de rentrer en France après six ans d'exil mouvementé et plus de 200 lettres à l'écrivain Albert Paraz, Céline lui fait cette confidence d'un genre rare : "J'aurais voulu m'offrir le chronographe Patek Philippe, le plus cher du monde, avec les heures qui sonnent, la lune, les jours - tout !" Dans cet émerveillement venu tout droit de l'enfance, émouvant désir de gosse, se lit aussi la sagesse instinctive de qui doit absolument reprendre la main sur le Temps, maudit fût-il. Posséder "un Temple et le Dieu du Temps dans sa poche" ? Pourquoi pas. Rappelons que c'est l'époque où Céline termine Féerie pour une autre fois qu'il songe à titrer La Bataille du Styx, voire Maudits soupirs pour une autre fois. Comme quoi, si "la seule catastrophe, c'est le Temps perdu", le salut consistera bien à le retrouver, en gloire, après avoir traversé l'Enfer en "fétichiste des secondes".

Emprisonné un an au Danemark en 1946 suite à une demande française d'extradition (1), puis hospitalisé mais toujours passible d'une condamnation à mort pour trahison, Céline est abrité avec sa femme, à partir de mai 1948, dans le cabanon de son avocat à Klarskovgaard. Là, il réattaque sa correspondance tous azimuts avec sa secrétaire (2), quelques amis, des éditeurs (3), le but étant de reprendre progressivement pied en France. Une stratégie dans laquelle Paraz, qui lui écrit dès juin 1947, va jouer un rôle important. D'abord réticent, Céline comprend vite le parti qu'il peut tirer de ce zélateur qui se démène comme un diable pour le faire absoudre et le défendra plus tard comme critique, n'hésitant pas, alors qu'il est complètement tabou, à publier ses lettres dans son Gala des vaches, fin 1948 - livre bientôt suivi d'un Valsez, saucisses intégrant le même procédé, deux ans plus tard. Instrumentalisation réciproque non dénuée d'arrière-pensées de part et d'autre ? Certes, mais qui fait néanmoins de Paraz le premier "éditeur" d'une correspondance célinienne et davantage encore.

"C'est le pageot qui compte"
Car Céline a beau se plaindre de "bouffer du néant" en bord de Baltique, ses lettres le montrent surmené : affaires éditoriales d'avant-guerre à régler, textes à envoyer (extraits de Casse-Pipe à Paulhan, A l'agité du bocal en réponse aux attaques de Sartre), recherche d'éditeurs suisses ou belges pour rééditions, mais surtout, défense à organiser dans la perspective de son procès. Dans ces tâches, Paraz le soutient, lui communique des articles, le tient informé des rumeurs. Qualifié dans d'autres lettres de "brave garçon pas bien réveillé assez agaçant par sa manie de discutailler sur des points de bêtises", de "furieuse commère" ou de "bien gentil" mais "courageux", Paraz est parfois maladroit, trop empressé, gênant. Céline le rabroue alors et l'envoie bouler en l'appelant "grand benêt" !

Impossible de détailler ici l'ampleur des imbroglios, ragots et carambouilles en fusion auxquels Céline réagit dans ses célèbres rafales d'éructations. C'est un régal d'humour ravageur dont il faudrait presque tout citer. Il ne s'agit pas de "bonheurs d'expression", mais d'un incessant tourniquet à trouvailles où les pépites éclatent en geysers, rafales musicales d'une langue en rut : "Ils nous font chier avec l'argot on prend la langue qu'on peut on la tortille comme on peut elle jouit ou elle jouit pas... c'est le pageot qui compte, pas le dictionnaire ! Les mots ne sont rien s'ils ne sont pas notes d'une musique du tronc..."

D'ailleurs, suffisamment de temps ayant passé pour établir solidement son dossier et que nous sachions à quoi nous en tenir sur son cas idéologique, Céline passionne ici beaucoup moins par sa victimisation lassante, ses arguties douteuses, ses injures haineuses, que parce qu'il écrit de la littérature, de ses contemporains, du milieu littéraire. S'adressant à un autre écrivain, il se livre ici comme nulle part ailleurs sur son art, se définissant comme "lyrique comique" et poète - "c'est pas loin du vers mon tapin". Ses livres ? "Des grandes machines à voix et trompettes et tambours - avec ballets mêlés." Ce qu'il crée ? des "jardins d'harmonies". Ecrire ? "Du boulot d'âme." Ce qu'il est ? "Musicien du français", "langue royale" - il n'en démordra plus, et c'est magnifique : "Loin du "parler français" je meurs - il y a peu de Français ou semi-Français actuellement en France qui aient véritablement besoin du français ! musique."

Car il y a la langue qu'il forge, lui, "création vivante", et le français "raplati, mort" des traductions. D'où ses diatribes contre la littérature américaine qu'il trouve, de ce point de vue, complètement surestimée : "Les banlieusards veulent de l'américain, ne bandant qu'à l'américain... du moment que ça leur vient du Carthage atomique ! Ils avalent toutes les merdes pourvu qu'on leur présente en chewing-gums !" Lucidité prophétique de Céline ? C'est l'évidence. L'Histoire ? "On n'en sortira que robots", par insensibilité ("90% des individus ont des nerfs en zinc... réagissent plus guère qu'aux bombes..."). Les auteurs ? "Ne tiennent que par l'effet publicitaire... Après leur premier livre, ils s'éreintent à se survivre - mais au fond ils sont déjà morts pour le public..." Les éditeurs ? "On tire, on empoche et on s'en va ! Au suivant !" Le livre ? "Agonique... ce ne sont plus des livres, les romans actuels, ce sont des scénarios - le cinéma bouffe tout..."

Demeure la grâce de lire - Montluc, Tallemant des Réaux, Vauvenargues, Chamfort, Voltaire, Chateaubriand, etc. "Que je suis jaloux des classiques", s'exclame-t-il un jour. "Je travaille classique moi", déclare-t-il un autre. Son heure viendra et il le sait : "Ma vénération pour le Temps est absolue". Patek Philippe peut garder son platine, Céline fourbit ses lingots en Pléiade.

Lettres à Albert Paraz, 1947-1957 de Céline. Nouvelle édition établie par Jean-Paul Louis. Cahiers de la NRF, Gallimard, 560 p.

Notes
(1) Voir L'Affaire Louis-Ferdinand Céline, de David Alliot, Horay, 2007 et Un autre Céline, d'Henri Godard, Textuel, 2008.
(2) Voir Lettres à Marie Canavaggia 1936-1960, Gallimard, 2007.
(3) Voir Ferdinand furieux (avec 313 lettres inédites de L-F. Céline), de Pierre Monnier, L'Age d'Homme, 1979.

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